Oh mon Dieu, regarde cet arrière-train.

Robyn est d’humeur joyeuse, et pourtant elle vient de dépenser vingt-cinq euros pour un dessin animé à regarder sur sa télé. Le dernier film d’animation des studios Pixar, Sing 2, vient compenser l’anniversaire annulé de son fils de sept ans. Cas contact (terme bien ancré dans le vocabulaire depuis le début de la pandémie), il a fallu décommander le spectacle de marionnette et les quarante cupcakes. Pour atténuer la déception, Robyn s’est engagée à louer Sing 2. L’histoire est mignonne, la bande-son est incroyable. Il y a une scène que Tom et Robyn ne cessent de répéter : trois lapines malicieuses et colorées regardent leur postérieur en chantant : Oh mon Dieu, regarde cet arrière-train.

Le lundi soir de la semaine suivante, au supermarché, après une journée à jongler entre les obligations sociales des uns et des autres, Robyn, crevée, est postée devant dix variétés de cafés. La ritournelle des lapines de Sing 2 passe en boucle dans sa tête. Oh mon Dieu, regarde cet arrière-train. Elle réfléchit à ce que son mari lui avait commandé mais elle était dans la « zone » et chantonnait assez fort : Oh mon Dieu, mate ce popotin. Robyn n’avait pas remarqué le type à côté d’elle. Le magasin vous permet de vous servir en vrac et de moudre vous-même votre café. Cela doit être une technique de vente, on a l’impression d’avoir accompli quelque chose une fois les grains moulus. Le type toise Robyn comme si elle avait perdu la raison. Depuis cinq bonnes minutes, elle chantonnait devant les grains, lui bloquant le passage vers son café pur arabica, commerce équitable et sans additif. Oh mon dieu, regarde cet arrière-train. Folle ? Il ne fallait pas exagérer. Abreuvée d’articles sur la santé mentale et physique en pandémie mondiale, il se pourrait qu’elle ait tout au plus succombé à quelques petites crises de comportements extravagants. À la moindre toux, elle plongeait un de ces cotons-tiges géants jusqu’au fond de sa cervelle. Elle avait mieux réussi ses tests de grossesse. Les deux petites barres s’étaient montrées à chaque rendez-vous : claires, roses ou bleues, inondées de pipi.

Robyn était devenue obsédée par le coton-tige. Elle en achetait dès qu’elle sortait aux courses. Oh mon Dieu, regarde cet arrière-train. Alors qu’elle contemple la palette de yaourts au rayon frais, elle se demande si elle en a fait assez dans sa vie ? En plongeant vers un gros pamplemousse, elle reconnaît qu’elle avait encore des projets enfouis et des rêves. Oh mon Dieu, regarde cet arrière-train. Au rayon fromage, elle concède que le problème de cette pandémie est sa durée et son caractère imprévisible. Cela fait plus de deux ans qu’on navigue à l’aveuglette. Oh mon Dieu, regarde cet arrière-train. Oui, en ce moment, elle est peut-être plus zinzin que d’habitude. Le type de la section café a sûrement un peu raison. Pour preuve, elle a commencé à porter des leggings qui collent ses cuisses plutôt disgracieusement alors que sa grande gourou de la mode (Cristina Cordula) est contre le port de ce pantalon. Elle dit que c’est du saucissonnage cruel des jambonneaux aux chevilles. Oh mon Dieu, regarde cet arrière-train.

Pliée en deux pour attraper le dernier paquet géant de chips tout au fond du rayon du bas, Robyn entend un type derrière elle s’adressant à une femme :

« Oh mon Dieu, regarde cet arrière-train. Vraiment pas gênée celle-là ! Il y en a qui n’ont pas peur de montrer leurs grosses fesses ! »

FIN