À chaque jour suffit sa peine

— Mais enfin tu ne peux pas dire que c’est inutile ! C’est avec des résonnements pareils que rien ne change !

— Pourtant le capitalisme a déjà gagné ! Tu crois que ça va servir à quelque chose de sécher les cours pour aller brandir des petites pancartes de merde ? De se peler le cul toute la journée dans le froid en criant qu’on veut récupérer nos droits ? Tu penses que le petit Manu il va voir ça depuis l’Élysée et qu’il va se dire « Ho waouh, tous ces gens qui se mobilisent dans les rues ils ont tellement raison putain, je ne suis vraiment qu’une merde. Mais attends, ce ne serait pas Charlie Vaure et Lou Baleira avec une pancarte “Macron dégage” ? Putain mais si, c’est elles ! Elles mettent leur avenir en jeu en séchant les cours pour me faire passer un message. C’en est trop, il faut que j’intervienne. »

Charlie jeta son mégot par terre en levant les yeux au ciel.

— T’es vraiment con quand tu t’y mets. Tu vas faire quoi ? Rester là gentiment en attendant que les autres agissent à ta place ?

— Et toi aussi t’es vraiment con quand tu t’y mets. Tu veux mener la révolution mais t’es même pas capable de jeter ton mégot à la poubelle ?

— Je ne peux pas me battre sur tous les fronts.

Lou fit semblant de défaillir.

— Donc tu veux créer un nouveau gouvernement sur une planète que tu aides à détruire ?

— Tout de suite les grands mots. On est dans une cour privée qui est nettoyée chaque jour.

— Donc parce qu’elle est nettoyée chaque jour c’est à l’agent d’entretien de laver derrière toi ? Alors que tu pourrais le faire toi-même ? Finalement on en revient toujours au même problème, si chacun faisait son boulot correctement la planète irait mieux ; et les humains aussi.

— Ce n’est pas en jetant mon mégot à la poubelle que le peuple aura plus de droits.

— Non, mais ça fera une chose de moins à ramasser pour Roger.

La sonnerie se mit à retentir.

— J’y vais, j’ai cours de maths. Donc tu ne viens pas cet après-midi ? demanda Charlie.

— Non.

— OK. Alors à demain.

Avant de partir elle ramassa son mégot et le jeta à la poubelle en adressant un sourire condescendant à son amie.

En classe, Gustave lui fit passer un mot. Bien qu’ils soient en terminale la plupart des jeunes se comportaient toujours comme des collégiens. Charlie déplia délicatement le bout de papier sur ses cuisses. Quatre mots, fracassants, déclenchant un coup de tonnerre dans son petit cœur d’adolescente : « Il faut qu’on parle. » Et merde. Ça puait la rupture. Elle ne répondit pas, attendant la fin du cours pour le voir. Elle retenait ses larmes, tentant de ne rien laisser paraître. Une seule question tournait en boucle dans sa tête : « à quel moment j’ai merdé ? » Cela ne faisait même pas trois mois qu’ils étaient ensemble, mais Charlie était amoureuse de lui depuis la maternelle. Elle avait attendu, pendant des années, lui avait dit plusieurs fois qu’elle l’aimait, mais il n’avait jamais été réceptif. Et, après plusieurs mois de persévérance, elle avait enfin réussi à l’avoir à l’usure. Si Gustave la quittait, son monde s’écroulerait.

— … et c’est pour ça que je pense que c’est mieux que l’on s’arrête là. Je suis désolé Charlie.

Bullshit, pensa-t-elle. Que des conneries, comme d’habitude. Les garçons à cet âge-là ne sont pas capables de donner une vraie explication, parce qu’ils ne sont pas foutus de savoir ce qu’ils veulent. Une génération d’hommes élevés par des femmes en quête de reconnaissance paternelle. Trop émotifs parce qu’élevés par leur mère, trop durs parce qu’ils n’ont pas eu de père. Tu restes distante ils sont en manque d’affection, tu leur donnes de l’affection ils ont besoin de distance.

Charlie sentit son cœur se briser en mille morceaux. Tant d’efforts pour si peu de résultat. Elle ne comprenait pas pourquoi il ne l’aimait pas, elle, alors qu’elle était belle, intelligente, et que tout le monde la désirait. Dans un élan de détresse, elle le supplia de ne pas la quitter, mais Gustave fit la sourde oreille. Il la regarda avec dédain et partit sans se retourner.

14h. Après avoir pleuré dans les toilettes durant au moins trente minutes, elle y était. Tremblant de tout son corps, son écharpe remontée jusqu’au-dessus de son nez, sa pancarte à la main, elle était prête. Lou qui avait eu de la peine pour elle après sa rupture se tenait dans la foule au côté de son amie ; Charlie était contente qu’elle soit là. Le cortège démarra. Manifestation des Lyonnais pour les droits des jeunes, des vieux, et plusieurs autres droits qu’elle n’avait pas lus. Finalement Charlie s’en foutait du thème de la manifestation, elle voulait juste montrer qu’elle était en colère. S’il y avait un mouvement de rébellion elle voulait en être, elle voulait faire partie de l’Histoire. Elle aurait même aimé être un casseur mais au vu de sa force physique elle se contentait juste de gueuler les slogans éclatés de la CGT. Un mec un peu bourré se pointa et lui offrit une cannette, elle chercha autour d’elle l’approbation de Lou mais celle-ci avait disparu. Charlie prit la 8.6 et l’ouvrit. Et puis merde, aujourd’hui elle était en colère.

Plus d’une heure qu’ils marchaient mais la foule avançait lentement. Les flics fatiguaient à maintenir quatre mille personnes sous pression. Charlie en était à sa troisième bière et elle était saoule. Elle avait arrêté de chanter parce qu’elle avait mal à la gorge à force de crier des conneries ; les autres militants aussi d’ailleurs. La tension était palpable, des beaux slogans ne découlaient plus que des braillements et des insultes. Des cannettes et d’autres objets en tout genre commencèrent à voler dans les airs et quelques poubelles cramaient sur le passage dévastateur des militants. Cela se ressentait, ce n’était pas une manifestation contre le réchauffement climatique. Charlie essaya une énième fois d’appeler Lou mais elle ne répondait toujours pas ; elle supposa qu’elle s’était tirée. Au passage elle supprima les messages et appels inquiets de sa mère. Inutile de culpabiliser, elle savait déjà qu’elle allait se prendre une rouste en rentrant.

17h. ça poussait dans le cortège, les civils commençaient à perdre patience. Charlie se faisait bousculer dans tous les sens. En sortant un briquet elle fit tomber ses clés mais il y avait trop de monde pour qu’elle opère un demi-tour, dès qu’elle essaya d’aller à contresens les militants l’insultaient et la forçaient à avancer. Poussée vers l’avant elle tenta tout de même de rester au milieu de la masse, faisant en sorte de rester protégée ; les altercations avec les CRS étaient de plus en plus violentes. Les hommes bleus commencèrent à resserrer le cortège en tapant leurs matraques contre leurs boucliers, créant – sans le vouloir – un oppressant chant militaire. C’était censé calmer les manifestants mais ce fut tout l’inverse qui se produisit. Dans un esprit de terreur militaire et militante, des dizaines de projectiles furent jetés contre les CRS défendus par les gaz lacrymaux brûlant les yeux des civils. La fin du cortège n’était plus qu’un champ de mines et des bruits de verre cassé commençaient à se faire entendre.

18h30, la nuit tombait : les casseurs étaient là. Charlie essayait de sortir du cortège mais elle était prise au piège. Elle n’avait plus envie de jouer la petite militante parfaite, l’effet de foule l’effrayait, elle voulait rentrer chez elle. En espérant éviter les flics, les civils partaient dans tous les sens, mais la plupart de ceux qui arrivaient à sortir du bloc se faisait embarquer direct dans les fourgons. Pour ne pas rejoindre le champ de mines, Charlie tenta le tout pour le tout : elle jeta sa pancarte et ses valeurs par terre et poussa en avant avec ses deux bras. En moins d’une minute elle atterrit en première ligne. Elle bousculait des formes oppressantes pour garder de l’oxygène à sa portée et se cogna contre un corps familier : Gustave. Ils n’eurent même pas le temps de se parler qu’ils furent séparés l’un de l’autre. L’avant du cortège ne valait pas mieux que l’arrière. Plus personne ne militait, tout le monde cassait. Comme si la nuit tombée les hommes laissaient ressortir leurs pires instincts. Charlie cherchait désespérément Gustave, espérant y trouver un allié et tenter de le reconquérir. Lorsqu’elle arriva enfin à le voir elle fut tirée du cortège et se retrouva juste à côté, dans le no man’s land. L’adolescente se prit un coup dans le visage par un homme occupé à caillasser des CRS. Le type était bien bourré, il n’y était pas allé de main morte : son nez pissait le sang, elle tomba par terre. Une main tenta de la relever mais les hommes bleus – prenant cette action comme une attaque envers elle – assénèrent un coup de matraque dans le dos de l’individu. L’homme tomba à son tour. Charlie eut juste le temps d’apercevoir Lou un peu plus loin rejoindre Gustave. Il la prit par la taille et l’embrassa, lui donnant un baiser ardent au milieu des casseurs et des policiers. L’instant d’après, ils furent happés par la foule. Charlie cligna des yeux pour être sûre qu’elle ne rêvait pas ; la seconde où elle les rouvrit, ils étaient main dans la main au milieu de la route, et un camion, déboulant de nulle part, les percuta de plein fouet. Ce fut la dernière chose que Charlie vit avant de sombrer au milieu du troupeau enragé.

Réveil noir, un mal de crâne pas possible. Charlie sortit de son lit avec mal, se remémorant la journée de la veille ; impossible de se souvenir de la fin de sa journée, impossible de savoir comment elle avait atterri dans son lit. Seuls deux flashes lui revinrent en tête tels des électrochocs : Gustave embrassant Lou, et le camion qui les percutait juste après. La rage et la colère la submergèrent de tout son être, elle se leva et courut dans le salon allumer la télévision.

— Chérie qu’est-ce que tu fais ? Tu n’es pas encore prête ? Mais tu vas être en retard !

Charlie ne répondit pas et jeta un rapide coup d’œil à la pendule : 07h43 ; effectivement elle était en retard. Elle zappait les chaînes d’informations à la recherche d’images de la veille, mais rien. Pas un mot sur la manifestation d’hier. Elle ne comprenait plus rien. Sa mère lui lança un regard interrogateur, ne comprenant pas à son tour.

— Mais enfin qu’est-ce que tu cherches ? Va t’habiller !

— Mais maman il n’y a rien ! Rien du tout !

— De quoi est-ce que tu parles ?

— De la manifestation !

— Charlie, ne t’en fais pas les gens sont au courant qu’il y a une manifestation.

L’adolescente était sur le point d’exploser.

— Mais c’était hier ! Gustave m’a larguée et ensuite je l’ai vu embrasser Lou, et ils se sont faits…

— Charlie de quoi tu parles ?

— Putain de la manifestation du 30 novembre ! Fais un effort ça fait des jours que je t’en parle !

Sa mère se rapprocha et mit délicatement ses mains dans les siennes avant de chuchoter :

— Mon cœur, c’est aujourd’hui le 30 novembre.

Incompréhension totale du côté de Charlie.

— Non, c’était hier.

— Chérie, je t’assure que non. Regarde sur ton téléphone si tu ne me crois pas.

Elle déverrouilla son portable. La date indiquée était bien celle du 30. Elle regarda sa mère, déboussolée.

— Mais, je ne comprends pas, je suis sûre que…

— Tu as dû rêver ma puce.

— Non je…

— Va t’habiller mon cœur, tu es déjà en retard.

Charlie ne voulait pas admettre qu’elle avait rêvé. Bien que sa mère lui eût mis le doute, elle était persuadée d’avoir raison. Elle alla en cours sur le qui-vive, suspectant chaque personne qu’elle croisait. Elle attendait désespérément qu’on lui annonce que c’était une mauvaise blague, mais rien ne vint. Tout le monde se comportait normalement. En retrouvant Lou à la pause de 10h elle ne put se contenir.

— Alors comme ça tu te tapes Gustave dans mon dos ?

— Hein ? Mais de quoi est-ce que tu parles ? demanda son amie, déboussolée.

— Je vous ai vus putain ! À la manifestation d’hier !

— Mais Charlie c’est aujourd’hui la manifestation.

— Je sais que vous vous voyez !

— Tu es parano ma pauvre. Tu crois vraiment que je te ferais ça ? Alors que tu es amoureuse de lui depuis la maternelle ?

Charlie lui laissa le bénéfice du doute. Après tout, elle n’avait aucune preuve de ce qu’elle avançait.

— Ouais, tu as sans doute raison. Désolée, je suis fatiguée en ce moment.

— Alors t’es prête pour cette manif ?

Tu n’imagines pas à quel point, pensa-t-elle.

— Carrément. Et toi ?

— Non je ne pense pas y aller.

— Tu ne te sens pas concernée ?

— Meuf le capitalisme a déjà gagné.

— T’as raison.

— Quoi ? Aucune remarque désobligeante de ta part ?

— Non, rien. Je ne vais pas te forcer à y aller si tu n’y crois pas.

— Pour une fois ! Merci.

Charlie jeta son mégot à la poubelle. Si elle ne forçait pas Lou à venir manifester, elle viendrait d’elle-même seulement pour l’embêter.

— Depuis quand tu sauves la planète toi ?

— Je pensais que ça te ferait économiser de la salive. À plus meuf.

Le petit mot de Gustave arriva sur les genoux de Charlie. Inutile de le déplier pour savoir ce qui était écrit. En revanche, ce serait louche si elle ne le dépliait pas. Elle n’avait aucune intention de revivre sa rupture une seconde fois, alors elle alla directement voir Gustave à la fin du cours pour le quitter. Cela protégea son égo et rendit un grand service au garçon. Pour expliquer son acte Charlie sortit les mêmes bobards qu’il lui avait dits la veille. De ce fait Gustave pensait qu’ils étaient sur la même longueur d’onde et Charlie préservait ses sentiments. En agissant de cette manière elle espérait se servir de lui comme un boomerang, et le faire revenir de son plein gré. Elle ne prévint pas Lou pour pouvoir les surprendre une nouvelle fois et confirmer ce qu’elle avait vu la veille.

À 13h pile elle prit le bus en direction de la place Bellecour pour rejoindre le cortège. Elle était prête pour le deuxième round. Charlie ne commit pas la même erreur et envoya un message à sa mère pour la prévenir qu’elle était dans le cortège ; mieux encore, elle prit une photo. Elle voulait avoir une preuve que ce moment avait bel et bien existé.

La manifestation commença de la même manière que la précédente. Charlie suivait le mouvement, lentement, regardant attentivement tout ce qu’il se passait autour d’elle. L’objectif n’était plus de défendre ses droits, mais de comprendre pourquoi elle devait revivre cet évènement. Elle refusa la première bière et celles qui suivirent, essayant de comprendre ce qu’il se passait à l’avant tout en continuant de crier les slogans de la CGT. Vers 16h, son cœur fit un bond en avant ; à quelques mètres d’elle, Lou était là, sirotant une bière avec des inconnus. Charlie prit le temps de s’éloigner pour pouvoir observer son amie de loin. Elle comptait la suivre le long de son parcours pour pouvoir la surprendre avec Gustave. Elle la trouva culottée de ne même pas l’avoir prévenue qu’elle venait.

Vers 18h30, après plus de deux heures à pister son amie, elle vit les casseurs arriver. Charlie essayait de se fondre dans la masse, elle avait jeté sa pancarte et l’avait remplacée par une cannette. Les hommes commençaient à pousser, les cris et les bruits de verre bourdonnaient dans ses oreilles, le même schéma que celui de la veille se répétait. En se rapprochant de l’avant du cortège, elle aperçut enfin Gustave. Lui et Lou n’étaient plus très loin à présent. Elle attendit qu’ils sortent tous les deux du cortège pour les rejoindre mais elle eut le temps de les voir s’embrasser avant d’arriver à leur hauteur. Cette fois c’était sûr, elle n’avait pas rêvé. Charlie agrippa Lou par le bras et cria :

— Non mais tu te fous de ma gueule ?

Elle et Gustave affichèrent des têtes médusées. Lou eu juste le temps d’ouvrir la bouche que le camion les percuta tous les trois de plein fouet.

7h30, Charlie ouvrit les yeux. Aussi cabossée que la veille mais cette fois elle en était sûre, elle n’avait pas rêvé. Elle regarda son téléphone pour voir la date d’aujourd’hui : le 30 novembre. Elle ne prit pas la peine d’allumer la télévision ni de dire bonjour à sa mère et partit directement au lycée d’un pas déterminé. Durant les deux premières heures de cours, son cerveau cogitait. Si Lou ne se souvenait pas d’avant-hier, elle ne se souviendra pas d’hier. Mais alors pourquoi est-ce qu’elle s’en souvenait ? Charlie voulut voir les preuves dans son téléphone pour les montrer à son ancienne amie, mais les photos et les messages avaient disparu ; comme si cette journée n’avait jamais existé. Elle ne voulait pas croire qu’elle était la seule à vivre cette même journée en boucle, il y avait forcément une explication. Elle ne comprenait pas comment elle pouvait ne pas être morte, ni comment Lou et Gustave avaient pu survivre deux fois à un accident de camion.

Depuis quand avaient-ils une liaison ? Charlie ne comprenait pas comment son amie et le garçon qu’elle aimait depuis des années avaient pu la trahir de la sorte. À la pause de 10h, Charlie resta enfermée dans les toilettes du lycée à ruminer. Elle n’avait aucune envie de voir Lou.

Le schéma se répéta à nouveau : le mot en cours, Charlie quittant Gustave les larmes aux yeux, le bus jusqu’à Bellecour, le cortège, la bière, le téléphone, les clés dans la poche, les slogans éclatés de la CGT, la foule oppressante, et enfin la nuit, les casseurs. Charlie ne criait plus, elle avait les poumons en feu depuis deux jours. Elle n’avait même pas pris de pancarte, à vrai dire elle s’en fichait. Elle en avait marre d’être en manifestation, et elle avait mal aux jambes à force de marcher. Tout ce qui l’intéressait durant cette journée c’était le camion. Elle n’était même pas sûre de vouloir sauver Lou et Gustave, mais elle voulait comprendre pourquoi elle seule était condamnée à revivre la pire journée de sa vie en boucle. Charlie était à la recherche d’un camion blanc dans toutes les rues de Lyon, se demandant sans cesse si cette attaque était visée. La seule chose qu’elle regrettait était de ne pas avoir réussi à voir le visage du conducteur la veille. Elle n’avait toujours pas vu Lou et Gustave aujourd’hui, mais elle savait qu’ils étaient dans la foule.

Au bout d’un certain temps, elle l’aperçut enfin : là, tapis dans l’ombre, les phares éteints, prêt à partir. Personne ne s’attardait sur le véhicule ; il faut dire qu’il ressemblait à n’importe quel fourgon de livraison de n’importe quel commerce. D’un pas décidé, elle fit marche arrière et avança à côté de la foule à contrecourant. C’était un vrai challenge d’esquiver les combats entre les hommes bleus et les militants. Elle arriva enfin au camion, scruta les vitres : aucun conducteur. Charlie s’empressa de tambouriner contre la portière, mais il n’y avait aucun signe de vie à l’intérieur. Elle tenta d’ouvrir toutes les portières les unes après les autres, mais aucune ne céda. Et puis, elle eut un déclic ; elle était dans une manifestation, s’il y avait un moment pour jouer la carte de la désindividuation, c’était bien maintenant. Elle récupéra une pierre sur le sol et tenta de casser la vitre à plusieurs reprises ; mais Charlie n’avait que dix-sept ans, et elle n’avait clairement pas assez de force. Au bout de quelques minutes, des casseurs la rejoignirent, trouvant sans doute cela « marrant » de casser les vitres d’un camion. Au loin elle entendit :

— Putain les gars, c’est elle !

Charlie arrêta de s’acharner sur le véhicule et se retourna pour se confronter à la personne qui l’interpellait. Elle lâcha sa pierre, prise sur le fait.

— Mais oui Elliott, tu as raison ! Alors comme ça on prévoit un homicide ?

— Pardon ? Mais de quoi est-ce que vous parlez ?

Ils étaient maintenant cinq à l’encercler. À en juger par leur physique, trois hommes et deux femmes tous vêtus de cagoules. Charlie était terrifiée.

— C’est toi, dit une des femmes. C’est toi qui conduis ce camion.

— Non je…

— Si c’est toi, renchérit un autre.

— Je ne comprends pas.

— Depuis quand est-ce que tu es bloquée ici ? demanda celui qui semblait être le chef.

Charlie tombait des nues. Comment pouvaient-ils savoir qu’elle était prise au piège ?

— Depuis deux jours ; vous êtes bloqués aussi ?

D’un seul même mouvement ils hochèrent la tête.

— Depuis bien plus longtemps que toi, répondit le chef.

— Pourquoi tu tues toujours ce couple ? demanda une des femmes.

— Mais ce n’est pas moi qui conduis ! Je voulais justement trouver le camion pour savoir qui était le conducteur.

— Les victimes, tu les connais ? demanda un autre.

— C’est ma meilleure amie et mon ancien petit-ami, cracha Charlie.

— Aïe, ça pique ! s’exclama l’un des individus. Kenny il est quelle heure s’il te plaît ?

— 18h53.

— Planque-toi, dis l’homme à Charlie. Tu vas voir, tu ne vas pas être déçue.

Les six individus se cachèrent derrière un bâtiment. Moins de deux minutes plus tard, Charlie vit apparaître… Charlie. Elle n’en croyait pas ses yeux. C’était une autre version d’elle-même, plus confiante, plus forte. Elle se regarda ouvrir la portière à l’aide d’une barre en fer, monter dans le camion et démarrer en trombe. Une fois que son double fut parti, Charlie lança des regards de détresse au reste du groupe.

— Comment est-ce possible ? demanda-t-elle.

— On n’en sait rien. On est tous coincés ici, et on ne sait pas comment sortir.

— Est-ce que vous aussi vous avez un double ?

— Je ne pense pas qu’on en a un seul, répondit Kenny. Je suppose qu’à chaque nouvelle boucle, une nouvelle dimension se crée ; dans ce cas nous aurions tous des dizaines de nous se baladant en même temps dans la manifestation.

— On les aurait croisés.

— Je ne sais pas ; ce n’est qu’une supposition.

— Mais si c’est le cas, dit Charlie, je devrais me souvenir d’avoir conduit ce camion.

— Peut-être que le choc était trop brutal et que ton esprit l’a effacé, supposa l’une des femmes.

Charlie reçut ces informations comme des fatalités. Elle n’avait aucune issue.

— Comment tu t’appelles ? demanda le chef du groupe.

— Charlie.

— Enchanté Charlie, moi c’est Elliott. On va y aller, mais si tu as besoin n’hésite pas. Je suis sûr que nous nous recroiserons.

Et ils partirent se mêler à la foule de la même manière qu’ils étaient venus.

Le jour passait. Depuis que Charlie avait compris que ses actes n’auraient aucun impact dans le monde réel, elle se débarrassait des normes sociétales et faisait ce que bon lui semblait. En fouillant dans le téléphone de Lou elle apprit que celle-ci entretenait une relation avec Gustave depuis plusieurs semaines. Des mois qu’ils échangeaient par message, des mois qu’il demandait ce qu’il devait faire pour qu’elle veuille bien de lui. Charlie apprit que Gustave était sorti avec elle seulement parce Lou lui avait ordonné ; apparemment, cela la faisait rire. Elle tomba des nues en se rendant compte que ce triangle amoureux existait depuis plusieurs années, et que Lou se servait d’eux comme de pantins. Elle n’arrivait pas à croire qu’elle avait été trahie de la sorte.

Tous les matins, la journée de Charlie commençait de la même manière : elle allait au lycée seulement pour voir Lou à la pause de 10h. Elle arrivait toujours de manière théâtrale en la giflant et en criant « Je sais ce que tu as fait ». À la pause de midi elle faisait la même chose avec Gustave. Ensuite elle partait en manifestation se saouler avec ses nouveaux amis, le groupe d’Elliott. Pour finir sa journée, le clou du spectacle, elle se cachait à l’angle de la rue Marceau pour regarder le camion percuter Lou et Gustave dans la Grande Rue à 19h04 tapantes. À chaque fois, elle sentait la rage monter lorsqu’elle les voyait se retrouver au milieu de la foule. Elle avait la nausée lorsque Gustave prenait Lou par la taille en lui donnant un baiser digne d’une comédie romantique. Et enfin, elle ressentait un immense soulagement lorsque le camion, déboulant de nulle part, les écrasait sans s’arrêter.

Charlie passa ses premières semaines ainsi ; puis elle finit par se lasser. Elle ne se levait même plus pour aller en cours le matin, sautant directement à la case manifestation. Elle arrêta de voir le groupe d’Elliott parce qu’elle ne supportait plus d’entendre les mêmes conversations vaines. Regarder Gustave et Lou se faire tuer ne lui apportait plus la même satisfaction, tout le sadisme qu’elle avait en elle avait disparu. Elle commençait à ressentir de la gêne de les voir mourir tous les jours et commençait à avoir de sérieux doutes sur son éthique. Jusqu’au jour, où, alors qu’elle observait la scène devant la pharmacie Azoulai, une crise d’angoisse la submergea. Ce n’était plus vivable, il fallait que cela cesse. Sa vengeance était devenue son propre enfer.

Quelques jours après avoir mis un plan en place, à 18h53, lorsque son double se dirigea vers le camion, Charlie lui tomba dessus ; un combat entre vraies jumelles. Le double de Charlie prenait le dessus, mais elle ne lâchait rien. Pour effectuer cette tâche elle avait demandé de l’aide au groupe d’Elliott, au cas où ça tournerait mal. Et ça ne manqua pas ; Charlie était en mauvaise posture. Après quelques hurlements de sa part, ses cinq amis sortirent de leur cachette pour l’aider. Ils bâillonnèrent et enfermèrent son double à l’arrière du camion.

— Merci, dit Charlie à Elliott lorsqu’ils eurent fini.

— À charge de revanche. On y va les gars !

Les cinq casseurs montèrent dans le camion qui disparut dans les rues inverses du rassemblement. Charlie connaissait le plan : ils allaient envoyer le camion avec son double au fond du Rhône. Une fois le camion parti, l’adolescente courut rue Marceau. Cette fois-ci elle ne se cacha pas devant la pharmacie et se fraya un chemin dans la foule pour rejoindre Lou et Gustave. Elle arriva devant cette scène qu’elle connaissait par cœur, le fameux baiser. En voyant Charlie débarquer ils se lâchèrent l’un l’autre.

— Je suis au courant, leur dit-elle. Et je vous pardonne.

Lou et Gustave se confondirent en excuse mais elle ne voulut rien entendre. Elle les salua de la main et rentra chez elle. Elle profita de la soirée avec sa mère sans mentionner la manifestation et se coucha tôt, espérant passer une longue nuit de sommeil.

Le lendemain lorsqu’elle se réveilla, son premier réflexe fut le même que tous les matins : allumer son téléphone. Elle ne put s’empêcher de sourire lorsqu’elle vit la date du 1er décembre affichée. Enfin.

FIN

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Sarah est une jeune femme de vingt-deux ans, passionnée de lecture et d’écriture depuis toujours. Elle a multiplier les expériences professionnelles dans les métiers du livre et de l’édition. Depuis son plus jeune âge, elle écrit des romans et des nouvelles, elle espère s’épanouir en vivant de sa passion : écrire.

https://www.instagram.com/sarabbijacob/