L'enfant de l'imprégnation

3 AVRIL 2011

Les périodes d’instabilité sociales et individuelles se succèdent depuis plus de trois siècles, poussées par les spasmes temporels qui saccadent la linéarité classique de l’entendement humain du temps et de l’espace. D’avant en arrière, en avant. Vers le quand. D’arrière en avant, en arrière. Vers le où, vers les trente-trois directions de la rose des vents.

Les campagnes d’invasion systématiques d’Anaël Saraï se poursuivent dans le chaos prédit.

Dans la tente, le Scribe est accroupi, les genoux plantés dans la terre sèche du sol. Le sang de l’oie sacrifiée qu’il a abattue selon le rituel pré-post-guerre dessine des nuages directionnels que lui seul est capable d’interpréter. Le Scribe est maître dans l’art de manier folklore prophétique et technologie de pointe. Concentré sur sa lecture des avenirs et des passés entrelacés dans le sang et la terre, il écoute ses machines séquencer les possibilités. Le Scribe contrôle la synchronisation du temps-machine et du temps-prédiction. Le bourdonnement cesse. Le Scribe lève la tête vers l’Empereur Saraï.

Ce sera Rampunen, Pyla puis Hassakar.

L’Empereur hoche la tête. Ses généraux se dispersent. Les troupes se remettent en route. Des nuages de drones délicats comme des libellules, précis et meurtriers, survolent les troupeaux de tanks lourds et lents dont les chenilles écrasent pierre et terre. Chevaux et 4x4 blindés galopent côte à côte, prennent la tête, suivant le doigt du Scribe qui montre la direction.

Les troupes sont passées. Elles ont écrasé le blé ainsi que l’homme debout les bras en croix face au canon du char d’assaut, sans photographe de presse pour immortaliser la scène ni gagner de prix de la photo de guerre. Il n’y a plus de presse, plus d’Occident, plus d’international. Juste les vagues inexorables soufflées par l’Empereur Saraï vers le où et vers le quand.

L’ennemi vaincu s’est soumis, a enterré ses morts et balayé sang et ossements.

Les troupes sont de retour à leur point stable au centre des trente-trois directions des où et des quand, avant le prochain saut. Le village traditionaliste est dirigé par Nadou, le Grand Prêtre et Sorcier de la religion impériale. Il est l’un des tous premiers soumis, l’un des tous premiers à avoir prêté allégeance à l’Empereur, il y a bien longtemps, il y a quelques minutes. Nadou avait vu le potentiel inéluctable d’Anaël Saraï. Il avait évité un bain de sang ponctuel et irréversible à son peuple.

Le Scribe à nouveau accroupi, les genoux plantés dans la terre, marmonne en lisant pendant que ses machines bourdonnent dans la nuit. Dans une tente à l’autre bout du campement, la voix d’Audrey Seurrat dit :

« Manolo, tu m’avais promis que ce serait bientôt fini. Manolo, l’enfant est mort. »

À la lueur de la petite lampe posée sur la table, Manolo Khady répond :

« L’enfant. Je ne me le pardonnerai jamais. »

Elle l’interrompt d’un geste fatigué de la main, assise sur la chaise de l’autre côté de la table. La lampe entre elle et lui.

« Comment peux-tu penser être un saint si tes prêtres sont des assassins ?

— Ce sont aussi les tiens.

— Non ! Jamais, Manolo. L’enfant, Manolo, exige-t-elle. »

Manolo quitte le village sans encombre. Il passe devant la tente des généraux et les regarde l’un après l’autre. Il ne s’arrête pas et s’enfonce dans la forêt.

2 juillet 1489

Quatre résistants se ruent sur Liga. Manolo retrouve son visage, bouffi et maculé de sang, séparé de son corps à des milliers de kilomètres et des milliers d’années.

27 mai 1991

Boris a disparu. Disséminé.

10 février 38056

Les atomes du corps de Xizeug ont été désassemblés à des milliards d’années-lumière.

L’horloge est prise de frénésie. Anaël ambitionne les étoiles. Manolo ne court pas assez vite. Peut-il encore dater les faits ? Il efface les dates.

18 décembre 1387

Il retrouve par miracle le cadavre entier d’Audrey Seurrat. Sauf son utérus. Sauf l’enfant qu’il contenait.

Audrey et lui quittent ensemble le village traditionaliste et passent devant la tente. L’Empereur Saraï a hoché la tête. Le temps a vibré. Une fois encore, le Scribe a synchronisé. Audrey et Manolo entendent résonner les pas des généraux sortir de la tente.

Ils courent et s’enfoncent quelque part au cœur de la forêt moite. À un certain moment, ils modifient au fond d’eux-mêmes leur imprégnation. Seules cinq étoiles et la lune bleue brillent encore dans la nuit. Des éclairs éblouissants sillonnent le ciel pendant quatre heures ou pendant quatre siècles, comme des miroirs d’où coule la sève irradiée du temps et de la rose des vents, enfin immobiles. Manolo tient dans ses bras l’enfant arraché à son utérus. Audrey tient dans ses bras l’enfant revenu.

FIN

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