Le bide.

« On applaudit bien fort Galatée, les louloutes dégoulinantes, les loulous dégoulinants, et tout ce qu’il y a entre les deux ! Merci Galatée pour ces douceurs salées, ces rugosités acides, et le tout plein d’amour que tu nous as donnés. »

Dans la salle grouillante, l’assemblée frappe si fort des mains qu’on s’en inquiéterait pour leurs articulations, s’ils n’étaient tous dotés des solides articulations des gens de dix-sept à vingt-quatre ans. Certains hurlent même, de sorte à hisser Galatée au firmament. Galatée clôt un peu les yeux, elle sourit timidement tout en creusant son chemin parmi les tablées abondantes du bar.

Galatée a vingt ans, peut-être vingt-et-un. Elle nous a déclamé son désir de baiser avec verve. De baiser des verges d’ailleurs, chose qui l’interroge, parce que qui fait encore de si banales choses de notre temps.

En collant ses lèvres micro, elle a affirmé : « je proclame mon envie de baiser ! Baiser sans cesse, baiser sans qu’on me prenne pour une pute. Ou une pute, d’accord, mais une pute qui veut l’être ! », et moi qui baise profusément, et des verges de surcroît, j’ai pensé : tiens, personne ne me traite de pute, c’est bizarre, il faut que je change d’amis.

Galatée a renchéri : « je veux pouvoir m’habiller en homme si je le souhaite, avoir la coupe garçon et les cheveux bleus. J’emmerde les hommes qui ne comprennent pas qu’on puisse vivre sa féminité autrement. » Et moi qui ne m’habille que de jupes, de robes, de collants doux, de chaussures talonnées ; moi qui ne porte que rarement des pantalons car je ne me permets pas d’agiter mon bidon protubérant de trentenaire ; bien sûr, ce n’est pas par soumission au patriarcat, c’est parce que je trouve mon profil de femme enceinte disgracieux, que j’abhorre le regard vibrant d’un homme qui m’offre sa place dans le métro si fier d’avoir consenti ce geste dont il ne se savait pas capable ; moi qui m’habille donc comme les hommes veulent que je m’habille, je me suis sentie minable de ne pas porter dans mes vêtements notre noble lutte.

Alors j’ai applaudi plus fort que toutes, tous, et tout ce qu’il y a entre les deux ; dissimulant au passage mon petit sac pourpre à chaîne dorée.

À la sortie du cabaret littéraire, mon pote Benjamin m’a interrogée : « alors, t’as kiffé ? » J’ai répondu : « c’était hyper cool ! », masquant le fait que je venais de subir une crise d’angoisse. Nous avons marché sous la pluie, Benjamin tenait le parapluie, de temps en temps, il oubliait que mes cheveux frisent sous l’humidité, et se laissait donc à le pencher un peu trop de son côté. Alors je me rapprochais à chaque fois de lui, s’il le fallait, j’agrippais son bras, essayant de le faire pencher vers moi.

Sur le chemin vers la station de métro, Benjamin m’a évoqué son dernier poème publié sur Instagram. « J’ai eu deux cents likes ! », il était tout fier. Je l’ai questionné : « ça parle de quoi ? » Il m’a répondu « de sexe, ça marche super bien. » Et je soupirai, rassurée que sa génération et la mienne, et toutes celles qui ont traversé ce monde d’ailleurs n’étaient finalement pas si divergentes. Eros et Thanatos colmatent notre gouffre.

— Je pense que je suis non-binaire, ai-je avoué à Benjamin sur les quais de la station Père-Lachaise.

— Ah bon ? T’as pas l’air.

— Y a un air non-binaire ?

— Non, non. C’est pas ce que je veux dire. Je veux dire, t’es hyper féminine, non ?

— Je ne sais plus ce que ça veut dire.

— Tu veux que je t’appelle par quels pronoms ?

— J’en suis pas à ce stade de ma réflexion.

— T’en es où ?

— Si une meuf qui s’habille comme un mec peut être cisgenre, pourquoi est-ce qu’une meuf qui s’habille comme une meuf ne pourrait pas être non-binaire ?

— T’es libre choupette. Ou choupet ? Je ne sais plus comment te parler du coup.

— Moi je ne sais plus comment penser.

À cet instant-là, le train de la ligne deux arriva, et emporta avec lui ma charmante compagnie et la pertinence de ses questions. Dans mon métro qui prenait la direction opposée, j’ai analysé mon destin : quand avais-je entamé ma transformation de rebelle à bourgeoise banale ? J’ai pensé : ça y est, j’ai la trentaine rabougrie, je suis toute molle. Puis, je me suis caressée de cette pensée : je baise plein de gens, d’après Galatée c’est subversif.

Après deux stations, une nouvelle pensée vint assombrir mes espoirs : toutes ces verges englouties n’avaient rien de contestataire, tout d’une triviale appétence pour le plaisir. Les verges, je ne me les inflige pas, je les aime. Pis, elles m’aiment aussi. Aucun doute, je suis répugnante de conformisme.

Arrivée chez moi, je me sentis révolutionnaire d’habiter un quartier aussi cosmopolite et jonché de détritus que Belleville. Heureusement, j’avais ça.

Dring ! La sonnette me coupa en plein podcast.

— C’est qui ?

— Mec numéro quatre.

Il n’a pas dit mec numéro quatre, mais mec numéro quatre, c’est celui dont j’oublie toujours le prénom. Il était vingt-deux heures, heure à laquelle j’ai l’habitude de le convoquer, ça me laisse le temps d’une bière et d’une douche.

— Mec numéro quatre, qu’est-ce que tu fais là ? Dis-je après avoir ouvert la porte.

— On avait rendez-vous !

— Merde, j’avais oublié. Entre, lui dis-je tout en refermant la porte derrière lui. J’ai plus de vin par contre.

— T’as de la bière ?

— Oui, mais c’est pas de l’IPA. Tu t’en sens capable ?

Mec numéro quatre réfléchit longuement, capturant sa barbe aux reflets roux entre le pouce et l’index.

— Elle a été brassée où ?

— Dans une usine.

— Non mais dans quel pays ?

— Euh, dis-je tout en me dirigeant vers mon réfrigérateur, soulevant la bouteille pour en déchiffrer l’étiquette. Dans un pays limitrophe, je t’assure ! mentis-je.

Mec numéro quatre parut rassuré, si bien qu’il retira la bière de mes doigts, alla chercher un décapsuleur du tiroir qu’il connaissait déjà. Je fis de même. Nous nous assîmes sur mon canapé de lin blanc, que j’avais assez sali pour qu’il paraisse d’occasion, donc bon pour l’environnement. Mec numéro quatre me dit :

— J’ai vu ton post insta sur le non-binarisme. Hyper intéressante la réflexion.

— Ma réflexion, ai-je corrigé.

— Ta réflexion.

— Sa réflexion, ai-je précisé.

— Sa réflexion.

— La réflexion de qui ? ai-je demandé.

— Ta réflexion !

— Sa réflexion, ai-je soutenu, excédée qu’il n’exécute pas mes exigences de pronoms.

Mec numéro quatre avala sa bière en une lampée, et s’activa à absoudre les torts ainsi commis par l’acte d’entreprendre la commissure de mes lèvres.

Ce soir-là, j’ai songé à mec numéro deux tout en étant léchée par mec numéro quatre. Mec numéro deux, je me souviens de son prénom, mais comme je suis bien engagée dans le concept de numéroter mes mecs, que j’aime tenir mes engagements, il m’est ardu de faire marche arrière.

Quand mec numéro deux me baise, il ne dévoue pas d’abord vingt-cinq minutes à écarter mes lèvres de ses index pour chercher mon clitoris, Saint-Graal, afin de s’acharner à le léchouiller de tout son féminisme. Quand mec numéro deux me baise, nous consacrons cinq minutes à nous embrasser, et c’est doux et passionné à la fois, ensuite il me dit « j’ai envie de te prendre », et je lui réponds en déguerpissant du lit, le cul à l’air, pour aller chercher un préservatif bien lubrifié. Quand mec numéro deux me baise, au bout de cinq minutes, on baise. Et moi, une bitte dans mon vagin, j’ai l’infortune d’aimer ça.

Comment peut-on se dire féministe quand on est insensible du clito, toute soumise à la nécessité d’être gorgée de la puissance d’une queue gonflée ? Quand on a ce problème, c’est si dur de devenir lesbienne, et donc authentiquement, profondément anti-patriarcale.

C’est à cause de ce paradoxe que j’essaye de réduire mes entrevues avec mec numéro deux, que je vois beaucoup mec numéro quatre, à tel point que je lui file tout plein de rendez-vous que j’oublie souvent. Heureusement, mec numéro quatre est très clément. Ah ben tient ! Ça me rappelle qu’il s’appelle comme ça : Clément.

Quand Clément me lèche le clitoris, plein de mansuétude, je m’agrippe à ma couette pour lui montrer comme j’aime ça, pleine de mansuétude aussi, surtout que c’est faux. Clément pousse des petits gémissements repus en me léchant, pour bien me montrer qu’une chatte, ce n’est pas dégueulasse, que lui comprend les subtilités de son goût. Clément veille à ne jamais grimacer lorsqu’il a le visage entre mes cuisses. Parfois, je me demande comment il réussit à sourire si largement tout en me léchant. Ça ne doit pas être commode. Clément est un féministe, un humaniste, un vrai.

Il s’acharne tellement à me faire jouir qu’il ne jouit jamais. Moi non plus d’ailleurs. Mais à la fin, il est tout de même débordant de la félicité du devoir accompli, il exulte d’avoir expié les péchés de ses congénères.

Avant-hier, dans un accès de bas désir, j’ai confié à Clément : « j’ai envie de toi ! » Alors il s’est mis à me lécher de plus belle, agitant sa langue de gauche à droite avec fougue, comme il l’a appris dans son manuel ; il n’a pas compris que le « toi » s’adressait à sa bitte, de manque de communication entre son membre et lui-même.

Après « l’amour », c’est comme ça que Clément adore appeler nos entortillages nus qui durent des heures, Clément m’a enlacée dans ses bras tous fins, et ça m’a fait du bien.

— J’aimerais que tu m’appelles Clément désormais.

Clément fit un regard interrogateur. Je tentai de clarifier :

— C’est mon nouveau prénom de non-binaire.

— Ça me fait plaisir !

— Ah bon ? Pourquoi ?

— C’est un hommage, non ?

— À qui ?

Le visage de Clément devint plus confus.

— À moi ?

— En quoi ?

— Ben je m’appelle Clément.

Je recollai les morceaux de ma mémoire et me souvins subitement, encore une fois, qu’il ne s’appelait pas seulement mec numéro quatre.

— Oui, je sais ! mentis-je avec aplomb. C’est un hommage à mon prof d’arts plastiques de collège, mentis-je de plus belle, avant de courir jeter la bouteille de bière, tout en l’interrogeant, ça part dans quelle poubelle déjà ?, afin de le distraire.

Hier, j’ai craqué. J’ai écrit à mec numéro deux. Ça fait quatre semaines que je me coltine des lécheurs de clitoris, je n’en pouvais plus, il fallait que j’agisse.

Mec numéro deux ne s’est pas fait prier pour venir me sauver de mon naufrage. Mais en le suçant, je me suis demandé : « est-ce que je peux encore faire ça ? » Il m’a empoigné par les cheveux pour diriger mon mouvement, et je l’ai sucé de plus belle pour me punir d’être si subordonné.

À la fin de nos entortillages tout nus qui durent aussi des heures, j’ai enlacé mec numéro deux dans mes bras tous fins, et ça m’a fait du bien. Il m’a dit : « on se voit dans quatre semaines ? » ; parce que c’est le rythme auquel on se voit généralement, et mec numéro deux est très constant ; d’ailleurs il s’appelle comme ça : Constant.

J’ai répondu à Constant : « oui », et je ne l’ai pas noté dans mon agenda car ses rendez-vous à lui, je ne les oublie pas. J’ai dit à Constant :

— J’aimerais que tu m’appelles Clément désormais.

— Que je l’appelle pourquoi ?

— Parce qu’il souhaite qu’on l’appelle comme ça.

— Tu ne l’appelles plus mec numéro quatre ?

— Il ne l’appelle plus mec numéro quatre, ai-je corrigé Constant.

Et tout troublé d’une discussion pour laquelle je ne me sentais pas encore à la hauteur, tout compte fait, je m’attelai à glisser son sexe mou dans ma bouche afin d’en transformer la consistance.

Ce matin, je me suis regardé dans la glace, et je me suis lancé un « beau-gosse Clément ! » avec un clin d’œil. Puis j’ai eu un moment de doute. Est-ce que j’avais le droit de me draguer comme ça, de manière si patriarcale ? Alors je me suis maquillé de plus belle pour bien asseoir le fait que j’étais une femme, et qu’en tant que victime tout d’abord, c’était admissible de commettre quelques erreurs.

Constant m’a écrit « je viens de comprendre ce que tu m’as dit hier. J’ai vu ton post insta. Félicitations, ça demande beaucoup de courage ! Pourquoi Clément et pas Constant du coup ? » Je lui ai répondu : « Merci. Mon pote s’appelle Benjamin, du coup Constant ça aurait fait Benjamin Constant, un peu too much non ? Benjamin Clément, je trouve ça cool. Ça me rappelle mon petit frère. C’est sa position dans la fratrie, et il est pas mal clément aussi. J’ai pensé à m’appeler Cadet, mais ça fait trop militaire ; tu me connais, je suis pour la paix. » Il m’a répondu « OK, t’es super claire. » J’ai corrigé « Non, je suis super Clément maintenant. » intraitable sur ma nouvelle identité.

Cet après-midi, j’ai changé mon nom sur Instagram, Twitter et même LinkedIn. J’ai prévenu la patronne de ma rédaction qu’il fallait désormais m’appeler Clément. Elle m’a dit :

— Donc c’est plus Claire ?

— Si, mon identité n’a jamais été aussi claire.

Elle m’a regardé bizarrement. Elle m’a demandé :

— Ton identité est Claire ou Clément ?

— Mon identité est claire : c’est Clément.

J’ai senti qu’elle s’était crispée, alors pour la rassurer, moi qui suis clément, j’ai dit :

— T’inquiète pas, grâce au temps ça sera plus clair.

D’ailleurs elle s’appelle comme ; Grâce. Elle a semblé au bord de l’ulcère. J’ai dit :

— Je vais me commander un pin’s avec mon prénom et mes pronoms, pour que ce soit facile pour tout le monde dans la rédaction.

Et Grâce a ri parce que les pin’s ça fait boomer, et que notre rédaction se veut plutôt génération Z. J’ai aussi ri, mais au second degré, parce que rire au premier degré ça fait boomer, et moi je suis millennial.

Cette nuit, je me suis pétri le ventre dans mon lit, et j’ai trouvé que mon petit bidon de mec était cool ; je me suis senti comblé que toutes ces bières m’aient enfin rendu homme. J’ai pensé, triomphant : ça y est, je suis Clément. J’ai envoyé une photo de mon bidon de mec à Benjamin, bombé de bonheur. Il m’a répondu « je connais une super routine d’abdos pour régler ça ». Et j’ai pleuré à l’idée que m’appeler Clément n’avait rien arrangé à mes problèmes de bide.

Après avoir pleuré, je me suis demandé : est-ce que j’ai pleuré comme une fille ou comme un mec ? Était-ce un acte neutre ou contestataire ? Je n’ai pas su, alors j’ai pleuré de plus belle. J’ai pleuré de plus beau ? J’ai pleuré de, on s’en fout des apparences, la beauté c’est à l’intérieur.

Le jour se lève. Je m’appelle Clément, dans ma vie rien n’est plus clair.

FIN

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Samia, à qui on a très tôt appris que le temps n’était bien utilisé que s’il menait au fric, a pourtant eu l’effronterie dès son jeune âge de consacrer des heures entières à cette activité qui n’en génère aucun : écrire. Dans un élan d’impertinence totale, et alors qu’elle avait trouvé un métier dans lequel son temps était enfin bien utilisé, elle a continué de s’adonner à sa passion de l’inutile, s’inspirant de son insertion bien ancrée dans la société pour aborder son sujet favori : l’absurde. Elle a récemment achevé l’écriture d’un manuscrit autour de ce sujet. Samia écrit également des poèmes pleins de bons sentiments, mais sous pseudonyme car elle ne veut pas détruire son image.