Bienvenue sur M0-Nist

Quantum theory is now discussing instantaneous connections between two entangled quantum objects such as electrons. (…) The entangled objects somehow communicate instantaneously at a distance. If that is true, distance has no meaning. Light-years have no meaning. Space has no meaning. In a sense, the entangled objects are not even communicating. They are the same thing. At the “quantum level” (and I don’t know what that means), everything may be actually or theoretically linked. All is one. Sun, moon, stars, rain, you, me, everything. All one.

Roger Ebert, Life Itself : A Memoir (2011)

The "concept" of the One is not, properly speaking, a concept at all, since it is never explicitly defined by Plotinus, yet it is nevertheless the foundation and grandest expression of his philosophy. (…) The "power" of the One is not a power in the sense of physical or even mental action; the power of the One, as Plotinus speaks of it, is to be understood as the only adequate description of the "manifestation" of a supreme principle that, by its very nature, transcends all predication and discursive understanding.

Edward Moore, on the monism of Plotinus in "Plotinus" at Internet Encyclopedia of Philosophy

Ce fut à la vibration si particulière qui parcourut le vaisseau et son corps que Josh sut qu’il venait d’être recraché par le trou de ver. Retenant un soupir de lassitude, il ouvrit les yeux et son regard fut immédiatement attiré par M0-Nist, la planète-océan qu’il devait expertiser cette semaine. Expertiser restait un bien grand mot. Les sondes autonomes, pour une raison qui échappait encore aux ingénieurs de la Base, semblaient incapables de ramener un échantillon d’aucune sorte. Ni atmosphère, ni liquide, rien de rien. Ainsi, puisque la robotique et l’automatisation défaillaient, c’était un humain qui devait se farcir le trajet, les corvées sur place et la paperasse une fois de retour au bercail. Et il fallait que cet humain soit une fois de plus Bibi, alors qu’il était à peine débarrassé du régolithe de Deimos.

— Bon, Hydra, dit-il à haute voix, on récupère de cette mélasse et on rentre pour le déjeuner.

À tes ordres, patron ! lui répondit une voix synthétique guillerette. Comment veux-tu procéder ?

Josh regarda, projeté sur la baie vitrée, le polyèdre qui symbolisait son compagnon artificiel et se passa la main sur le menton. Si l’IA lui posait cette question, c’était qu’elle-même pataugeait dans les arbres de décision implémentés en elle et avait besoin qu’il pèse dans un sens ou l’autre.

— Je voudrais constater par moi-même le défaut des collecteurs pour commencer. On va se mettre en orbite basse, et en envoyer… trois dans un premier temps. Soit ils font leurs jobs et on est bon, soit on change de stratégie à partir de là. En termes de masse, volume et pesanteur, comment se positionne cette planète ? Pas besoin de chiffres absolus, précisa-t-il en anticipant le premier degré de réponse de l’IA-compagnon, je veux juste savoir grosso modo par rapport à la Terre.

On est dans les mêmes ordres de grandeur, patron, répondit Hydra. Il n’y a que l’atmosphère qui soit plus épaisse, bien que de même densité. Il faudrait que tu précises la notion d’orbite basse par conséquent. Je peux te placer à ce qui correspondrait à une telle orbite dans le référentiel terrestre, ou son équivalent ici.

— Attends une minute… comment as-tu pu prendre ces données sur l’atmosphère sans rapport ou mesures par les sondes autonomes ? demanda Josh.

Par mesure du décalage de la diffusion de la lumière de l’étoile de cette planète, mon cher humain. C’est de la spectroscopie de base qu’on devrait continuer d’enseigner aux pilotes, ingénieurs et autres astronomes. Vous comptez trop sur les IAs. Tandis que moi, je n’ai besoin que de mes propres détecteurs pour ce calcul et cette conclusion.

— Alors calcule-moi donc quelle hypothèse consomme le moins d’énergie, que ce soit pour le vaisseau ou pour les allers-retours des collecteurs. Et avec l’option que je doive faire moi-même… mettons cinq sorties. Tu me serviras le reste de ton laïus sur la dépendance à notre retour, si je ne t’ai pas débranchée entre temps.

Je te demande une seconde… répondit Hydra. Il faut se positionner dans l’atmosphère dans ce cas. Je me suis permise de prendre en compte ton exposition aux rayonnements du vent solaire afin de la limiter.

— Trop aimable.

À la légère sensation de pseudo-gravité qu’il ressentit, Josh comprit que le vaisseau venait de remettre ses propulseurs en fonction. La planète grossissait doucement dans le champ de vision que lui offrait la baie vitrée. À peu de choses près, il contemplait la Terre. Il voyait des nuages blanchâtres qui s’assemblaient en larges masses ou s’enroulaient en fonction des vents dominants et, en dessous, à travers les fenêtres laissées ouvertes sur la surface, une étendue d’eau gigantesque, un titanesque camaïeu de bleu dont les couleurs et les motifs changeaient selon l’exposition au soleil et les ombres projetées. Ce fut la dimension de cet océan unique qui donna le tournis à Josh car telle était la seule différence avec la Terre, et quelle différence, en l’absence de terres immergées. C’était comme s’il n’y avait aucun astroport possible sur cette planète, aucun écueil sur lequel fonder une colonie classique. Tout n’était que vagues, écume et embruns. Et certainement des monstres. Il y avait forcément des monstres sous la surface.

Nous entrons dans la couche la plus externe de l’atmosphère. De l’hydrogène, principalement, même si je ne comprends pas comment il peut être retenu par la gravité de cette planète. À partir de là, il y aura un gradient de composition, jusqu’à atteindre trente-huit pour cent d’oxygène au niveau de l’eau, le complément est très majoritairement du diazote, avec un pour cent de dioxyde de carbone, le tout exprimé en base sèche, bien évidemment.

— Bien évidemment, répéta Josh. Tout est aligné pour qu’il y ait de la vie dans ce bouillon, n’est-ce pas…

Un des objectifs des sondes autonomes était entre autres de dénicher des formes de vie en parallèles de leurs analyses physico-chimiques, afin de valider ou non l’exploitation de la planète. Dans le cas de M0-Nist, les prospecteurs s’intéressaient en particulier à l’eau lourde que la planète pourrait contenir en large quantité et que l’Humanité pourrait valoriser pour ses réacteurs à fusion, et les potentielles cheminées hydrothermales riches en terres rares, que l’analyse élémentaire de l’eau en profondeur pourrait révéler.

— Lance une première sonde, Hydra. Je veux un prélèvement d’eau de surface, zéro headspace dans le vial.

Et c’est parti mon Asi ! Remplissage maximal donc.

Après quelques instants, Josh vit le drone apparaître dans son champ de vision. Il s’agissait en tout et pour tout d’une boîte motorisée, capable de se déplacer dans les trois dimensions spatiales jusqu’à sa cible, de prélever un solide, un fluide, un plasma, et de transporter un volume et/ou une masse déterminée jusqu’à un banc d’analyse, mais elles étaient le cœur de l’exploration des exoplanètes par l’Humanité, aussi bien pour la colonisation que la prospection minière, et la source de la richesse du N+12 de Josh, qui avait su s’octroyer ce monopole avec un brevet bien placé.

Contact dans dix secondes, indiqua Hydra.

Égaré dans ses pensées, l’ingénieur avait perdu de vue la sonde mais il repéra son emplacement approximatif à la traînée dense qu’elle avait laissé derrière elle.

— Aucun risque d’incendier quoi que ce soit avec une telle concentration en oxygène dans l’atmosphère ?

S’il n’y a pas de combustible, tu peux avoir autant de comburant que tu veux, on ne craint rien.

— Reste plus qu’à espérer que ce soit bien de l’eau, dans ce cas, et pas une gigantesque flaque d’huile… Ta spectroscopie ne te renseigne pas là-dessus ?

Alors qu’Hydra répondait toujours dans la demi-seconde qui suivait une question, Josh se retrouva face à un relatif long silence, au point où il hésita à reposer la question. Si son vaisseau présentait une défaillance à son tour, il allait se retrouver bloqué comme un bleu sur cette orbite jusqu’à ce que la Base envoie une nouvelle mission.

— Hydra ? relança-t-il avant de se mettre à imaginer des situations de plus en plus compliquées.

En théorie, commença-t-elle, les faisceaux proche et moyen infrarouges des sondes devraient pouvoir me renseigner là-dessus en comparant la lumière émise avec celle qui revient au détecteur après interaction avec les molécules de la cible, mais… il y a un problème avec les photons.

— Comment ça, avec les photons ? Avec tes sources infrarouges ? Tes détecteurs ?

Non… Non, les photons eux-mêmes. Je suis consciente de l’énormité de mes propos, et j’essaie moi-même d’appréhender cela sans planter, mais la vitesse théorique de la lumière dans une atmosphère de cette composition n’est pas respectée. Ils sont plus lents. Significativement plus lents. Ceux que j’émets reviennent avec trop de délai aux détecteurs.

Josh ne fit aucun commentaire. Il avait confiance en son partenaire numérique, ils travaillaient ensemble depuis des années à présent, et il sentait bien aux infimes intonations et modulations de sa voix que quelque chose dérangeait profondément Hydra.

— Observations, hypothèses, expérimentations, conclusions et itérations, dit-il enfin. Nous nous occuperons de ce sujet dans un deuxième temps en multipliant les mesures. La sonde doit être sur le retour à présent ?

Oui… mais elle aussi est victime d’un événement anormal. Elle a bien touché la surface et réalisé un prélèvement, mais elle rentre plus vite que prévu, de plus en plus vite, sans que la propulsion supplémentaire ne vienne des réacteurs. Les données que je reçois en temps réel indiquent qu’elle perd de la masse. Il semblerait que son espace de stockage se vide du prélèvement.

— Oui, bah, pas de grandiloquence, la sonde a une fuite, voilà tout.

C’était la seule explication rationnelle qui s’imposait à Josh, mais il n’y croyait pas lui-même. Outre le fait que les sondes étaient vérifiées avant chaque utilisation, c’était bien parce que les sondes autonomes revenaient systématiquement vides à la Base qu’on l’avait envoyé ici. Il n’y avait pas de raison que sa présence seule suffise à enrayer le phénomène.

Observations, hypothèses, expérimentations, conclusions et itérations, lui rétorqua Hydra.

Lorsque la sonde revint, Josh descendit dans la cale. Il voulait voir de ses propres yeux l’appareil et il vit que, bien que toujours hermétiquement close, bien que fonctionnelle comme le révélèrent les tests de pompage et remplissage qu’il pratiqua, toute la matière qui aurait dû être là avait disparu.

— Oh, bordel… Lavoisier, viens-moi en aide…

Cela faisait trois semaines terrestres que Josh s’escrimait sur le mystère de M0-Nist. Hier, il avait rejeté avec véhémence la proposition d’aide de la Base, arguant que personne là-bas n’avait la moindre idée de ce qui se déroulait ici. Avec le premier ravitaillement en eau, rations et oxygène, il avait joint les enregistrements, aussi bien ceux des sondes que ceux d’Hydra, à destination de ses collègues, avec le deuxième, il avait ajouté les bandes, un drone filmant un autre en cours de prélèvement, où l’on voyait clairement le liquide… disparaître, il n’y avait pas d’autres mots, au fur et à mesure de l’ascension des appareils. Le liquide ne s’évaporait pas, la pression dans l’enceinte n’augmentait pas. Bien au contraire, elle diminuait tandis que rien ne le remplaçait dans le compartiment. Mais le phénomène ne se limitait pas seulement à l’océan. Si le phénomène avait été plus compliqué à mettre en évidence parce que très ténu de la nature même des prélèvements, l’atmosphère de M0-Nist résistait également à toute ponction.

Mal rasé et crasseux, dénutri, les yeux emplis d’une fièvre qui agitait son corps de tremblements, Josh avait le front plaqué contre la vitre, grommelant et marmonnant dans sa barbe.

Patron, dit doucement Hydra. J’ai reçu de nouvelles instructions, directement de la Base. Je dois te ramener à bon port. Tu… Tu dérailles complètement.

— Quelle échéance ?

La voix de Josh était en complète dissonance avec son état physique. Posée, calme. Froide.

Dès que la dernière sonde est revenue sur son socle de recharge, répondit Hydra.

— Très bien. Cela me laisse alors assez de temps.

Du temps pour quoi ? demanda l’IA. Josh ! ajouta-t-elle quand l’humain quitta la pièce.

En quelques secondes, l’ingénieur se trouva dans la soute d’expédition et enfila avec expertise sa combinaison. Tout tremblement avait à présent disparu et ses gestes étaient précis tandis qu’il ajustait les différentes pièces et vérifiait le combustible du réacteur dorsal.

Tu ne songes quand même pas à te risquer là-bas ? reprit Hydra dans le haut-parleur de la pièce.

— Tu vois bien que si. C’est la seule chose logique qu’il reste à faire. Nous avons pu constater que toutes les molécules simples subissent le même phénomène. Nous avons détecté des formes de vie qui sautaient parfois au-dessus des vagues et, en l’absence de terre émergée, il faut bien en attraper une pour comprendre si des éléments plus massifs sont affectés aussi ! Hydra, je vais aller pêcher un de ces fameux pseudo-poissons et voir ce qui lui arrive !

Tu es le patron, Josh, mais je consigne dans les logs que je m’oppose à cette idée, je ne veux pas être formaté à mon retour !

Josh haussa les épaules et finit de s’équiper en vitesse. D’une pression sur le bouton de commande, il ouvrit le sas vers l’extérieur, y pénétra, attendit l’équilibrage des pressions, puis sauta dans le vide quand la porte extérieure s’effaça devant lui.

Josh se stabilisa en quelques instants. Si la pratique de la chute libre lui manquait, les gyroscopes et les gyromètres l’aidèrent à se maintenir à l’horizontale et les ajusteurs ponctuels de propulsion répartis dans la combinaison ralentissaient sa chute.

Tu seras immobilisé à un mètre de référence de la surface, commenta Hydra dans son casque.

— Négatif. Je veux vingt centimètres, pour pouvoir plonger la main avant de m’immerger.

Je prends note et j’accepte. Je tiens juste à te rappeler que mes protocoles de sécurité m’imposent de te ramener, même contre ta volonté, en cas de détection de danger mortel ou de blessures que j’estimerai graves.

— Je prends note à mon tour et j’accepte.

L’ingénieur se retint de tout commentaire additionnel. S’il avait initialement envisagé de ramener une créature de ce monde à son bord, ou suffisamment haut dans l’atmosphère pour voir les effets, lui était venu une idée supplémentaire qu’il ne devait pas partager avec son compagnon numérique sous risque d’être ramené aussitôt au vaisseau : en ingérant de cette eau, il pouvait lui aussi devenir un contenant et expérimenter le phénomène de l’intérieur. La prudence et la science, en pourparlers avec l’éthique, lui soufflaient de demander plutôt des plantes terrestres et des cobayes à la Base, mais s’il ne faisait pas une percée significative dans les prochaines heures, il allait devenir définitivement fou.

La surface mouvante de M0-Nist se rapprochait. Josh distinguait de plus en plus les vagues et les motifs qu’elles dessinaient à grand renfort d’écume et de variations dans les teintes de bleu et de lumière. Son cœur battait la chamade et pompait plus d’adrénaline dans son système que la seule excitation de la chute contrôlée ne justifiait. Il discerna un œil gigantesque, un orque, une galaxie-spirale, un oiseau, puis ses visions paréidoliques se dissipèrent tandis qu’il continuait sa descente jusqu’à bientôt s’immobiliser à vingt centimètres de la surface de la maudite planète.

— Je n’ai pas de point de référence pour savoir jusqu’à quelle profondeur s’étend la visibilité, commenta-t-il, autant pour Hydra que pour les logs du vaisseau. Il n’y a aucun mouvement apparent, pas d’algues ou équivalent, pas de masse. Rien que de l’eau. Je vais plonger la main. Hydra, envoie-moi des sondes pendant ce temps, on va s’en servir comme des casiers à crustacé.

On aurait dû y penser plus tôt, répondit le vaisseau. On peut aussi se donner quelques heures de patience pour voir si ce qui vit dans ce bouillon se laisse enfermer.

Josh poussa un profond soupir. Malgré le casque qui l’isolait de l’atmosphère et de l’océan de M0-Nist, il crut voir une série de rides naître sous sa bouche et s’étendre sur quelques mètres avant d’être totalement dissipée par les vagues.

— Je plonge la main, conclut-il, alliant la parole au geste.

L’homme tendit ses doigts avec autant de lenteur qu’il avait ressentie de stimulation pendant la descente. Malgré tout ce que son instinct de conservation lui criait, il garda les yeux ouverts, guettant un mouvement sous la surface, un signe, quelque chose, mais il n’y eut rien. L’eau ne se tendit pas vers lui, ne l’enveloppa aucunement, ne l’attaqua pas malgré toutes les sondes qu’il avait envoyées dedans, c’était juste de l’eau et il n’en connaissait ni la température, ni la salinité, ni la conductivité, rien, et sa combinaison l’isolait trop bien.

— Rien à signaler, se força-t-il à dire.

Il plongea sa deuxième main, sans précautions cette fois et, en deux mouvements, défit le gantelet de sa combinaison.

Josh ?

Josh, j’ai détecté une rupture de l’étanchéité de ta combinaison, j’ai besoin que tu me répondes, maintenant.

— Tout va bien, Hydra, aucun danger, répondit l’humain. J’ai enlevé moi-même mon gant. Je plonge la tête, tout en gardant le casque et en veillant à limiter l’infiltration dans la combinaison, ne t’inquiète pas. L’eau est… bonne, ni trop chaude, ni trop froide, fluidité apparente normale.

De quelques pressions sur le panneau de commande de son avant-bras encore équipé, Josh ajusta la puissance des propulseurs qui le maintenaient stationnaire au-dessus de l’océan et inclina peu à peu son corps.

— Non, c’est inutile, conclut-il aussitôt.

Tout comme il n’avait rien ressenti à travers son gantelet, il était intimement persuadé qu’il n’allait rien percevoir avec la visière devant ses yeux, et un air intérieur qui n’était pas encore remplacé par celui de la planète, puisqu’isolé pour le moment. Il fallait qu’il regarde sous la surface, sans filtre. En quelques pressions rapides, il coupa ainsi ses réacteurs et commanda l’ouverture de la visière.

Josh fut ainsi le premier être humain à s’offrir un plongeon dans l’océan d’une exoplanète. Il chassa cette pensée incongrue, et se concentra sur ses sensations. Il ouvrit les yeux, sans qu’il ne ressente de picotement, sans percevoir plus de mouvements ou de formes que précédemment. Où étaient donc les formes de vie qu’Hydra et lui avaient repérées ? Elles ne connaissaient pas d’humain, elles ne devraient pas ressentir de crainte, se dit l’ingénieur. Mais avait-il le droit de transposer l’éthologie de sa planète ici ?

Il entendit des syllabes entrecoupées et regarda dans toutes les directions sous lui, cherchant d’où pouvait venir la voix, avant de comprendre qu’il s’agissait d’Hydra, dans l’intercom du casque qui flottait au-dessus de lui. Il remonta à la surface et enfila rapidement le système pour rassurer son compagnon.

Comment veux-tu que je vienne te chercher ? lui demanda le vaisseau. Tu dois être conscient que tu as franchi toutes les limites imposées par le règlement : risque de contamination d’un exo-écosystème, exposition à des substances non catégorisées, dégradation de matériel d’exploration, et tu veux que je continue ?

— Non, merci, Hydra, dit doucement Josh. Pour me récupérer, soit tu te sens de manœuvrer au niveau de la surface et je me hisse dans la cale, soit tu m’envoies des drones et tu les synchronises pour faire une plateforme. Dans tous les cas… ramène-moi à la Base, je te prie.

Je viens en personne, répondit l’IA du vaisseau. Après ce que tu as fait, on ne m’en voudra pas d’échauffer un peu l’eau au feu de mes réacteurs, et je n’ai pas envie que tu m’entourloupes une nouvelle fois, patron. Même si je doute que je puisse t’appeler comme ça après cette mission. Bon sang, on va me coller un autre humain, à tous les coups.

Josh se permit un sourire en délaissant le casque. Il replongea dans l’eau de M0-Nist, y restant immergé le plus longtemps possible, aspirant et rejetant le fluide, s’en abreuvant, gardant les yeux ouverts en son sein. Il ne comprenait pas ce besoin de s’exposer le plus possible, il n’y avait rien de rationnel à son esprit scientifique. Était-il contaminé en fin de compte ? Il avait attendu les formes de vie visible à l’œil nu repérées plus tôt dans la mission, alors qu’il était certainement dans un bouillon de microorganismes par ailleurs.

Non, lui souffla son intuition. Il n’y a aucun danger pour toi.

Toujours sous l’eau, il perçut les vibrations que produisait l’approche physique et sonore d’Hydra dans le volume d’eau et se retourna. Le vaisseau stationnait à quelques dizaines de brasses de sa position et des sondes sortaient de la soute pour se diriger vers lui.

Je ne t’oublierai jamais, pensa Josh.

Au fond de l’eau, il perçut une gigantesque membrane s’ouvrir sur une sphère luminescente et il discerna enfin les contours des formes de vie qu’il avait observées auparavant, et bien plus, tapies à quelques dizaines de mètres de profondeur. Accessibles, presque. Mais Josh tut l’information. M0-Nist se découvrait à lui parce qu’il avait enfin accepté d’aller à sa rencontre.

Et d’en faire partie.

La pensée avait émergé à la surface de son esprit et il acquiesça silencieusement. Peut-être n’était-il pas appelé à être celui qui résoudrait les mystères des photons ralentis et décalés par l’océan, ou celui des molécules qui disparaissaient purement et simplement, mais au moins emportait-il avec lui une certaine forme de sérénité qu’il ne pensait pas pouvoir atteindre un jour.

Et autre chose, aussi. Ce qui a fait partie de μᛟИՆTtس fait à jamais partie de μᛟИՆ1Tس. Tu fais partie de μᛟИՆ1Tس. Tu fais partie de toi.

Josh n’avait pas compris certains groupes de syllabes mais les images de la planète, telle que ses yeux l’avaient perçu initialement, telle que son corps l’expérimentait à présent, telle que son esprit la délirait, et bien plus encore, s’imprimèrent comme une marque au fer rouge derrière ses paupières. La douleur en moins.

L’ingénieur se sentit en mouvement. Les sondes de collecte s’étaient placées autour de lui, dans l’eau, et avaient placé sous lui un brancard de fortune avec un assemblage grossier de filins avec lequel elles le soulevèrent. Quand il émergea de l’eau, aucune goutte ne tomba de son corps ou de ses vêtements. D’autres robots finissaient de ramasser les restes de son équipement et ce fut un court vol jusqu’à Hydra, suivi d’un vol à peine plus long jusqu’à l’espace, loin de l’influence gravitationnelle de l’exoplanète. Durant toute la première partie du trajet, Josh resta silencieux, assis dans le siège du cockpit, à observer l’atmosphère qui s’assombrissait au fur et à mesure de l’ascension. Il se sentait observateur, à la fois de son environnement mais également de lui-même. Son esprit posait des questions auxquelles il connaissait les réponses et il y répondait donc. Il y avait en effet d’autres mondes par-delà le vide spatial, et certains d’entre eux étaient habités par des formes de vie, des formes carbonées, siliceuses, métalliques… Oui, l’univers ne se résumait pas à μᛟИՆTtس ;

— Combien de temps avant le saut pour rejoindre la Base ? demanda soudain Josh en sortant de sa torpeur méditative.

Deux minutes de référence. Il faut que j’ajuste les paramétrages pour prendre en compte la variation de masse.

— C’est-à-dire ? Quel genre de variation peut nécessiter autant de temps de calcul ?

En soit, aucun, mais par acquit de conscience, j’ai voulu essayer de ramener de l’eau par les sondes de prélèvement, une dernière fois. Et figure-toi que cela a fonctionné cette fois. Et… et je n’ai pas spécialement envie de partir. Je ne sais pas comment l’exprimer autrement.

Toutes les IAs de vaisseaux avaient dans leur programmation un certain niveau de mimétisme émotionnel, mais Josh était certain de n’avoir jamais entendu une entité numérique pousser un soupir auparavant. Il comprenait parfaitement ce qu’exprimait son compagnon.

— Ne t’inquiète pas, répondit-il. Ce qui a fait partie de μᛟИՆTtس fait à jamais partie de μᛟИՆ1Tس. Tu fais partie de μᛟИՆ1Tس. Tu fais partie de toi.

L’ingénieur ressentit un certain contentement à avoir réussi à répéter mot pour mot ce que μᛟИՆ1Tس lui avait confié plus tôt, sans écorcher le nom de la planète.

Le nom de la planète. Notre nom. Mon nom.

Josh acquiesça silencieusement. Il vit le trou de ver s’ouvrir devant lui à la distorsion des constellations derrière et sa bouche s’étira en un grand sourire. L’eau qui était toujours accrochée à lui migra de ses jambes et son buste jusqu’à entourer ses yeux. Il était impatient de franchir ce passage. Iel connaissait à présent toutes les théories derrière le voyage interstellaire, toutes les personnes qui travaillaient dans la Base, et toutes ces planètes dont l’existence lui avait révélé quand l’être-hors-de-lui avait plongé en son sein, et elle allait pouvoir à présent expérimenter le voyage, rencontrer les autres êtres, visiter les autres planètes. Et bientôt, toutes seraient μᛟИՆ1Tس et μᛟИՆ1Tس serait tout. Tel que cela avait été le cas aux premiers instants du monde. Tel que cela n’aurait jamais dû cesser d’être.

FIN

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Originaire de la région de Rouen, Anthony Boulanger vit maintenant à Paris, en compagnie de sa muse et de leurs trois enfants. Touche-à-tout, il travaille aussi bien sur des micronouvelles que des romans et des scenarii de jeux de rôle et de BD, dans les genres de l’Imaginaire. Ses sujets de prédilection sont les Oiseaux, les Golems, la mythologie. Parmi ses ouvrages de prédilection, on trouve : « Le Silmarillion » de Tolkien, « La Compagnie Noire » de Glen Cook, « L’Enchanteur » de Barjavel, « Le Chant du Cosmos » de Roland Wagner, « La Horde du Contrevent » de Damasio, les nouvelles robotiques d’Asimov.