Pourquoi j'ai tué Van Gogh

Parce qu’on ne peut pas être en permanence original et singulier, sous peine de grande fatigue, j’ai fini par réserver comme tout le monde des vacances à Ibiza. Après avoir longtemps cherché à me distinguer par des goûts atypiques, ayant enfin eu ma dose de villégiatures pluvieuses sur les plages odorifères de Normandie, ou studieuses à marcher dans les traces de mes grands maîtres, sur les hauts lieux de leurs existences, palette et chevalet sous le bras, j’avais besoin d’un peu d’oisiveté méditerranéenne, comme n’importe quel quidam. J’avais décidé de laisser tout mon matériel au placard et de partir sans autre bagage que quelques tenues d’été, maillots de bain et lunettes teintées : une dizaine de jours à ne rien faire d’autre qu’absorber le soleil, et ne surtout, surtout pas peindre. Car, après tout, pourquoi pas ? All work and no play makes Jack a dull boy. Il était temps de laisser mon âpre labeur au vestiaire et de vivre cinq minutes comme le commun des mortels. Bien entendu, rien n’aurait pu me préparer à ce qui m’attendait.

Sans surprise, la philosophie de l’endroit m’a laissé de marbre. J’ai bien essayé de me laisser aller, d’explorer les joies du clubbing, des mojitos à gogo et du lorgnage de micro-bikinis sur les plages d’albâtre, mais dès les premiers jours, il a fallu se rendre à l’évidence que ces loisirs populaires (et fort chers) n’étaient pas pour me plaire. Il faut parfois essayer certaines choses pour mieux comprendre pourquoi, d’instinct, on a passé sa vie à les éviter. Il me restait encore une bonne semaine à tuer et, en l’absence de mes outils dont je m’ennuyais déjà, je passais le plus clair de mon temps à errer de par les rues, en quête de potentiels sujets à mémoriser pour de futures compositions. C’est alors que, sans le chercher, je l’ai trouvé.

Il était beaucoup plus grand, au moins 1m90, bronzé, tatoué de pied en cap, et arborait une queue de cheval assez rustique, mais je l’ai reconnu au premier coup d’œil. Il descendait l’avenue d’un pas assuré, presque arrogant, en marcel et santiags, un petit sachet de courses dans une main, son téléphone dans l’autre, les yeux rivés à l’écran, oublieux du monde, avec ce petit sourire en coin, presque involontaire, qui laisse deviner la réception d’un message coquin ou un match sur Tinder. Un instant médusé par le choc et la portée de cette rencontre fortuite – car, de mes nombreux maîtres, il était de loin le plus important – j’ai bien failli le laisser disparaître au carrefour suivant.

Il habitait un petit immeuble d’une fadeur consommée, dont les murs blanchis à la chaux n’exprimaient ni luxe, ni misère, ni quoi que ce soit en vérité, dans un quartier un peu excentré. Il n’y est pas resté longtemps, à peine le temps de déposer ses emplettes, ressortant aussitôt pour se rendre dans un café très peuplé du centre-ville, où une magnifique jeune femme l’attendait en terrasse. Je ne saurais dire s’ils se connaissaient déjà, mais leur conversation semblait très naturelle ; en outre, elle ne paraissait pas gênée lorsqu’il posait sa main sur sa cuisse dénudée, ce qui s’est produit à plusieurs reprises au cours de leur discussion. 

Comme tous les peintres, j’imagine, j’ai d’abord voulu peindre dans l’espoir d’attirer précisément ce genre de personne dans mon atelier (entendre : ma mansarde d’étudiant) et de les convaincre de se dévêtir, mais la maîtrise technique nécessaire pour être convaincant s’est avérée beaucoup plus difficile à acquérir que prévu. Après avoir longuement stagné à un niveau médiocre, qui ne satisfaisait ni mes modèles (toujours habillées), ni moi-même, et après avoir été recalé aux Beaux-Arts, j’ai fini par développer peu à peu un style plus personnel, à force de fréquenter et de copier, quoique toujours très imparfaitement, le travail des grands. Bien que ses tableaux aient très tôt compté parmi mes sources d’inspiration, longtemps je ne les ai considérés que comme des trésors à piller, des points d’appui pour aiguiser mes (relatifs) talents de copiste. Ce n’est qu’au bout de nombreuses années, à un âge déjà assez avancé, que j’ai véritablement vu la Nuit étoilée. Naturellement, je m’étais exercé à la reproduire plusieurs fois, je l’avais étudiée sous toutes les coutures, mais malgré cette familiarité – ou justement à cause d’elle – je n’avais jamais encore été frappé par ce que je vais appeler, faute de mieux, la vie propre de la toile. Jusque-là, manquant sans doute de maturité, je m’étais concentré sur les détails techniques, que je m’efforçais de comprendre et de m’approprier. Il m’a fallu faire un long chemin, semé d’échecs et de défaites cuisantes, avant d’atteindre enfin le degré d’humilité nécessaire pour admettre que je ne pourrais jamais faire mieux, pour ne plus envisager le tableau comme un concurrent à supplanter ou un simple tremplin pour affiner ma pratique, mais pour simplement le voir. Rien ne peut dire ce qui m’a traversé alors : je me suis retrouvé emporté par-dessus les cyprès hallucinés, dans ce monde où la moindre particule d’air était traduite en tourbillon de couleur, de lumière et d’énergie, avec la pleine conscience que jamais, jamais je n’arriverais à faire ça. J’aimais profondément l’homme qui avait donné naissance à cet univers, l’avait découvert et nous l’avait transmis, et je ne pouvais prendre la pleine mesure de son génie que dans le moment même où je renonçais à l’égaler. Depuis, je n’ai cessé de revenir à ses tableaux, surtout ses derniers, non plus comme à des prétextes pour mes exercices de style, mais comme à des lieux de pèlerinage intérieur qui me rappellent, dans les moments de doute, ce que peut réellement la peinture.

On ne peut se figurer ma déconfiture lorsque je l’ai vu attablé à cette terrasse, occupé à peloter sans façon cette compagne peu farouche. Aurais-je dû intervenir ? Pour dire quoi ? Bientôt, elle s’est levée et il l’a congédiée d’une petite tape entendue sur les fesses avant de se replonger dans son écran, qu’il tapotait en sirotant une boisson aux couleurs acidulées et en fumant quelque chose d’éminemment artisanal. Un long moment s’est passé ainsi, puis il s’est levé et a repris ses perambulations dans divers quartiers, rendant visite à des amis, se joignant à un groupe assis à une autre terrasse et faisant escale dans une salle de sport où je l’ai vu courir sur un tapis roulant à travers la baie vitrée. Le spectacle est arrivé sans se faire remarquer, tant j’étais absorbé par ce spectacle hors du commun. À la sortie, il s’est brièvement sustenté d’un sandwich et d’une boisson achetés dans une supérette avant de se diriger vers un club très tendance appelé le Sexy Boy. Mes ennemis se délecteront à imaginer l’expression de défaite complète et sans remède qui a envahi mon visage à cet instant scabreux.

Mon univers tout entier vacillait ; pourtant, il fallait entrer dans ce lieu qui représentait l’exacte antithèse de tout ce que j’étais et appréciais. Je ne pouvais pas le laisser m’échapper ainsi.

Tout à l’intérieur n’était que stroboscopes, boules à facettes et rythmes hypnotiques. L’obscurité fendue de faisceaux mouvants aux couleurs artificielles, brutes et creuses, laissait entrevoir par fulgurances des enchevêtrements de corps à peine vêtus qui se trémoussaient sur des pulsations synthétiques. J’ai momentanément perdu mes repères, jusqu’à apercevoir le bar, vers lequel je me suis dirigé comme vers un phare dans ma nuit. C’est là que je l’ai retrouvé, affairé à agiter des cocktails phosphorescents tout en faisant la conversation aux danseurs et danseuses éméchés qui venaient s’échouer contre son zinc. Quand j’ai finalement pris mon courage à deux mains pour oser lui commander une eau pétillante (c’est un fait : je n’ai jamais aimé ni supporté l’alcool), dans mon espagnol approximatif, il m’a gratifié d’un rictus condescendant.

C’est aux petites heures du matin, alors que je piquais du nez sur le comptoir, écrasé de fatigue (je n’avais en outre rien avalé depuis le petit déjeuner), qu’il m’a abordé. Il m’a proposé de le retrouver le lendemain à midi, à la terrasse où je l’avais vu en compagnie de la jeune femme. Mon petit manège n’avait trompé que moi-même : il m’avait vu le suivre toute la journée.

Battu à plate couture, j’ai quitté le Sexy Boy un peu avant la fermeture et me suis embusqué derrière une benne à ordures sur le trottoir d’en face pour le voir sortir, son service fini, tenant par la taille un garçon un peu plus jeune, blond et passablement imbibé, qu’il a ramené chez lui. Je suis rentré à l’hôtel au lever du soleil, exsangue, et me suis abattu sur mon lit. Ce qui tourbillonnait dans le ciel noir de mes rêves, au cours de ces quelques heures de sommeil intranquille, ce n’étaient pas des étoiles.

Nous nous sommes rencontrés à l’heure dite le lendemain. Une fois les boissons servies, il m’a jaugé un long moment, sans un mot, en fumant un petit rouleau crasseux qui sentait plutôt la merde de chameau qu’autre chose. Je le fixais avec la même ardeur, reconnaissant à chaque seconde dans ce visage, maintenant que j’avais l’opportunité de l’étudier de plus près, de nouveaux détails familiers.

« Comment avez-vous su que j’étais Van Gogh ? m’a-t-il demandé tout à trac, dans un français cristallin, après m’avoir soufflé la fumée de son joint breneux dans les narines. Il ne cherchait même pas à nier.

— L’oreille, bien sûr. Et ce petit quelque chose d’aquilin dans l’ossature du nez. J’ai beaucoup étudié, et même reproduit, vos autoportraits.

— Ah, l’oreille, a-t-il ricané en palpant le lobe atrophié ou mutilé. Eh oui, il faut croire que même avoir traversé la mort et les siècles ne suffit pas à faire repousser une oreille coupée. Ça m’apprendra à jouer au con. Et sinon, qu’est-ce que vous me voulez ? »

La question m’a pris au dépourvu : je n’en savais rien. Tout à ma fascination, je m’étais laissé entraîner dans son sillage, sans même me préoccuper de ce que je pourrais bien lui demander s’il venait à m’adresser la parole. Il m’a fallu réfléchir quelques instants.

« Voir vos nouvelles peintures, évidemment. Voir comment votre style a évolué. »

À ces mots, il s’est esclaffé si bruyamment que plusieurs autres tables se sont retournées vers nous.

« Désolé, mon vieux, vous arrivez après la guerre. Je ne me suis pas approché d’un pinceau depuis plus de cent ans, et je m’en félicite. C’est mauvais pour le teint et la libido. Vous ne touchez pas à ça, j’espère ?

— Un peu, ai-je menti. Vos tableaux représentent quelque chose de très important pour moi, en particulier ceux que vous avez peints à Arles.

— Arles ? Ça puait la merde, Arles. Gauguin, surtout. L’hygiène, c’était pas comme maintenant. Heureusement que je n’y suis pas resté longtemps. On n’est pas mieux ici ? Le bon air marin, les filles, le surf…

— Le surf ? ai-je dégluti en manquant de m’étrangler dans mon jus de tomate.

— Oui, on ne croirait pas, comme ça, parce qu’en été c’est plat, mais hors saison, quand ça souffle, il y a des spots d’enfer. Il faut aller à Aguas Blancas, à Punta Xarraca ou à Cala Nova. En plus, quand il ne fait pas trop froid, il y a des nudistes.

— Vous voulez dire que vous ne peignez plus du tout ?

— Nada de nada. J’aime bien aller faire un tour au musée de temps en temps, mais je ne perds plus mon temps avec ces conneries. Ça m’a trop coûté. L’art, la religion, les femmes, je me suis fait beaucoup trop de mal pour tout ça, à une époque, et qu’est-ce que ça m’a valu ? »

Ici, il a ouvert le haut de sa chemise, et j’ai vu sur sa poitrine la terrible cicatrice de la balle qui l’avait transpercé.

« Vous le voyez, on a beau revenir, certaines traces ne disparaissent jamais. C’est pour ça qu’aujourd’hui, je ne m’emmerde plus. J’apprécie la vie au lieu de la peindre, c’est bien plus gratifiant. »

J’ai réprimé une violente envie de lui balancer le reste de mon jus de tomate à la figure.

« Mais pour les femmes… je vous ai pourtant vu, hier, à cette même terrasse…

— Oui, mais maintenant, pareil : je ne les peins plus, je les baise. Les mecs aussi, d’ailleurs. C’est en fonction de qui me plaira et restera accoudé à mon comptoir jusqu’au bout de la nuit, qui me désirera suffisamment pour rester jusqu’à la fermeture. Il est rare que je rentre chez moi seul le matin. Tout est plus simple et naturel, cette fois-ci. Je ne reviendrais en arrière pour rien au monde.

— Vous vous rendez compte que des milliards d’êtres humains rêveraient de voir ce que vous pourriez créer aujourd’hui ? Vos toiles s’achètent pour des millions ! Il y a quelques années de ça, rien que le pistolet qui vous a tué s’est vendu 130 000 euros !

— Vraiment ? Il ne les valait pas, a-t-il répliqué avec un sourire amusé. C’est vrai, je pourrais rouler sur l’or, mais vous oubliez trois choses. Tout d’abord, l’art de nos jours m’échappe complètement. Je ne comprends pas ce qui se fait. La peinture a continué d’évoluer sans moi, je n’y trouverais plus mon compte ni ma place. Ensuite, si je me remettais à peindre des “Van Gogh”, on me dénoncerait aussitôt comme un vulgaire imitateur sans envergure, un émule tardif, au mieux un disciple anachronique. On dirait de moi : réchauffé ! Au plagiat ! Pour qui se prend-il ?

— Vous avez raison, revenir aujourd’hui serait sans doute difficile…

— Enfin, si je peignais dans un style différent, personne ne verrait le rapport avec ce que j’ai fait autrefois. Je ne ferais plus “du Van Gogh”, et je resterais probablement un obscur petit rapin anonyme. J’ai déjà donné, merci bien. Je préfère prendre du bon temps, incognito, savourer la vie de plaisirs simples dont je me suis bêtement privé la première fois, en courant après des chimères. »

Il y avait de la méthode à sa folie, il fallait le lui concéder. On voyait qu’il avait mûrement pesé la question. À sa place, je l’avoue, j’aurais certainement réagi de la même façon.

« Je vois où vous voulez en venir, mais… vous voulez dire que rien ne vous manque de votre ancienne vie ? Ces heures magiques et sans prix passées à peindre certains des tableaux les plus célèbres de l’Histoire ? »

Il a balayé mes objections d’un revers de main avant de tirer une longue bouffée de son étron de camélidé. Il y a eu un long silence au cours duquel j’ai vu ses yeux se voiler.

« Si. Théo. Théo me manque, terriblement. Je l’ai cherché partout, en vain. J’ignore s’il est revenu, lui aussi. Peut-être qu’il est là, quelque part, à se demander si moi aussi, je suis revenu. Ou peut-être qu’il n’a pas eu droit à une deuxième chance, lui. Peut-être que c’est seulement moi. Je lui dois tant, j’ai encore tant à lui dire, et je ne l’ai trouvé nulle part. Je lui écris encore des lettres, quelquefois. Vous savez, la deuxième vie n’est pas plus facile à comprendre que la première. On ne connaît toujours pas les règles, on avance toujours à l’aveuglette, et on cherche toujours ses semblables dans la mêlée, sans savoir si on les trouvera, ni même s’ils existent. Dans ces circonstances, dites-moi, faut-il s’interdire le surf et quelques parties de jambes en l’air, pour aller s’enfermer dans une mansarde miteuse avec son chevalet frigide ? »

Ma déception devait crever les yeux, car il s’est alors penché vers moi d’un air confidentiel.

« Réfléchissez bien. Tous les tableaux que j’ai peints ne valent pas une minute avec le frère que j’ai perdu. Vous êtes encore assez jeune, plus un jeune homme, mais un homme jeune. Il vous reste du temps pour choisir. Vous êtes peintre, n’est-ce pas ? Je l’ai tout de suite remarqué, à quelque chose de hanté dans vos yeux, un vide, un creux sans fond qui cherche sans cesse à se combler et n’y parviendra jamais, du moins pas dans cette vie. C’est comme les oreilles, ça ne repousse pas. Vous pouvez continuer à peindre, mais gardez à l’esprit que les toiles que vous peignez, et celles que vous aimez, ne vous aimeront jamais en retour. Elles ne vous donneront rien. Elles ne vous sauveront pas. Au mieux, elles vous survivront et iront enrichir de gras spéculateurs après votre mort, mais jamais elles ne vous rendront le temps qu’elles vous auront pris. Si elles sont réussies, elles donneront l’illusion saisissante de la vie, mais elles ne seront jamais la vie. Elles resteront ce qu’elles étaient avant que vous ne posiez le pinceau sur elles : de la matière morte et ingrate. La vraie vie se vit avec et parmi les vivants. »

Sur ces mots, il a prétexté un rendez-vous, s’est levé, a réglé l’addition et m’a planté là.

Comme à mon habitude, ce n’est qu’une fois le débat clos que mille et une reparties imparables me sont venues. Après tout, oui, pour qui se prenait-il ? Croyait-il pouvoir être un type normal, sans génie, sans œuvre monumentale à accomplir ? Ne comprenait-il pas que s’il lui avait été permis de revenir, c’était forcément pour une bonne raison ? De quel droit privait-il le monde de nouveaux tableaux de sa main ? Quand bien même le reste de la planète ne le reconnaîtrait pas, les érudits ne s’y tromperaient pas. Une poignée d’élus, au moins, sauraient à qui ils ont affaire, et ne serait-ce pas déjà bien plus que ce qu’il avait eu la première fois ? Mais non, Monsieur préférait faire la plonge au Sexy Boy et se taper un petit cul bien frais à l’heure où blanchit la campagne…

J’ai commencé à songer à des moyens de le ramener dans le droit chemin. Je ne pouvais pas le laisser s’en tirer à si bon compte, et il le savait. J’aurais pu lui dire, par exemple, que je savais où était Théo, mais il ne m’aurait pas cru : il avait une vie d’avance sur moi, il devait me voir venir de loin. Dans l’attente d’une solution plus expéditive, j’ai repris ma filature, en prenant garde cette fois-ci à me faire très, très discret. Toujours les mêmes frasques, le zinc, les coucheries matutinales, un peu de plage les jours de congé. Je l’ai regardé dilapider ses jours et ses nuits, sans rien apporter à l’humanité de cet infini réservoir de visions transcendantes qu’il avait décidé d’enfouir à jamais au fond de lui-même.

Il m’a fallu prolonger mon séjour. Au fil de conversations anodines, je glanais de menus renseignements auprès de ses collègues du Sexy Boy, que je fréquentais assidûment tout en évitant de le croiser : non, il n’était pas d’origine hollandaise, mais belge, ce qui expliquait son français très authentique ; oui, son oreille avait toujours été comme ça, depuis qu’on le connaissait ; non, on ne l’avait jamais vu gribouiller, si ce n’est un petit croquis obscène, de temps à autre, à côté de son numéro de téléphone, sur l’addition glissée à une cliente ou à un client dont les charmes avaient su l’émouvoir.

« Ah, vous aussi, il vous a fait le coup ? m’a dit un soir une serveuse à qui j’avais parlé de la fameuse ressemblance. Oui, il aime bien faire croire qu’il se prend pour Van Gogh avec les touristes. Il y en a toujours un pour lui dire qu’il a la même tête, alors il les invite à prendre un verre et il leur dit qu’il est sa réincarnation, ou quelque chose du genre. Il leur montre même des peintures, dans son appartement, quelquefois, en leur disant qu’elles sont de lui, avant de coucher avec eux, ou après. Il les achète dans des brocantes, des croûtes qui peuvent à peu près passer pour des Van Gogh méconnus, et il leur dit que ce sont des inédits. Il vous les a montrés ? »

Justement, non. Mon Vincent était devenu encore plus habile manipulateur que je ne l’avais d’abord pensé : se faire passer, sous couvert d’humour ou de canular très élaboré, pour ce qu’il était bel et bien, voilà la meilleure façon de tromper son monde, ou du moins les esprits faibles. Il avait tout de suite vu que j’étais d’une autre trempe, car il ne m’avait pas parlé de ces grossières contrefaçons, sachant que je l’aurais percé à jour. Avec moi, il n’avait pas cherché à se faire passer pour Van Gogh : il avait été Van Gogh, m’avouant son renoncement, cherchant même à me dissuader de suivre la voie qui l’avait détruit. Sous le vernis de cynisme qui avait marqué les premières minutes de notre conversation avait ensuite affleuré sa personnalité véritable : nul autre n’aurait pu me tenir le discours par lequel il avait pris congé. Dès le premier instant, il m’avait sondé et avait reconnu en moi ce même gouffre qu’il portait en lui, il savait que j’avais vu dans ses yeux cette même hantise qu’il avait décelée dans les miens, le fantôme de cette course éperdue qui l’avait consumé, qui nous consumait tous deux. C’était là ce qui le caractérisait au niveau le plus essentiel : cette capacité à détecter les énergies cachées, à voir l’invisible derrière le visible. Non, s’il avait voulu m’égarer ou me faire douter, il en aurait été incapable. Il me voyait, tout comme je le voyais.

Oui, je le connaissais intimement, pour avoir trop longtemps cherché à l’imiter, à lui voler la secrète flamme de ses chefs-d’œuvre. Dans mes longues et difficiles années de formation, je n’avais été, malgré tous mes efforts pour trouver ma voie, qu’un piètre épigone, un pseudo-continuateur indigne de son style. Impossible d’échapper à son ombre immense qui recouvrait toutes mes toiles. Avez-vous déjà essayé d’apprendre un art dans lequel des géants, passés bien avant vous, ont déjà dit tout ce que vous aviez à dire, infiniment mieux que vous ne pourriez le dire vous-même ? Déjà exploré et conquis les territoires que vous rêviez d’inventer ? Façonné des mondes où vous vous sentez davantage chez vous que dans ceux que vous pourriez forger de vos propres mains ? C’est ce qui vous attend quel que soit l’art que vous choisirez.

Ce qui m’avait toujours profondément bouleversé chez lui, c’était précisément cette vie misérable, ces souffrances sans nom, l’isolement, l’incompréhension grotesque de ses contemporains, les affres de la démence qui le guettait à tout instant. Je l’aimais pour ses malheurs infiniment plus grands et écrasants que les miens, pour l’injustice insolente de cette existence passée en marge de l’humanité, pour son cruel insuccès, pour toutes ces flétrissures qui constituaient le terreau fertile où son génie avait pris naissance. Voilà le Van Gogh que je connaissais et que je voulais retrouver derrière cette mascarade. Que pouvais-je faire de ce bellâtre coureur de jupons et de caleçons, content de lui, recuit de plaisirs faciles et superficiels ? Que pouvait-on faire d’un Van Gogh heureux, beau et con à la fois ? Pouvait-on être Van Gogh et avoir renoncé à l’absolu ? Rimbaud en Abyssinie était-il encore Rimbaud ?

Son regard n’avait rien perdu de son acuité, car un jour, aux aurores, au moment où je me croyais le plus intouchable, dissimulé derrière ma benne à ordures en face de la sortie du Sexy Boy, il a marché droit sur moi et, renversant la benne d’une poussée vigoureuse, m’a débusqué, accroupi sur le bitume. « Foutez-moi le camp d’ici ! a-t-il hurlé en me rouant de coups de pied. Allez vous chercher quelqu’un d’autre à emmerder, espèce de taré ! De toute façon, qui vous croira ? Qui vous croira ? »

Il avait raison. S’il voulait brûler sa nouvelle vie à distiller des poisons dans un tripot encore plus sordide que son Café de nuit arlésien, je ne pouvais pas l’en empêcher. Moi qui avais passé ma vie à souffrir de ne pas avoir une once de son talent, de ne pas pouvoir être lui, voilà que je devais me résoudre à laisser cet ingrat retourner à sa fosse à purin. Tuer dans l’œuf toutes les splendeurs possibles qui résidaient dans ses inestimables mains. Inacceptable, ai-je entendu quelque chose me souffler, tandis que je sentais un tesson de bouteille ébréché sur le trottoir m’entailler un doigt. Je l’ai empoigné fermement et me suis relevé sans bruit. Il s’éloignait déjà, me tournant le dos. La rue était déserte. Tout s’est passé en une fraction de seconde.

Quand on est un des flambeaux du genre humain, on ne peut pas se retirer dans quelque Abyssinie intérieure pour se soustraire à son devoir envers le monde. On ne peut pas avoir été Van Gogh : on est Van Gogh, ou on ne l’est pas. Il ne méritait pas d’être Van Gogh, il n’en avait pas le droit. La prochaine fois, s’il revient encore, peut-être y aura-t-il réfléchi un peu mieux.

Peut-être qu’un jour, dans cent ans, mon tesson de bouteille, lui aussi, se vendra pour 130 000 euros.

FIN

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Maxime Herbaut écrit depuis plus de 20 ans. Auteur de 4 romans, il publie également des nouvelles dans diverses revues (L’Ampoule, Revue des Cent Papiers, Cavale) et chez des éditeurs spécialisés en formats courts (Antidata, Rue Saint Ambroise, Éditions Luciférines, Blogger de Loire).

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