Ad libitum

Aile B – Zone d’essais 211

D’une pichenette distraite, Igor propulsa le minuscule insecte stridulant qui rampait vers sa tasse à café vide. La chitine, prise entre l’ongle et la table, laissa sur son doigt une trace couleur fraise. Syn woodlouse… Il marmonna l’insulte héritée de son enfance polonaise, s’essuya dans sa blouse, puis reprit au goulot une gorgée de ce whisky nippon qui ne le quittait plus depuis la dernière séance de test.

L’anxiété le rendait plus brusque que de coutume. Le proche aboutissement de trente années de recherches dont douze menées sous le sceau du secret d’État, sans vie sociale autre que quelques échanges entre collègues autour de la machine à café excusaient son état inhabituel. De l’autre côté de la vitre renforcée la sphère métallique transpercée de câbles, hérissée de tubulures et constamment refroidie à l’azote liquide, laissait échapper à intervalles réguliers des jets de vapeur, pulsait et grondait, comme animée d’une âme maléfique. La concrétisation à trois cent quatre-vingt-deux millions d’euros de plusieurs centaines de pages d’équations et d’algorithmes. Le rejeton boulonné d’une intuition géniale, fusion d’un don et d’une obsession.

Misanthrope et obsessionnel, Igor jouissait de trois autres atouts pour devenir physicien d’exception : la laideur incontestable de son apparence physique qui lui épargnait d’être dérangé dans ses réflexions par d’intempestives propositions amoureuses, sa visualisation innée des mathématiques les plus abstraites et la présence d’un petit poste de télévision dans sa chambre un soir de son adolescence, lorsque fut diffusé le premier opus de Retour vers le futur. Trente ans plus tard, tourné toute sa vie durant vers cet unique objectif, il en savait bien davantage sur la courbure de l’espace-temps, les risques de paradoxes et la puissance requise par le Voyage que Doc Brown en personne. Il devait cependant s’incliner quant à la miniaturisation de son propre convecteur temporel… Pas moins de sept tonnes et autant de super–calculateurs, intriqués dans une machinerie d’une complexité inouïe étendue sur 150 m². Nano-circuits, métaux rares, conduites de gaz ionisé, processeur quantique. Des kilomètres de connexions duales à plasma, avec assez d’énergie pulsant à l’intérieur en deux minutes pour éclairer Paris durant six mois.

Et un bouton on/off rétro-éclairé en vert pomme.

Tout cela conditionnait le fonctionnement de l’œuf : sa capsule temporelle. La version d’Igor de la DeLorean, dont l’intérieur laissait tout juste assez de place pour un homme accroupi. Mais une version configurée uniquement pour le voyage vers le passé ; la route vers l’avenir posait encore de bien plus sérieux problèmes techniques.

Il reprit du whisky, relut les sorties-rapports du dernier test. Bon sang, tout cela fonctionnait ! C’était évident, toute autre conclusion était impossible, mathématiquement, physiquement et objectivement évidente, mais alors… dobry bóg dobrego boga, où finissaient tous les sujets d’expérience ?! Bille de métal, fleur, stylo, rat… tous s’étaient dématérialisés comme prévu dans l’habitacle, mais aucun ne s’était retrouvé à son point de départ une heure précise plus tôt comme cela aurait dû être.

Une fois encore, ce soir, à 0 h 22 précisément, l’œuf s’était bien activé de lui–même, comme guidé par une main invisible. Dans un vrombissement de centrifugeuse, tous les voyants pulsant au rythme d’une invisible mélopée, un point minuscule de l’univers s’était replié sur lui–même, le temps et l’espace roulés en boule. Et puis un silence, comme une expiration. Un déclic : la porte métallique s’était ouverte automatiquement pour dévoiler l’intérieur de l’œuf. Vide.

Si cela signifiait que l’expérience serait bien tentée une heure plus tard, c’était aussi la manifestation concrète que ses effets demeureraient au mieux incertains pour le sujet d’étude qui serait glissé dans l’habitacle.

Igor jeta un œil à sa montre. 1 h 17. Encore cinq minutes et il aurait sa réponse. La plus probable, tout bien considéré, étant que le voyage vers le passé créait une autre réalité sans empiéter sur le cours de sa propre origine. L’objet devait réapparaître mais en présence d’une autre version d’Igor dans l’un des univers parallèles dont nous ne sommes que l’une des expressions…

Il ne restait qu’une solution, qu’il était bien déterminé à éprouver l’alcool aidant.

Nul autre que lui dans la zone d’essai 211 au milieu de la nuit. Et pour cause, selon son planning prévisionnel de la semaine il n’avait rien à faire là. Son accréditation était illimitée mais depuis la première ligne de code jusqu’au dernier ajustement de pression dans la valve d’un circuit ternaire, chaque étape de son activité était soumise à un contrôle strict. Les sommes engagées et la valeur potentielle de l’invention ne souffraient aucune dérogation au processus signé avec les services secrets de l’État.

Ce qu’il envisageait de faire dans les minutes à venir n’aurait jamais obtenu l’aval des hautes autorités avant des années et des années de validation d’expérience, lorsque le Voyage ne serait pas plus risqué que de traverser la rue en dehors des passages piétons.

Mais il devait savoir. Maintenant.

Le synchrotron bipa à trois reprises. Plus que trois minutes avant le décollage vers le passé. Une toute petite heure mais de loin la plus importante depuis l’émergence de l’Humanité. Igor siffla une dose de whisky, reposa la bouteille sur son bureau, se leva presque sans vaciller, sortit de la salle de contrôle et d’un pas étonnamment ferme rejoignit la zone d’essai. L’œuf au centre de la pièce ne dépassait pas la ligne de ses épaules. Des millions d’années d’évolution ramassés en cet infime point du monde. Igor passa la main sur la surface noire, vibrante, qu’il sentait presque palpiter sous sa paume. Promesse ou menace d’un secret ultime. Allait-il se dérober lui aussi au dernier instant, comme la seconde précédant le Big Bang ou la matière noire baignant l’univers ?

Il s’accroupit et entra dans la capsule, le souffle court. La bosse qui déformait son dos heurta la paroi nervurée de câbles. Il s’assit tant bien que mal. Trois nouveaux bips du synchrotron. Igor suivit du regard la porte qui se refermait lentement. Un chuintement le scella sans retour dans l’habitacle comme dans un sarcophage. Ne le reliait plus au monde extérieur qu’un petit hublot au travers duquel il ne voyait que le sol lisse et le couloir qui menait à son bureau. Aucune manœuvre ne pourrait désormais empêcher son invention d’aller au terme du processus.

Il expira lentement, en profondeur, ses pensées noires arrosées d’alcool refluèrent en même temps que s’échappait l’oxygène vicié qui stagnait au fond de ses poumons. Son inspiration fut plus profonde encore, les yeux clos, à genoux sur le revêtement froid, comme en prière, glissant en lui l’espoir d’une réussite, la preuve que toute une vie de privations ne saurait être vaine. Igor se voyait comme les moines médiévaux, reclus et tout entiers consacrés à une mission unique. Sa religion était la science, il se donnait à elle sans retenue et c’est dans le flot lent de ces réflexions que s’écoula la dernière minute du compte à rebours.

Un vrombissement sourd explosa dans l’habitacle.

Chaque parcelle d’air fut prise de tremblements.

Quelque chose fit chboum et Igor se sentit basculer en arrière comme dans un gouffre. Tout son corps fourmilla, sa vision explosa en une nuée stroboscopique de petits points lumineux qui semblaient tourbillonner dans un puits sans fond. Il se dit que tout cela avait un drôle d’air de trucage vintage. Le son et les dimensions s’emmêlèrent, se démêlèrent.

Et, à sa grande surprise, ce fut tout.

Il reconnut le déclic, bien qu’il résonnât étrangement : la porte de l’œuf s’ouvrait automatiquement devant lui. Il ouvrit les yeux. Il leva les yeux. Il écarquilla les yeux. La porte était immense. Le hublot béait à deux cents mètres du sol comme l’œil de quelque cyclope. Un vent violent s’enroula autour de lui. Le chuintement habituel se mua en un grincement sourd qui résonna jusque dans son ventre.

De façon absurde il eut le réflexe de se reculer, encore à genoux. Il fit un tour sur lui–même, vacilla, les dernières brumes de l’alcool se délitant dans son cerveau. Il ne rêvait pas. Il voyait clair. L’œuf avait grandi au-delà de l’imaginable. Igor estima qu’il se tenait comme au centre d’un terrain de football.

Le souffle court, presque chancelant, il fit plusieurs tours sur lui–même. Il se prit le visage à deux mains au ralenti, tel un acteur du cinéma muet. Tout était bien réel : son esprit analytique prit le relai. Le Voyage l’avait projeté dans une dimension parallèle en altérant les structures inertes. Bien. Lui-même ne souffrait pas, n’avait ressenti aucun changement interne.

Mais jusqu’où le phénomène s’était-il propagé ? N’y aurait-il qu’une sphère autour de l’œuf, au-delà de laquelle tout serait ramené à sa taille standard ? La Terre entière avait-elle enflé démesurément, au risque de déséquilibrer tout le système solaire ? Peu probable. Et surtout quel enchaînement d’équations était faussé ?

Igor prit la direction de la sortie, passant mentalement en revue les liens clés de la structure théorique de sa machine à voyager dans le temps. Un petit objet brillant attira son attention. Une bille ; semblable à celle utilisée pour un essai deux mois auparavant. Bon. Le phénomène ne semblait donc pas réversible dans le temps…

Trente secondes plus tard, il sortit de l’habitacle en enjambant le joint de caoutchouc noir qui courait tout le long de la porte. Pas de risque de se faire attaquer par une araignée, songea-t-il, les locaux étaient stérilisés, ventilés, chaque centimètre cube d’air filtré et aucune micro–fissure dans les murs pour laisser entrer le moindre insecte.

Il marqua un temps. Son intuition lui soufflait qu’il était plus seul que jamais. Aucun argument objectif ne plaidait pour une autre option. Il reprit son périple à travers la salle de test, en direction du couloir qui donnait sur la zone de contrôle, son bureau et les autres espaces fonctionnels du laboratoire.

Machinalement il jeta un coup d’œil à l’horloge murale au-dessus de la porte. Minuit et vingt-cinq minutes. En tenant compte de son trajet depuis la fin de l’expérience, il avait bien reculé dans le temps d’une heure très exactement. Comme prévu. Mais la date n’apparaissait pas, il pouvait aussi bien avoir avancé de vingt-trois heures que reculé de deux mois. Il soupira. Peu importait au fond. L’échec était presque complet et sa mort à court terme inéluctable à moins d’un miracle.

Il marchait d’un bon pas mais la pièce lui paraissait comme figée, sans parler du long couloir qu’il voulait emprunter ensuite. Il progressait dans une stupeur totale. D’autant plus radicale qu’il ne trouvait aucune faille dans son raisonnement. L’œuf était opérationnel. Les mathématiques ne mentaient jamais.

Tout bien considéré, sa certitude ne se heurtait qu’à la réalité ; l’une des deux finirait bien par céder.

Il défit sa blouse de travail pour respirer plus librement. À mesure qu’il se rapprochait du couloir partiellement voûté au loin, grandissait en lui l’impression de pénétrer dans une gigantesque nef d’église. Ou d’être un nain anonyme errant dans la Moria. Il se représenta la sortie de l’aile B du bâtiment, toutes les portes à franchir en apposant la paume sur un scanner, autant d’obstacles que tout son génie ne saurait abattre tant qu’il ne serait pas plus haut que l’épaisseur d’un doigt. Il misait sur un possible contournement que représentait une discrète grille d’aération dans son bureau, fixée à quelques centimètres du sol. Reconfigurer l’œuf pour revenir en arrière était sans espoir. Il ne pourrait même actionner une touche de clavier tant il était léger. Chaque option était sanctionnée par les déductions sans faille de sa logique.

Il ne cessa de spéculer, de calculer, tout le quart d’heure durant qui le séparait du seuil de son bureau, rythmé de ses grandes enjambées. Lorsqu’il y parvint, le désespoir l’avait gagné. Il voulut saisir la bouteille de rhum du Japon dans l’une des grandes poches de sa blouse mais se souvint qu’il l’avait laissée sur son bureau avant de prendre son aller simple pour le Voyage. Sur son bureau. Il leva les yeux vers la bouteille. Elle était bien là. À cent cinquante mètres de hauteur. Avec un peu d’efforts peut-être parviendrait-il à l’ouvrir pour s’y noyer ?

Il traversa la pièce au pas de course, mû par quelque impulsion inconsciente. Il contourna un pied de table aussi massif qu’une pile d’aqueducs et ne ralentit qu’à l’approche de l’imbroglio de fils électriques tapis dans l’ombre.

C’est alors que des bruits de pas granitiques le firent se retourner et qu’il se vit entrer dans la pièce à son tour. Un autre Igor, immense. Proportionnel aux éléments du mobilier. Il tenait une feuille couverte d’équation et fila droit vers la chaise de son bureau, sur laquelle il s’avachit dans une détonation de craquements assourdissants à l’échelle de Petit Igor. Celui–ci était sans voix. Il fit quelques pas de côté, avec vue en contre-plongée sur lui–même. Il s’entendit bougonner et jurer. Les bougons et jurons qu’il avait prononcés mot pour mot une heure plus tôt.

La conclusion était double elle aussi :

a. l’œuf était fonctionnel.

b. l’œuf rapetissait les éléments qu’il renvoyait dans le passé, donc l’équation d’Igor avait une sérieuse lacune.

Tout de suite il repensa aux fils électriques. Vu de près il constata que l’un d’eux était nervuré et offrait à son échelle quantité de prises sûres pour ses grandes mains et où caler ses pieds. Ne pas regarder en haut. Ne pas regarder en bas. Monter tout droit.

Igor n’était pas plus sportif que n’importe quel grand intellectuel de base. Il répondait présent à tous les clichés. Débarrassé de sa blouse, il entama son ascension avec méthode, soufflant à fond comme tout alpiniste aurait fait à sa place, supposa-t-il. Il s’octroya une pause lorsque sa poitrine lui sembla trop exiguë pour ses poumons. Encore huit ou neuf fois le même effort et il serait sur le bureau.

Cela lui parut interminable. À deux reprises il faillit décrocher et rebondir une cinquantaine de centimètres plus bas. Chute a priori sans conséquence selon les lois de la physique mais son goût de l’expérimentation avait ses limites. Il s’exténua à tenir bon. La sueur ruisselait dans son dos. Les muscles de ses bras et de ses jambes tremblaient à chaque pause. Il avait soif à boire de l’eau plate.

C’est agonisant – selon ses estimations – qu’il roulât sur la surface plane du bureau. Il happait l’air comme un poisson sur le pont d’un bateau.

Grand Igor n’avait pas bougé et faisait méthodiquement descendre le niveau de whisky en portant le goulot de la bouteille directement à sa bouche. Il semblait relire encore et encore la même feuille et jurait tout bas. Des imprécations qui roulaient comme le tonnerre aux oreilles de Petit Igor. Il se releva. Il marcha en direction de Grand Igor en agitant les bras. C’était sa chance, il allait réussir. Leurs deux cerveaux conjugués trouveraient une solution brillante. Il se précipita, cria aussi fort qu’il put en s’agitant comme un sémaphore ivre.

Son regard croisa celui de son double. Ce dernier plissa des yeux aux reflets vitreux.

D’une pichenette distraite, Igor propulsa le minuscule insecte stridulant qui rampait vers sa tasse à café vide. La chitine, prise entre l’ongle et la table, laissa sur son doigt une trace couleur fraise. Syn woodlouse… Il marmonna l’insulte héritée de son enfance polonaise, s’essuya dans sa blouse, puis reprit au goulot une gorgée de ce whisky nippon qui ne le quittait plus depuis la dernière séance de test.

[Ad lib.]

FIN

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Auteur qui peine à se faire connaître même dans son cercle familial, Thomas n’a plus énormément de temps devant lui pour y parvenir compte tenu de sa vie de débauche, mais procrastine malgré tout avec une belle constance. Étant fonctionnaire, il dispose pourtant de bien plus d’heures libres que la moyenne pour écrire des lettres, des nouvelles et des romans qui ne décollent pas, entre autres bidouilleries. Ses tentatives pour être lu par un vaste public datent de la rentrée, il peut donc s’estimer heureux et persévérer encore un petit peu pour voir. Du temps où il était libraire il a participé durant quelques numéros à l’excellent Cercle Magazine, au tirage annuel car ses rédacteurs sont des gens appliqués. Vous pouvez lui écrire à thomas.reticule@laposte.net, mais on se demande bien pourquoi. Quant à lui, il remercie le collectif réticulien pour sa confiance.