L'homme en noir

L’homme en noir m’a accostée à la fin d’une journée vraiment sinistre : querelle sotto voce au petit-déjeuner avec Nathan, mon mari ; discussion houleuse au téléphone avec la principale du collège des jumelles ; absence pour grippe de deux de mes collègues. Le genre de journée qui donne envie de se réfugier sous la couette en refusant de mettre le nez dehors. Au lieu de ça, j’ai affronté aussi bravement que possible les problèmes. J’ai traîné un peu sur les quais de la Seine, laissant l’air piquant et humide de cette fin février tenter de chasser la boule coincée dans ma gorge depuis le matin. Je n’étais pas pressée de rentrer faire face à une nouvelle litanie de plaintes.

Seul le tictac du temps qui passe avait pu clore la dispute, rien n’était réglé. J’étais certaine que Nathan me sauterait dessus dès que je passerais le seuil de la porte, pour reprendre exactement où nous nous étions arrêtés. J’allais devoir endiguer suffisamment longtemps le flot de mots aigres pour l’informer que Marine et Tess avaient été prises en flagrant délit de vente de cannabis dans les toilettes du collège. Bon sang ! Treize ans, et elles adoptaient déjà un comportement de délinquantes qui ne pourrait pas les mener bien loin.

À quel moment notre chemin familial, riant et idyllique, avait-il pu dérailler à ce point ? Qu’avais-je raté ? Qu’avais-je trop fait, ou pas assez ? En étais-je seulement l’unique responsable ? En quelques courtes années, j’étais passée de jeune mère épanouie à femme harassée, qui se laissait trop souvent porter par le rythme délirant de la vie parisienne, sans prendre une seconde pour crier « pouce » et s’obliger à ralentir, à savourer son bonheur.

Au début, nous étions toujours fauchés, il n’était pas rare de finir les mois autour de dîners uniquement composés de grands bols de lait chaud et de tartines de confiture. Nathan éclatait de rire au spectacle des bouilles hilares des jumelles, barbouillées et collantes, s’appliquant à tirer la langue pour lécher les grains de fraises égarés sur leurs joues roses. L’appart, trop petit, était toujours dans un bazar innommable, nous obligeant à lever haut les genoux pour passer d’une pièce à l’autre. Tout notre temps libre était consacré aux filles, des dimanches délicieux passés à arpenter Paris, nous mettions un point d’honneur à en visiter tous les squares, tous les parcs… loisirs gratuits qui emplissaient nos têtes de souvenirs rassurants.

On s’en moquait pas mal, du pognon, à cette époque ! Il y avait quoi ? Six ou sept ans.

Nous n’avions pas prêté attention à la surveillance discrète, mais efficace du chef de Nathan, exercée depuis qu’il avait intégré la boîte. Quand il lui a proposé de démissionner, de s’associer à lui pour créer leur propre entreprise, la surprise a été totale. À eux deux, ils ont bâti une affaire lucrative au point d’en être presque indécente. Le fric coule à flots, le stress et les responsabilités aussi. Ils ont désormais deux cents employés, et passent beaucoup trop de temps à bosser, bosser, bosser.

Les filles ne connaissent pas la frustration, elles sont pourries, insolentes, se prennent pour des princesses. Je ne peux plus regarder leurs visages empreints en permanence d’une moue de mépris blasé sans ressentir une bouffée de haine à leur égard. Je rêve souvent qu’elles sont mortes, que j’en suis débarrassée. J’ai honte, mais qui peut contrôler ses rêves ?

Autant dire que quand le type m’a parlé, mes défenses étaient mollassonnes, mes capacités à raisonner intelligemment disparues on ne sait où. Je n’ai pas songé un instant à me méfier, à poser quelques questions pertinentes, à exiger un délai de réflexion. Bien au contraire, j’en bafouillais presque, tant j’étais pressée d’accepter. Je ne m’étais jamais laissé embobiner par les bonimenteurs de foire, j’étais fière de ma capacité à flairer les pièges derrière les offres rutilantes des publicités de magazine. Mais là, rien… le vide abyssal dans mon cerveau.

Il a profité sans vergogne de mon maelström intérieur, de ma détresse émotionnelle en ce moment précis. Un peu comme un vendeur de chocolats fins hors de prix sait saisir la ménagère qui vient faire ses courses le ventre vide. Son apparence surannée et débonnaire, associée à un regard incisif, a sans conteste beaucoup joué. À ce jour, toutes ces années après, je reste persuadée qu’il était Belge. Un léger accent, à peine perceptible. Une longue redingote noire et son chapeau melon désuet assorti. Il correspondait en tous points à l’image que je me faisais du Hercule Poirot qui avait hanté mes lectures d’adolescence. Il ne lui manquait plus que des guêtres et une moustache cirée pour parfaire le tableau. C’est absurde, mais je lui ai d’entrée de jeu accordé toute ma confiance, dès ses premiers mots.

— Quel dommage ! Les choses pourraient être tellement différentes. 

Voilà ce qu’il m’a dit.

Je n’ai pas saisi tout de suite qu’il s’adressait à moi. J’étais accoudée au parapet du pont des Arts, je regardais sans le voir le ballet des oiseaux au-dessus de l’eau sale.

— J’ai dit : les choses pourraient être tellement différentes.

— Excusez-moi ? C’est à moi que vous parlez ?

— À qui d’autre ? Je ne vois là que quelques touristes, trop heureux de découvrir Paris la belle pour se laisser envahir par les soucis. Il sera toujours temps quand ils retrouveront leur vie et leur chez-eux. 

En effet, les gens autour de nous étaient tous occupés à régler leur perche à selfies et à sourire connement avant de déclencher la photo, bouche en cul-de-poule pour les femmes, air ténébreux et viril pour les hommes. Ceux qui ne prenaient pas de photos tapotaient fébrilement en direct leurs impressions de la plus belle ville du monde sur les réseaux sociaux. Les quelques rares vrais Parisiens ne s’éternisaient pas, ils couraient presque, affairés, pressés de rentrer à la maison préparer le dîner, regarder les infos, et grappiller quelques heures de sommeil bien mérité avant de reprendre leur folle course le lendemain matin, bien avant l’aube.

Il n’y avait que moi à ne faire partie d’aucune catégorie clairement définie : seule, sans portable à la main, immobile, le souvenir d’une larme que je n’avais pas sentie couler en voie de congélation sur ma joue.

— Pour moi, reprit l’homme en noir, c’est une évidence que vous avez besoin de moi, que vous ne faites partie de rien, là, tout de suite. Si toutes ces personnes n’étaient pas aussi égocentriques, et qu’elles se donnaient la peine de vous regarder, de vraiment vous regarder, cela leur sauterait aux yeux. Si le monde n’était pas aussi cruel et injuste, vous auriez des dizaines d’individus autour de vous, qui vous demanderaient dans tout un tas de langues s’ils peuvent faire quelque chose pour vous. 

Il se tut, avec sur les lèvres le sourire satisfait de celui qui vient d’énoncer une vérité imparable.

— C’est ça que vous vouliez exprimer, en disant que les choses pourraient être différentes ? Que si le monde était mieux fait, tous les touristes viendraient vers moi, s’occuperaient de moi ? 

Il eut un drôle de rire, comme un hoquet d’âne, un bruit incongru. Cela ne devait pas lui arriver souvent, de rire, il n’était pas habitué.

— Ne dites pas de sottises ! À vous entendre, on croirait que je vous parle d’une scène de film romantique, où l’héroïne, on ne sait comment, s’attire la sympathie de l’homme de la rue. Vous ne voudriez quand même pas qu’ils se mettent tous à danser et entonner sur ce pont un chant d’espoir et de gaieté ? La vie n’est pas une comédie musicale, mon petit ! Ressaisissez-vous, ce n’est pas pour rien qu’on les nomme œuvres de fiction. 

L’ironie de son ton me fit absurdement mal. Je cachai mon affliction derrière le sarcasme.

— J’ai bien le droit de m’imaginer ce que je veux ! Venant d’un type qui semble sorti tout droit d’un manoir anglais du début du siècle, c’est un peu fort… du siècle dernier, je précise… 

De nouveau, ce rire étrange.

— Nul besoin de monter sur vos grands chevaux, vous ne parviendrez pas à me convaincre que tout va bien. Vous avez la chance que je m’intéresse à vous, et que je parle français, et non japonais ou danois. Ainsi, vous serez plus à même d’entendre ma proposition.

— Quelle proposition ? Décente ou indécente ? demandai-je avec plus de bravache que je n’en ressentais réellement.

Il avait piqué ma curiosité, et aucune menace n’émanait de lui.

— Ah, mon petit ! Il y a fort longtemps qu’aucun sujet ne m’avait autant amusé. Je ne regrette pas de vous avoir dénichée. Ma proposition est tout ce qu’il y a de plus honnête, à défaut d’être banale. 

Inconsciemment, j’adoptai son phrasé un peu démodé et précieux.

— Et quelle est-elle, je vous prie ?

— Vous êtes tombée en tristesse, rien ne va plus. Je le sens, je le devine. Ces sourcils sévèrement rapprochés, ce minois chiffonné, ces poings qui ne cessent de se serrer… Je connais ces signes, ils ne trompent pas.

— Et que disent-ils ?

— Ils me narrent l’histoire d’une vie qui a quitté la voie qu’elle aurait dû suivre jusqu’à son terme, ils crient le récit de chemins de traverse pleins d’ornières et de trous. Une vie qui menace de chuter, peut-être pour ne plus se relever.

— Admettons que vous soyez dans le vrai. Que pourriez-vous y faire, vous ?

— Moi ? Pas grand-chose, mais…

— C’est bien ce que je pensais.

— Allons, mon petit, permettez-moi d’aller au bout de mon propos. Je ne suis certes pas en mesure de changer quoi que ce soit à votre état d’esprit actuel. Toutefois, il est en mon pouvoir d’altérer le passé. Ou, plus exactement, de vous donner la possibilité de revenir au moment où vous pensez que tout a basculé, afin de remettre les wagons sur les bons rails. Voilà, conclut-il, avant de sortir une pipe qu’il se mit à cureter sans plus me regarder.

Repartir, recommencer, effacer ses erreurs, qui n’en a pas rêvé, au moins une fois dans sa vie ? Remplacer l’arrogance de mes filles par de l’amour filial, l’indifférence surbookée de Nathan par de la tendresse conjugale, ma propre mollesse familiale par une énergie positive. L’idée ne pouvait que me séduire. Elle aurait séduit n’importe qui. Tout un chacun traîne quelques casseroles, des regrets, des remords. Même le plus vertueux des hommes a, un jour ou l’autre, blessé son prochain. Que ce soit par inadvertance ou sciemment. L’a regretté. Et donnerait n’importe quoi pour effacer son faux pas.

Hélas, c’est une leçon qu’on apprend très tôt : ce qui est fait est fait, et ne peut être défait. Des paroles malheureuses, échappées dans un moment de faiblesse, ne peuvent être ravalées, toutes les excuses du monde ne peuvent rien y changer. On a beau s’excuser, supplier, pleurer, cajoler, les mots ou les actions seront là pour toujours. Même si on a été pardonné, leur ombre restera, indélébile.

Alors, dans la solitude de son esprit, on réécrit l’histoire, on s’imagine dire ceci plutôt que cela, on trouve des réparties qui évitent l’impair. On visualise la scène autrement. La réalité n’en reste pas moins identique, dans toute sa cruelle vérité.

Où tracer la ligne entre avant et après ? À quelle date les choses avaient-elles commencé à déraper ? À la création de la nouvelle entreprise, c’est certain. Encore que la surprise de la naissance des filles, cette gémellité non décelée à l’échographie, nous avait tellement pris de court que nous nous étions oubliés en tant que couple. Je pouvais aussi jouer la sécurité, repartir au tout début, bien avant Marine et Tess, empêcher Nathan de signer pour ce boulot. Il ne rencontrerait pas Paul, ne développerait pas cette entreprise. Il trouverait un autre job qui le satisferait jusqu’à la fin de ses jours. Moins d’argent, moins de soucis, plus de bonheur. L’équation parfaite.

De plus, cette solution me permettait de réellement recommencer, une vie toute neuve, pleine d’inconnu et sans sensation de déjà-vu. Le plus beau cadeau que je ferais jamais à notre famille, un cadeau digne de ce nom puisque je n’en attendrais rien en retour. Ni Nathan ni les filles n’en sauraient jamais rien. Je connaissais la date idéale, Nathan était allé à l’entretien d’embauche le jour de mes vingt-cinq ans. Je n’avais qu’à le convaincre de laisser tomber ce travail, de l’emmener fêter mon quart de siècle au bord de la mer. Une petite escapade amoureuse, une folie pour notre budget d’alors, mais qu’importe.

J’avais lu et étudié Goethe, je savais pertinemment ce qu’il en coûte de pactiser avec le diable. Je n’ai pas pensé une seconde que les conséquences pourraient être aussi funestes en acceptant l’offre de l’homme en noir.

Je murmurai :

— 22 mai 2000.

— Ah, l’an 2000, parfait, parfait, mon petit. Une date idéale, qui porte en elle-même des possibilités de recommencements, de nouveaux départs. Très bon choix. Fermez les yeux, mon petit, et laissez-moi faire. 

Encore sceptique, j’obéis néanmoins. Je ne distinguais qu’à peine l’éclat de l’éclairage de rue derrière mes paupières closes, je devinais l’ombre des passants quand ils s’interposaient entre les lampadaires et moi. Le clapotis de la Seine, le cri des oiseaux, la respiration sereine de l’homme en noir se mêlèrent au froid nocturne, et m’engourdirent rapidement. Je flottais, mes muscles se décrispaient, je n’avais plus envie de rester debout. Je sentis vaguement les bras chaleureux de l’énigmatique étranger accompagner mon corps jusqu’au sol. Je n’avais plus qu’une idée en tête : m’allonger.

J’ai dû finir par m’endormir, car ma mémoire a perdu quelques minutes de souvenirs. Quand j’ouvris les yeux, ma première sensation fut celle du soleil du soir qui caressait mon avant-bras, dernier sursaut de chaleur et de lumière avant de renoncer et laisser la place à la nuit. Je connaissais bien cette sensation, je l’avais éprouvée si souvent dans notre deux-pièces sous les toits, au début de ma relation avec Nathan.

Nathan, justement, penché sur moi, souriant de toutes ses dents, un sourire franc, sincère, que je n’avais plus vu depuis si longtemps. Je portai ma main à sa joue.

— Quel jour sommes-nous ?

— Lundi.

— Lundi quand ?

— 22 mai.

— 22 mai 2000 ?

— Ben oui ! Quelle question ! Tu es une grosse dormeuse, mais pas au point de faire la sieste toute une année ! rigola Nathan.

Lundi 22 mai 2000.

Je répétai ces mots une dizaine de fois, avec ravissement. L’homme en noir disait vrai. Il m’avait renvoyée à l’exact moment où j’estimais que mon existence avait pris le mauvais aiguillage. J’avais une chance de tout reprendre.

Je me dressai brusquement sur mes pieds, et quittai le canapé, direction la chambre, Nathan sur les talons.

 — Muriel, ça va ? s’inquiéta-t-il.

Je ne pris pas la peine de répondre, plongeai la main sous le lit pour en tirer notre unique sac de voyage. Je l’ouvris en grand et commençai à y fourrer des vêtements, pêle-mêle, sans vraiment prêter attention à ce que j’y mettais.

— Va préparer une trousse de toilette. Vite, vite, on n’a pas de temps à perdre !

— Mais… pourquoi ? Où va-t-on ? protesta Nathan.

— À Deauville, tu m’emmènes à Deauville pour mon anniversaire.

— Mais je ne peux pas ! J’ai un entretien d’embauche demain, tu le sais bien. Dans cette société qui…

— On s’en fout ! le coupai-je. Il y a bien plus urgent.

— Plus urgent ?

— Oui ! Aujourd’hui commence une nouvelle vie ! On fiche le camp ! 

Je faillis ajouter « une vie meilleure que la précédente », mais Nathan n’aurait pas compris. Il objecta encore un peu, pour la forme, mais s’inclina vite, devant ma ferme résolution de partir en escapade. Je balayai ses arguments d’ordre financier, c’était le printemps, nous trouverions bien un camping où dormir. Au pire, nous nous serrerions l’un contre l’autre sur la plage, rassemblés sous nos sacs de couchage accrochés l’un à l’autre. Nous étions jeunes, nous étions amoureux, j’étais décidée cette fois à ne pas laisser la précieuse flamme du bonheur s’éteindre. Je n’aurais qu’un secret pour Nathan : l’homme en noir. Tout le reste, je le lui dirais, je ne lui cacherais rien.

Nous partîmes, pouces levés, dans la brise printanière qui donnait un petit coup de folie aux artères parisiennes. Nathan ne se rendit pas à son entretien, sans prévenir, grillant ainsi définitivement ses chances de poste dans la société. Que Paul se trouve un autre associé ! Il décrocha un emploi intéressant et satisfaisant dans une autre entreprise, plus petite que la précédente, à l’atmosphère chaleureuse. Je ne doutai pas un instant qu’il s’y épanouirait, et ne la quitterait pas. Je terminai mon doctorat, et au lieu d’user mes semelles à courir les entretiens, j’attendis patiemment que l’annonce pour mon poste paraisse dans les journaux. Sans surprise, j’obtins le job cette fois encore, je l’aimais trop pour en changer.

J’aurais pu me débrouiller pour devenir très riche, très vite, en investissant dans des plans que je savais sûrs. Je résistai à la tentation. C’était l’abondance de fric qui nous avait amochés la première fois, je n’en voulais pas. Et puis, tous les livres, films, qui parlent de retour en arrière le montrent : tirer parti de la situation pour spéculer finit toujours mal.

Je tombai enceinte, à la même période, après avoir eu avec Nathan la même discussion sur l’arrêt de la pilule.

Je nageais dans la félicité, l’écueil était loin derrière nous.

— Vous désirez connaître le sexe de l’enfant ? demanda le même technicien à l’échographie.

Nathan hocha la tête, je pouffai avec indulgence.

— Si tu savais, pensai-je, la bourde que tu t’apprêtes à faire ! Elles sont deux, et toi, tu n’en vois et n’en entends qu’une. Mais je te pardonne, va ! 

Je regardais l’écran, incapable de comprendre ce que je voyais. Était-ce Marine ou Tess, ce bout de truc qui s’agitait ? Je ne compris pas tout de suite ce que l’homme venait de dire.

— Pardon ? Vous pouvez répéter ?

— C’est un garçon.

— Non, non, non, non, il y a une erreur. Vous, vous avez ENCORE fait une erreur ! On ne peut décidément pas vous faire confiance ! Où avez-vous appris votre métier, enfin ? C’est quand même dingue, ça ! 

Nathan et le technicien me regardaient avec les yeux écarquillés, muets de stupeur. Si je n’avais pas été aussi furieuse, j’aurais ri de leurs mines ridicules.

— Qu’est-ce que tu racontes, Muriel ?

— C’est évident, voyons, il est nul ce gars. Il nous annonce un garçon, alors que non. Il n’y a pas de garçon, ce sont des filles. Des jumelles. Marine et Tess. S’il regarde mieux, il le verra.

— Je vous assure, mademoiselle, que c’est un garçon, et qu’il est tout seul.

— Mais oui, bien sûr ! Et moi, je suis la reine d’Angleterre. Allez viens, Nathan, on va aller ailleurs. 

J’entraînai un Nathan abasourdi par la main, il bredouilla quelques excuses pitoyables.

— Désolé, ça doit être les hormones. 

Nous nous rendîmes dans trois cabinets successifs, obtenant le même verdict à chaque échographie. Un garçon. Je sombrai dans un état dépressif, flirtant avec l’anorexie. Je ne pouvais rien dire à Nathan, qui ne savait plus quoi faire pour me tirer de ma léthargie. La conception d’un enfant est un hasard magnifique, la rencontre aléatoire des deux éléments. Je pouvais raisonnablement faire confiance à mes ovaires pour avoir mis à disposition le même ovule qu’autrefois. Mais les spermatozoïdes de Nathan n’avaient pas commencé la course dans les mêmes conditions. Je n’avais pas de certitude sur la date de fécondation, j’avais rétréci la fenêtre autant que je l’avais pu, sans succès.

Le vainqueur de la première fois s’était fait coiffer au poteau par un autre. Était-il au moins sur la ligne de départ cette fois ? Je ne pouvais pas le savoir. Mes deux petites filles, mes deux resplendissantes jumelles avaient sûrement disparu dans la cuvette des toilettes quand j’étais allée faire pipi le lendemain matin de ma nuit d’amour avec leur père.

Je n’avais rien contre ce petit garçon dans mon ventre, je ne le détestais pas. Il n’était qu’une victime innocente de ma piteuse tentative de transformer ma vie. Je n’éprouvais pas de haine, mais pas d’amour non plus. J’étais trop engluée dans ma culpabilité, j’avais l’impression d’avoir assassiné mes jumelles. Il n’y avait pas de place dans mon cœur pour cet usurpateur.

Comble de l’ironie, je donnai naissance à Louis le même jour que ses sœurs. Je supportais à peine de le regarder, de m’en occuper. Dès mon retour de la maternité, j’abandonnai à Nathan le soin du nourrisson. Je ne l’allaitai pas, et retournai travailler après une semaine. Nathan ne me reprocha rien, il prit l’enfant en charge, allant jusqu’à se mettre en congé parental pour trois ans afin de se consacrer entièrement à lui, pauvre petit privé de l’affection de sa mère.

Quand il croyait que je ne l’entendais pas, je surprenais Nathan parfois, qui chuchotait à Louis :

— Ne t’en fais pas, mon petit prince, je t’aimerai bien assez pour nous deux. 

Comment expliquer à l’homme de ma vie que je crevais du manque de mes filles ? De toute façon, si je lui avais révélé la vérité, il ne m’aurait pas crue. J’étais enfermée dans cette vie simulée, dans ce leurre hypocrite pour treize ans, à attendre de plus en plus impatiemment un certain soir de février, une silhouette en noir sur le pont des Arts. Bien sûr, Nathan me quitta, emportant Louis avec lui (bon débarras). Bien sûr, je sombrai dans l’aigreur, mâtinée d’un alcoolisme rageur. Si j’avais pu exposer mes raisons, j’aurais reçu compassion et manifestations de soutien. Murée dans mon silence, je perdis mes amis, mon travail, l’envie de vivre. Sans même une photo de mes chéries, je perdis pied.

C’est décatie, sans domicile, puante et mal fagotée que je retrouvai l’homme en noir à la date fatidique. J’avais tellement craint qu’il ne soit pas là, que je l’aie perdu à jamais, que j’éclatai en sanglots en apercevant son chapeau melon. J’inspirai à pleins poumons l’odeur délicieuse du tabac de sa pipe.

— Dieu du ciel, mon petit ! s’écria-t-il. Que diable vous est-il arrivé ? 

Je ne pus que marmonner, à l’infini :

— Rendez-moi mes filles, rendez-moi mes filles…

— C’est horriblement embarrassant, mon petit, mais je crains que ça ne fasse pas partie de mes attributions.

— Que voulez-vous dire ? Vous m’avez projetée en arrière, vous pouvez bien me ramener en avant, non ? On efface tout, et je me débrouille pour recoller les morceaux de la vie que j’avais.

— Croyez bien que si je le pouvais, je le ferais. Vous êtes à faire peur ! Si seulement je pouvais…

Gentiment, presque paternellement, l’homme en noir me prit par le coude et me guida, à petits pas, jusqu’au café le plus proche. Les serveurs grimacèrent à ma vue, prêts à me refouler, mais, soit par égard pour l’aspect éminemment respectable de l’homme en noir, soit par pitié, ils décidèrent de nous laisser nous attabler, tout au fond de la salle. L’homme en noir me commanda une omelette et un thé qu’il laissa infuser jusqu’à ce qu’il soit fort à me faire grincer des dents.

À voix basse, égale, il m’expliqua qu’il n’était pas en mesure de me restituer mon existence. C’étaient les règles, il ne faisait qu’obéir, il n’était pas décisionnaire en la matière.

— Mais alors qui décide ? implorai-je. Menez-moi à lui ou elle, laissez-moi plaider ma cause.

— Impossible, ce n’est pas ainsi que cela fonctionne. Moi-même, je serais bien en peine de vous indiquer un lieu où vous rendre, une personne à qui parler. Je me contente d’attendre des sujets en besoin de mes services, de leur exposer ma proposition. S’ils refusent, je passe mon chemin sans plus insister et je me mets en quête du sujet suivant. S’ils acceptent, je passe tout le jour sur le lieu de notre rencontre. Ces rencontres sont comme des bulles, individuelles, uniques, impossibles à reproduire. Croyez bien que je suis navré, mon petit. Il arrive parfois que, disons, ça tourne mal.

— Vous pouvez le dire… 

Je recommençai à pleurer.

— Regardez-moi, je suis une loque, je ne suis plus rien. Tout ce que je veux, ce sont mes filles. 

Un des serveurs vint déposer une énorme part de tarte aux pommes sur la table.

— Pour la petite dame, c’est la maison qui offre. 

Je fus tentée de lui écraser la pâtisserie sur la figure, de libérer sur lui treize années de souffrance et de frustrations, de lui faire payer à lui, pauvre gars innocent, mes torts envers Marine et Tess, abandonnées sans réfléchir, et envers Louis, à qui je n’avais jamais donné sa chance. Je n’en fis rien, grattai au plus profond de mon âme pour en exhumer les derniers vestiges d’humanité. Je lui souris avec gratitude.

— Merci, monsieur. 

Le serveur, ragaillardi par ma réponse appropriée à son acte charitable, me tapota la main benoîtement. Je fis semblant d’attaquer la tarte avec gourmandise, alors que mon estomac était noué par les révélations de l’homme en noir.

— Il n’y a donc plus aucun espoir ?

— Il y aurait bien une solution, mais je doute qu’elle vous plaise.

— Dites toujours, Hercule.

— Hercule ?

— C’est comme ça que je vous appelle, dans ma tête.

— C’est drôle ! 

Je m’irritai de ce changement de cap, il avait évoqué une solution, que je brûlais d’entendre.

— Je vous expliquerai un jour. Quelle solution avez-vous en tête ? lançai-je, plus abruptement que nécessaire.

L’homme en noir se rembrunit.

— Pas la peine d’être agressive, mon petit. J’essaye de faire au mieux.

— Pardon, pardon…

— Bon, passons. Vous pourriez retourner en arrière, et essayer une troisième fois. Je sais bien que les statistiques ne sont pas en votre faveur, mais, qui sait ? Un petit coup de pouce du destin, et vous retombez sur vos jumelles. 

Son programme ne m’enchantait pas vraiment.

Une idée lumineuse me vint soudain.

— Et si, au lieu de repartir des années en arrière, je ne reculais que d’un jour ? Ma vie serait identique, avec mes filles ? Ça pourrait marcher, non ? 

Je m’animai à cette idée, me redressai. J’essuyai la morve sur mon visage de ma manche crasseuse. Comment n’y avais-je pas songé plus tôt ? Ainsi, je jouais la sécurité ! J’exultais en babillant comme une enfant. Puis je vis la mine sombre de l’homme, ses yeux qui fuyaient les miens.

— Oh, dis-je simplement.

— C’est plus compliqué que ça. Une fois que vous avez fait un retour en arrière, les retours suivants ne peuvent être postérieurs à cette date. Je vous ai renvoyée au 22 mai 2000, c’est là que vous devez retourner au minimum. Vous pouvez choisir de repartir plus tôt, mais pas plus tard. Jamais. 

Ainsi soit-il. Pour la troisième fois de ma vie, je revécus ce fameux lundi 22 mai 2000. Ai-je besoin de préciser qu’une nouvelle grossesse ne m’apporta pas Marine et Tess ?

J’en suis désormais à, voyons, dix-sept voyages du 26 février 2016 au 22 mai 2000, dix-sept échecs. Dix-sept fois où j’ai accouché des mauvais enfants. J’ai eu quatre fois des fausses joies, des grossesses multiples qui ont donné d’autres enfants que mes filles. Je suis experte dans l’éducation des enfants. J’ai perdu Nathan deux fois. Trois de mes enfants sont morts à des âges variés. En années cumulées, j’ai vécu un peu plus de trois cents ans. Je ne suis jamais retombée aussi bas que la première fois.

Désormais, je prévois toujours un petit cadeau pour l’homme en noir, une nouvelle pipe, un tabac exotique aux effluves agréables, un chapeau de prix. Il a un sale boulot quand on y pense, autant qu’il y ait quelques compensations. Je lui ai expliqué pourquoi je l’appelais Hercule, et il a beaucoup ri.

— Ah, mon petit, je serais bien en peine de résoudre une quelconque affaire criminelle. 

J’aime à croire qu’au fil du temps, ces heures que nous passons ensemble une fois tous les seize ans ont tissé une amitié vraie entre nous. Il m’a avoué que je suis le seul sujet auquel il soit vraiment attaché. Il attend toujours avec impatience mon apparition, il a envie que ça marche. Pas autant que moi, bien sûr, mais presque.

Nous sommes le 25 février 2016, demain j’irai le retrouver sur le pont des Arts, je secouerai la tête de loin, il saura que c’est un nouvel échec, que je vais devoir me résoudre à encore changer de peau. La vie de ce dix-huitième voyage était la plus réussie de toutes, je répugne un peu à la supprimer. J’ai trois enfants charmants, l’aîné entre dans l’adolescence sans changement marquant, il continue à m’embrasser et réclamer des câlins. Ils vont me manquer.

Mais mon voyage doit continuer, je le dois à Marine et Tess. Peut-être un jour me résoudrai-je à lâcher prise, et me contenter de ce que j’ai, sans courir après les sirènes du passé.

Pas encore, je ne suis pas prête. J’enveloppe soigneusement les guêtres démodées que je vais offrir à Hercule demain, un clin d’œil qu’il appréciera à coup sûr. Je vais border les petites pour la dernière fois, ébouriffer les cheveux du grand pour la dernière fois, lui dire de ne pas lire plus tard que vingt et une heures trente. Je vais rejoindre ce Nathan-là pour la dernière fois, faire l’amour avec lui pour la dernière fois.

Puis je vais profiter d’une bonne nuit de sommeil. Je dois être en forme, demain j’entame mon dix-neuvième voyage dans le temps.

FIN

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Auvergnate d’adoption, Céline Saint-Charle vit au pays des volcans. Elle a toujours écrit, semant ses textes un peu au hasard, les perdant dans des crashs de disques durs. Après quelques participations victorieuses à des concours de nouvelles, elle se décide à passer le cap de la publication, d’abord en autoédition, puis en édition traditionnelle. Prolifique, elle alterne l’écriture de romans et de recueils de nouvelles, pour les enfants, les adolescents et les adultes. Dans des genres variés qui reflètent sa curiosité insatiable envers l’humain et ses relations complexes, elle s’interroge beaucoup sur l’avenir de l’humanité.

http://celinesaintcharle.wordpress.com/