Pour l'amour du risque

1

La vie n’est pas facile, pour les gens beaux. Je me souviens des bécots de mes grand-mères et de mes pleurs quand je me persuadais qu’elles cherchaient à me mordre ; de leurs amies qui me pelotaient les fesses, avant de me tourner dans tous les sens comme pour chercher le numéro de fabrication afin de commander un poupon du même genre. Oui, j’avais peur qu’on me bouffe, voilà, c’est dit ! C’était bien arrivé au héros du livre Le Parfum de Süskind, après tout.

Ah, oui désolé… si vous êtes en train de le lire, je vous ai spoilé la fin.

Avec l’âge, rien n’a vraiment changé. Je ne pouvais pas aborder une femme sans qu’elle se mette à cligner des yeux comme si elle cherchait à prendre des photos de moi avec les moyens du bord. J’étais ainsi le seul type que les filles venaient chercher lors des bals de famille. Et, tandis que l’on dansait, j’avais droit à une sorte de parade amoureuse où ma cavalière entrait dans une transe qui la faisait baver et hennir jusqu’à chercher à me monter dessus. Je me souviens encore de chants à l’église et du regard de certaines quand elles entonnaient un « Holy, holy » tout en se tournant vers moi. Leurs voix scandaient, comme possédées, ces « au lit, au lit ! » qui me faisaient rougir jusqu’à ressembler au diable lui-même.

Puis il y a eu la goutte d’eau qui n’a pas seulement fait déborder le vase, mais a provoqué un véritable dégât des eaux. J’étais invité chez ma belle-famille. Après le repas, on s’était retranchés dans le petit salon. Tandis que le père de mon amie farfouillait dans ses bouteilles, je me suis retrouvé avec la main de Nathalie sur ma cuisse droite, et celle de sa mère sur la gauche. Je suis resté un instant immobile avant d’entamer la danse de saint gui. On pense que certains ont la maladie de Parkinson, alors qu’en réalité ils cherchent juste à ce qu’on arrête de les palper.

— À mes 50 ans, j’ai eu droit à un touché rectal, me dit mon beau-père en nous servant un verre. Comme tous les gars de mon âge. Vous savez ce que m’a alors annoncé ce brave homme qui ne faisait que son travail ?

Mon regard se déporta sans raison sur Rex, le berger belge malinois de la famille. Droit comme un piquet auprès du canapé de son maître, je le vis me faire un clin d’œil.

— Que les muscles des fesses, quand ils se contractent, ont mille et une manières de prodiguer au corps des sensations plus intenses encore que celle de l’orgasme, ceci en souvenir d’une queue – une seconde queue, eut-il besoin de préciser – dont l’humain était autrefois pourvu et qu’il a perdue au fil des générations. Et vous savez ce qu’il m’a dit, sur la façon de provoquer ce moment d’extase ?

Il agita son doigt dans l’air, avant de faire des ronds avec.

— Il suffit simplement d’aller au fond des choses !

— Ah oui ? fis-je.

— Vous restez dormir avec nous, cette nuit ? demanda alors ma belle-mère.

Mon beau-père m’observait attentivement. Je me sentis serrer les fesses. Rex, quant à lui, était en train de violer un oreiller, et il y allait de bon cœur.

Quand ma belle-mère me tapota la cuisse, avec la même vigueur qu’un juge donne un coup de marteau pour acter sa sentence, je bondis du canapé. Avec cette sensation terrible d’avoir senti un ressort me rentrer dans le cul.

— Il s’enfuit ! hurla alors mon beau-père.

Ma belle-mère s’agrippa à ma jambe, et je l’emportais dans ma fuite. Je fus très vite rattrapé par Rex. Je castrais l’animal en lui balançant mon pied dans les couilles, et shootais dans la tête de ma belle-mère (ou l’inverse). Je sortais de la maison comme un oiseau hors de sa cage, hurlant un « au secours ! » strident.

Les voitures se sont arrêtées, et leurs conductrices m’ont fait signe de les rejoindre. « Venez avec moi ! » lança l’une d’elles. « Non, moi ! » beugla une autre. Puis les chiens du voisinage ont aboyé, lâchant des « Moi, moi, moi ! » tandis que toutes s’empoignaient et se tiraient par les cheveux. Je me suis enfui, m’éclipsant au cœur des ruelles pour leur échapper.

Je suis resté caché dans une poubelle pendant deux jours.

2

Ça ne pouvait plus durer. Je ne devais pas être le seul à vivre ce calvaire, et dénichais une adresse sur le web, sorte d’Alcooliques Anonymes version Top Model en déprime. Je m’y rendais dans la foulée. Là, je me retrouvais dans une petite pièce dans laquelle on me grima pendant deux heures pour devenir totalement quelqu’un d’autre. Je pris du bide via un ingénieux système de prothèses, perdis mes cheveux, ma peau se retrouvant couverte de boutons dignes d’une fête foraine.

— Et me voilà ! dis-je à la femme qui me faisait face, tout aussi affublée que je l’étais d’un faux nez, d’une perruque et de tout un attirail pour la rendre aussi moche qu’il était possible de l’être. Et vous, vous n’êtes pas mal non plus.

— Je suis aussi plate qu’un écran télé. Plus plat, et il n’y a plus d’image ! lâcha Jennifer.

Nous avions pour mission d’aller dîner dans un restaurant du coin et de jouer ce nouveau rôle, cette autre vie, pour nous changer les idées. Draguer, ce qui était quelque chose de nouveau pour nous, et surtout multiplier les râteaux. Je n’avais jamais eu autant envie de bêcher.

— Quoi ? Qu’est-ce que vous avez à me fixer comme ça ? dit-elle.

Elle avait indéniablement une sale gueule, mélange de la tignasse d’Alice Cooper et de Tatie Danielle. Mais son sourire, malgré les plis qui lui dessinaient plusieurs épaisseurs de lèvres, était charmeur ; et ses yeux, étoiles perdues entre des constellations de rides, brillaient de malice. Je me plaisais à m’y plonger – peut-être aussi pour m’y voir et m’amuser de mon apparence.

— Rien, vous êtes superbe ! annonçais-je.

Elle leva une main et prit le temps de saluer les quelques clients qui nous entouraient à la manière d’une princesse postée dans sa voiture cortège, sa paume pivotant lentement d’un côté et de l’autre. Je me tordais de rire.

— Je connais cette voix ! fis-je soudain, dressant l’oreille en provenance du box accolé au nôtre, juste derrière moi. Je crois que c’est celle d’un acteur, mais je ne sais plus qui.

Au même moment, les convives concernés se levèrent, et je dévisageais Jennifer tandis que son regard se posait sur eux.

Quand elle poussa un cri, je lui lançais :

— Alors c’est qui ? Il est connu ? réalisant que j’éprouvais la même fièvre que celle de ces inconnus qui me fixaient en fantasmant. C’est Dujardin ? J’adorerais rencontrer Dujardin !

— Sémoi, souffla-t-elle alors.

— Sémoi ? C’est qui ça ? Il a joué dans quels films ?

Je me tournais enfin, découvrant une brune splendide, au sourire ravageur, aux formes parfaites – je vis d’abord son décolleté avant de forcer mes yeux à remonter vers son visage –, et compris l’attraction que l’on pouvait parfois susciter chez certains.

Puis mon attention se focalisa sur l’homme qui l’accompagnait.

— Mais c’est moi ! admis-je tout en saisissant enfin les mots énoncés par Jennifer.

Je me retournais vers elle, sans comprendre. Je l’observais alors tenter de retirer son faux-nez et ce masque qui recouvraient ses traits, sans y parvenir. Ses yeux, emplis de panique, s’étaient fixés sur moi tandis qu’à mon tour je portais une main à mon visage, réalisant que ce n’était plus du maquillage.

Il y eut alors d’autres cris dans le restaurant. Les autres participants de notre petite expérience découvraient, à leur tour, ce qui ne pouvait être rien d’autre qu’un tour de magie du plus mauvais goût.

Derrière les baies vitrées de l’établissement, une cohorte d’ambulances, gyrophares allumés, vinrent alors se garer. Une femme d’une laideur abominable s’effondra non loin de notre table. Je crus d’abord que le choc lui avait provoqué une sorte de malaise vagal, mais d’autres perdirent connaissance à leur tour, donnant la sensation d’être abattus par un tireur bien caché. Tandis que je me levais, pour arrêter cet homme qui possédait désormais tout autant mes traits que ma physionomie – je ne pus m’empêcher de poser les yeux sur mon propre postérieur qui était, sans faire de vilain jeu de mots… à tomber par terre –, je fus pris d’un étourdissement.

— On nous a drogués, lançais-je à ma compagne.

— Qui ? demanda-t-elle d’une voix pâteuse.

Je haussais les épaules en titubant. Les ambulanciers sortaient des brancards des véhicules et commençaient à entrer dans l’établissement. Petite armée de fourmis bien ordonnée. J’eus cette vision de ces types aussi infirmiers que nous étions laids nous allonger pour nous emmener loin d’ici.

Et, peut-être, nous faire disparaître à jamais.

— Il faut foutre le camp ! aboyais-je.

Avant qu’elle ne me réponde, je prenais Jennifer par le bras. Le monde tournait autour de moi et j’empoignais une carafe d’eau sur l’une des tables et me la renversais sur le visage. Jennifer, quant à elle, retourna le contenu d’un bol de salade sur sa tête, m’imitant dans sa panique sans avoir compris ce que je cherchais à faire ; je l’aspergeais du fond du récipient pour l’aider à reprendre ses esprits.

— La sortie de secours ! repris-je.

Tels deux navires malmenés par des vagues gigantesques, on se cognait contre les tables, heurtant des piliers érigés injustement sur notre passage.

Je ne vais pas vous faire lambiner : nous sommes sortis du restaurant. C’était tellement la folie, avec ces gens qui hurlaient et s’harnachaient sur leurs sosies pour les empêcher de fuir que je pense que personne ne s’est rendu compte de notre évasion. L’esprit hagard et drogués comme nous l’étions, il nous fallait nous cacher, nous enterrer quelque part le temps que les effets de ce qu’on nous avait fait avaler disparaissent.

Et je vais vous dire, passer toute une nuit dans une poubelle – même si je commençais à en avoir l’habitude –, ça n’a rien de drôle, mais c’est tout de même plus agréable de partager les lieux avec une autre personne.

Pour le coup, je nous avais choisi une poubelle de belle taille, et je me serais presque cru dans un trois étoiles.

3

Le lendemain matin, au sortir de la poubelle, nous n’étions pas beaux à voir – nous ne l’étions déjà pas avant d’y passer la nuit, vous me direz. Déboussolés, avec cette impression d’être en plein cauchemar, nous sommes retournés dans le bâtiment dans lequel nous nous étions rencontrés. Il n’y avait plus la moindre trace de l’association qui avait organisé ce drôle de défilé de mode de mochetés.

— Qu’est-ce qu’il nous arrive ? souffla Jennifer.

— Ce qui nous arrive ? On nous a volé nos visages, nos vies, voilà ce qui nous arrive !

Avec mon ventre de femme sur le point d’accoucher, je ne distinguais plus mes pieds. J’en avais presque le vertige.

Jennifer me suivit jusqu’à chez moi, fébrile et à la limite de la crise de nerfs. Lorsque j’ouvris ma porte, découvrant un appartement totalement vide, je compris que la vie qui était la mienne venait d’être effacée.

— Qu’est-ce qu’on va faire ? demanda Jennifer d’une voix à peine audible.

J’entendis alors le chien des voisins aboyer.

— J’ai peut-être une idée. Il faut juste qu’on déniche un magasin de farces et attrapes.

Un peu plus d’une heure plus tard, je sonnais à la porte de ma belle-famille. Nous avions, Jennifer et moi, loué les costumes du film Men in Black et acheté des badges du FBI. Ces idiots-là étaient tellement habitués à en voir à la télé qu’ils ne réalisèrent pas un seul instant, tandis qu’on les agitait devant leurs yeux, qu’il s’agissait de badges d’agents américains.

— Nous avons le regret de vous informer que votre ami a été enlevé, dis-je en regardant Nathalie puis, l’un après l’autre, chaque membre de ma belle-famille.

— Oh mon dieu ! fit mon ex. C’est horrible ! On s’aime tellement beaucoup !

— Ah oui, ça, beau cul ! lâcha ma belle-mère – et mon beau-père d’acquiescer.

— Mais nous savons, de source sûre, repris-je, que vous possédez un chien, un berger belge malinois qui est l’un des meilleurs pisteurs qui soit. Nous aimerions vous l’emprunter pour nous aider à le retrouver.

Je vis Nathalie plisser le front.

— Vous n’avez pas de chiens policiers, au FBI ?

— Le vôtre connaît déjà votre ami, c’est un plus qui va nous faire gagner du temps, mademoiselle. Parce que le temps, c’est ce dont nous manquons cruellement. Vous voulez bien aller me le chercher ?

Elle revint quelques minutes plus tard avec le chien en laisse.

— Vous ne devriez pas être à la retraite ? me demanda entre-temps mon beau-père. Je veux dire, vous ne semblez plus tout jeunes, tous les deux ?

— Vous savez ce qu’on dit, scout un jour, scout toujours ?

— Oui ?

— Bah voilà. Faut pas chercher plus loin, ça s’applique à tout.

Je pris l’animal des mains de Nathalie et m’éloignais rapidement, Jennifer sur mes talons.

— Rex ! Cherche le copain de ta maîtresse ! lui ordonnais-je une fois de retour dans la rue.

— Il n’a pas l’air de comprendre, annonça Jennifer.

— Si, il agite la queue.

— Non, elle ne bouge pas…

— Son autre queue, fis-je en la regardant de côté.

Rex se mit alors à tirer. Nous avons remonté une file de rues, en effectuant des pauses tous les deux cents mètres, avec cette sensation que l’on se ratatinait de seconde en seconde d’épuisement. Rex nous aboyait dessus d’impatience.

— Vous avez constaté que ce n’est pas moi qu’il regarde quand il aboie ? Que ce sont mes fesses ? expliquais-je à ma compagne. Il se rappelle un peu qui je suis, malgré mon apparence. Ça doit être l’instinct.

— Oh, vous savez, moi j’ai l’habitude, aucun homme ne me regarde dans les yeux, me fit remarquer Jennifer.

Ouais, mais ça c’était avant, ne pus-je m’empêcher de penser.

On reprit notre marche accélérée, Jennifer se dandinant auprès de moi comme si elle était véritablement emmaillotée comme un maquereau (plutôt comme un vieux tacot, vu l’engin). Je la pressais de maintenir le rythme, mais je m’encourageais tout autant, pour une fois heureux d’être tiré par l’animal.

On finit par débarquer dans une petite rue, avec à peine la place d’y faire passer une voiture. Le flair de Rex nous conduisit jusqu’à la devanture d’un magasin aux vitres noires, sa truffe inspirant bruyamment le long des rainures de la porte d’entrée pour nous faire comprendre qu’il nous fallait trouver un moyen de continuer dans cette direction.

— Je crois que c’est un Sex Shop, annonçais-je après quelques instants de réflexion. Il faut juste espérer qu’ils opèrent sous couverture en utilisant ce genre d’enseigne.

— Oui, sinon on est dans de sales draps !

— Ça vous vient naturellement ou vous les écrivez d’avance, vos traits d’humour ? dis-je en me retournant vers elle.

— J’ai un bon sens de l’autodérision, si vous voulez savoir, ajouta Jennifer. Je crois qu’il en faut, dans notre situation, vous ne trouvez pas ?

— On a surtout besoin d’un bon sens de l’odorat, maugréais-je.

Je reniflais, reculant devant les orbites vides de la façade laquée d’obscurité au travers de laquelle j’entrevoyais nos reflets.

— Bon, qu’est-ce qu’on fait, on entre ? fis-je après avoir longuement inspiré.

— Non, allons plutôt faire un loto, vu comme on est en veine, qui sait ce que cette journée nous réserve ? lâcha Jennifer.

— Oui, bon, ça va !

Bien évidemment, la porte était fermée. Je me retournais vers l’autre mocheté et le chien, passant de l’un à l’autre en attendant une éventuelle suggestion.

— Il devait ressembler à ça, l’homme des cavernes, fit-elle. Les bras ballants, on lui a demandé de faire un feu pour la première fois et il s’est mis à regarder toute sa tribu en espérant qu’elle lui soumette une idée lumineuse…

— Oh et puis merde, tiens !

J’empoignais une poubelle qui se trouvait là et, via une poussée d’adrénaline inattendue mais appréciée, la projetais à travers la vitre. Le monde donna la sensation d’exploser. Nous sommes entrés tels des lions s’échappant de leur cage, à la fois paniqués de quitter un monde qu’ils connaissaient pour pénétrer un univers dans lequel la magie existait, et affamés de réponses. Quelle aurait été notre réaction si les lieux avaient été aussi vides que mon esprit quant à suivre une autre piste ?

— Mais heureusement, tu étais là ! fis-je non sans soulagement.

Le pauvre type acquiesça non sans expirer lentement, heureux peut-être d’arriver à la fin de ce monologue où j’interprétais, à moi tout seul, tous les protagonistes du récit. Il fallait me voir tirer la langue en mimant les chiens surexcités du quartier ! Le gars était d’une mocheté repoussante et hantait le local comme une âme en peine. Il s’est figé sur place quand nous sommes entrés, petit lapin paralysé par les phares d’une voiture lorsque la vitrine a éclaté. Rex avait émis un gémissement en le voyant et, de frayeur, uriné sur plusieurs mètres.

— Je vous ai vu dans le restaurant, annonça Jennifer. Je me rappelle m’être dit qu’il y avait des limites que le maquillage ne devait pas dépasser.

— Le sort n’a pas fonctionné pour moi, alors je suis retourné à « la base », expliqua-t-il. Mais il n’y avait plus personne. Je crois que c’est comme ça qu’ils font. Ils volent la vie des autres et disparaissent.

C’était idiot, mais j’avais de la peine pour lui. Plus encore quand Rex levait des yeux larmoyants dans sa direction et se remettait à vomir.

— Qu’est-ce que vous allez me faire ? demanda-t-il alors. Me tuer ?

— Vous tuer, alors que je viens de m’embêter à vous narrer toute cette histoire ? Pas du tout, au contraire. Nous allons être associés ! dis-je.

— Associés ?

— Vous allez nous aider à recouvrer nos visages et nos corps. Et peut-être gagner de quoi vous refaire (j’agitais les mains autour de mon visage) par la même occasion. Vous avez le goût du risque ?

— Comment ça ?

— Parce qu’on va la jouer comme cette vieille série TV avec ce majordome et son chien, aussi moches l’un que l’autre. Puisque c’est un art d’être laids comme nous autres, nous serons Jonathan et Jennifer Hart !

— Qui va faire le chien ? questionna Jennifer, avec son humour très mordant.

Et cela me donna une idée…

4

C’est vrai que j’étais beau. C’en était magnétique. Je le savais puisque je me regardais depuis bientôt dix minutes. Mais la beauté ne valait rien si elle n’était qu’une vulgaire apparence. Et la laideur véritable n’avait rien de physique. Si Max – nom du majordome des Hart et nom de code de notre nouvel associé – n’était pas parvenu à voler les traits de sa victime quand il se tenait dos à dos avec elle au restaurant, c’était parce qu’il se refusait à s’approprier son identité. Un sortilège fonctionnait si on était prêt à user de cette noirceur en nous apte à tordre les règles de la nature pour ajouter des jokers dans sa manche. Autant qu’il en faut, pour gagner à tous les coups.

Tout le monde ne désirait pas tricher à la « face » du monde.

Max nous avait appris la formule. Et Jennifer et moi avions été de bons élèves.

Nous avions retrouvé la piste de nos agresseurs – merci à Rex, qui m’avait flairé les fesses sur des kilomètres. Et volé un visage – d’abord le mien. Puis un second. Avec la facilité de ce Big Jim qui change de faciès en levant le bras, nous changions de personnalité et infiltrions ces clubs très privés qui ne se présentaient leur nouveau yacht mais leur masque de beauté du moment. L’idée était de remonter, comme une vague, vers nos corps. Et d’écumer les rangs. Jusqu’à la tête pensante de ce réseau criminel.

Parce que nous avions, nous aussi, un tour de magie à lui présenter.

— Alors c’est lui le type qui vous a échappé ? lança leur chef. Celui dont tu as aspiré les traits ?

Je me vis acquiescer et clignais des yeux, revenant à la réalité. Max jouait mon rôle à la perfection. Je lui avais offert mon visage récupéré plus tôt pour cette nouvelle mission. Après, il n’aurait que l’embarras du choix. Jennifer, quant à elle, avait le faciès de l’épouse du maître des lieux que nous avions remplacée la veille. Une Barbie à la beauté à ce point superfétatoire qu’elle faisait mal aux yeux. Pour ma part, j’étais emmailloté comme un beau diable, attaché pieds et poings liés, la tête sous une cagoule.

— Il faudra retrouver la femme, également. Et la faire disparaître comme les autres. Mais qu’est-ce qu’il baragouine, cet imbécile ? demanda soudain le sorcier en s’approchant de moi.

Quand il comprit que j’entonnais la formule de permutation, il recula, tel un vampire devant une croix. Mais il était trop tard. Lorsqu’il se retourna vers sa femme pour aboyer un ordre, il aboya tout court. Il avait désormais le faciès d’un shih tzu. Source de toutes nos emmerdes, cette gueule que je cachais sous la cagoule depuis ma capture lui allait à ravir. Pour un ravisseur, c’était un juste retour des choses, après tout.

Une fois libéré, je me tournais vers Max qui aidait Jennifer à enfiler à notre hôte tout l’attirail du bon prisonnier ligoté et bâillonné.

— Bien, maintenant on va pouvoir passer à de plus gros poissons et jouer aux gros requins ! annonçais-je, en observant mon nouveau visage dans l’un des miroirs de la pièce et en exposant des dents de la blancheur de touches de piano.

Je reconnais qu’à ce moment-là, j’eus l’envie de mordre ou d’aboyer, mais je me retins, de peur que mes chers collègues pensent que, si j’avais effectivement du chien dans cette tenue et avec ce visage, il y avait peut-être des limites, dans l’humour, à ne pas dépasser, surtout quand vous venez de vous trimbaler une gueule de clebs pendant plusieurs heures.

Et voilà, racontais-je à la beauté attachée en face de moi, une poupée blonde au faciès à la Charlize Theron – à moins que ça ne soit elle, cela fait combien de temps qu’elle donne la sensation d’avoir 40 piges, celle-là ? –, entouré de mes collègues aventuriers aux mille visages. C’est comme ça que je vous ai retrouvés, ma chère.

Elle ne comprenait rien à ce qui lui arrivait, tandis que son amant la dévisageait en lui parlant avec la voix d’un autre, tandis que j’appelais sa meilleure amie Jennifer. Mais toute cette histoire, que je reprenais à chaque fois du début, était là, justement, pour faire la lumière sur cet imbroglio. Aussi parce que j’aime le son de ma voix.

Et c’est la façon dont nous sommes remontés jusqu’à vous que je raconterai au prochain sur notre liste, lui dis-je. Avant qu’il ne réalise que cette histoire le concerne et conte sa propre fin.

Il y a de grandes chances qu’il perde la face, à ce moment-là…

FIN

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Comme beaucoup, lors de son adolescence, Grégory Covin plonge dans les méandres de l’imaginaire et de ses abysses effroyables avec H. P. Lovecraft. Puis il découvre Graham Masterton, Robert Bloch ou encore Robert McCammon. Après une période de jeux de rôles – avec L’Appel de Cthulhu en navire de tête –, il signe ses premiers textes et est publié chez Science-fiction Magazine ou encore des fanzines du type Borderline ou Horrifique. Les années passent et on le retrouve dans des anthologies chez Géante Rouge, Nutty Sheep, Arkuiris, Sombres Rets, Gandahar et Mots et Légendes.