Labyrinthe

Érica pestait au volant de sa voiture. Cela faisait presque une heure qu’elle n’avait avancé que de quelques centaines de mètres. Maudite cité gigantesque, où les innombrables rues se refermaient sur les usagers comme les tentacules d’une pieuvre ! Comme dans toutes les grandes métropoles françaises, l’incroyable réseau urbain de circulation était arrivé à un tel point de saturation que plus personne ne savait comment y remédier. Depuis longtemps, les maires successifs, malgré leurs promesses et leurs efforts bien réels, n’avaient rien pu faire. Les citadins, pourtant prêts à faire des sacrifices, n’y croyaient plus eux-mêmes. La situation était bloquée depuis des années, comme l’était Érica dans cet immense embouteillage.

La journée avait commencé pourtant agréablement, avec le matin ensoleillé d’un dimanche de cet été 2027, pas trop chaud pour une fois. Érica, accoudée à la fenêtre de son appartement, en sirotant son café, eut soudain envie de faire un tour en ville. Elle avait justement entendu parler d’une exposition de sculptures monumentales en plein air, dans le plus grand jardin public de la cité, à une dizaine de kilomètres de chez elle. C’était à la fois la promesse d’un plaisir culturel et d’une promenade agréable. Il fallait cependant s’y rendre en voiture, car pour ce trajet, le réseau de transport en commun n’offrait pas de solution pratique. C’était un dimanche et elle pensa que cela ne lui prendrait que peu de temps. Mais bien sûr, c’était sans compter sur les aléas de la circulation urbaine et elle se retrouva vite dans un bouchon absolument incompréhensible, mais bien réel, qui paralysa son véhicule à mi-chemin.

C’était un chemin qu’elle n’empruntait pas souvent et s’aidant de son guide sur son téléphone, elle essaya de prendre un itinéraire de contournement. Mais irrémédiablement, elle retombait sur le bouchon initial ou sur un autre, secondaire, qui en était la conséquence. Elle désespéra rapidement et se retrouva coincée sans autre solution que d’attendre, comme les centaines de véhicules qui la suivaient ou qui la précédaient.

Au bout d’une heure d’immobilité, elle commença à voir des voitures qui parvenaient à se garer, de manière un peu anarchique, et les passagers en sortir pour, sans doute, trouver une autre solution, dans l’attente de la dissolution du bouchon. Elle se dit qu’elle devrait en faire autant, mais la rue était bondée et toutes les places de stationnement étaient occupées. Presque miraculeusement, elle vit un peu en aval une place libre, mais qui n’était pas encore à sa portée. Elle pria intérieurement pour qu’une des quelques voitures qui étaient devant elle n’ait pas le même désir et occupe la place avant qu’elle n’y arrive. Cela dura quelques dizaines de minutes avant qu’elle n’atteigne cet endroit et la place était toujours libre. Elle s’y gara avec un soupir de soulagement. Elle avait déjà perdu presque une heure. En s’extirpant de son véhicule, elle se sentit comme libérée. La bouffée d’air qu’elle aspira, même viciée par les moteurs des innombrables automobiles presque à l’arrêt, lui procura malgré tout une sorte d’apaisement.

Une fois sortie de cet embouteillage infernal, il lui fallait maintenant décider de la suite. Elle pensait avoir parcouru déjà la moitié du chemin. Il était encore tôt et elle pouvait rejoindre le lieu de l’exposition par un autre moyen. Elle examina la rue où elle se trouvait. Elle ne connaissait pas ces quartiers et n’arrivait pas à se situer. Elle sortit son téléphone pour consulter le guide. Avec un geste d’agacement, elle s’aperçut que sa batterie était déchargée et que le téléphone ne répondait plus. En soupirant, elle regarda autour de lui. En suivant du regard la file compacte de voitures, en amont comme en aval, elle ne vit aucune station de métro, de tramway ou de bus. Le réseau de transports de la ville étant très dense, elle en conclut que c’était dans une des rues avoisinantes qu’elle en trouverait. Elle avisa une rue parallèle qui semblait importante sur sa gauche et s’y dirigea. La rue était, comme celle qu’elle venait de quitter, envahie par l’embouteillage. Elle regarda à droite et à gauche, mais là non plus elle ne vit pas de station de transports en commun.

Elle resta un peu perplexe, lorsque, venant de sa droite, une jeune fille, court vêtue et avenante, passa devant elle. Elle l’interpella.

— Excusez-moi, madame, où est la station de métro la plus proche ?

La jeune fille la regarda en souriant.

— Elle n’est pas très loin. Suivez-moi, c’est ma direction, je vais vous montrer.

Érica lui emboîta le pas et comme la jeune fille était très enjouée, elle engagea une conversation badine avec elle. Au bout de quelques centaines de mètres, elle savait déjà qu’elle avait 23 ans, qu’elle arrivait tout juste d’une petite ville à 500 kilomètres au sud d’ici et qu’elle était étudiante en urbanisme. Érica n’avait pas fait attention à la rue qu’elles longeaient et la jeune fille s’arrêta tout d’un coup à un embranchement. Son chemin déviait légèrement à gauche et elle indiqua à Érica une petite rue qui remontait sur la droite.

— Voilà, c’est ici. Moi, je continue par là. Vous trouverez une station de métro à 100 mètres, en remontant cette rue.

Elle lui fit un dernier sourire et continua son chemin, indifférente, en écoutant à peine les remerciements d’Érica. Cette dernière emprunta la rue indiquée, au bout de laquelle elle distingua un carrefour avec un giratoire vers plusieurs directions possibles. Elle supposa que la station de métro était là, mais s’aperçut de son erreur quand elle y arriva. Elle fit demi-tour et s’engagea dans une rue à droite, qu’elle avait croisée en montant, qui était sans doute celle que la jeune fille voulait lui indiquer. Au bout d’une centaine de mètres, elle aperçut effectivement le métro. Elle ne connaissait pas le nom de la station, mais il lui suffirait de rejoindre un nœud du réseau pour s’y retrouver.

Elle descendit par les escaliers mécaniques et se retrouva sur le quai, où il y avait énormément de monde et où il semblait régner une certaine effervescence. Les gens s’impatientaient, car le train n’arrivait pas. Puis une annonce retentit et un silence attentif se fit aussitôt.

— Mesdames, messieurs, nous sommes désolés de vous annoncer que, suite à un incident technique sur tout le réseau, la circulation est paralysée et qu’il n’y a plus aucun train qui circule. Par mesure de sécurité, nous allons fermer la station et nous vous demandons de rejoindre la sortie. Nous vous prions de nous excuser pour cette interruption inattendue.

Un grondement de colère parcourut la foule et tous se dirigèrent vers les sorties. Érica essaya de remonter par là où elle était arrivée, mais la sortie était déjà condamnée et elle dut retourner vers les autres sorties, en se laissant emporter par le flux massif de personnes qui s’y dirigeaient. Arrivée au bout du quai de la station, il y avait deux sorties possibles, l’une en face, l’autre à droite. Poussée par les gens, elle eut peu le loisir de réfléchir et emprunta la sortie en face, qui lui semblait plus valide par rapport à ce qu’elle évaluait de l’orientation de son parcours. Au-dehors, elle ne reconnut pas la rue, si ce n’est que l’embouteillage monstre l’envahissait aussi. Les gens qui s’étaient extraits de la station manifestaient une inquiétude certaine, car en plus de la panne de transport, il semblait que leurs téléphones mobiles ne fonctionnaient plus. Érica se sentit plonger dans un cauchemar : plus de réseau téléphonique, plus de réseau de transport en commun, plus de réseau routier ! Elle eut même l’idée bizarre d’une attaque dite IEM (impulsion électromagnétique nucléaire), telle qu’elle l’avait vue souvent dans les œuvres de science-fiction : une émission d’ondes électromagnétiques, brève et de très forte amplitude (due par exemple à l’explosion d’une arme nucléaire), qui peut détruire de nombreux appareils électriques et électroniques et brouiller les télécommunications. Mais s’il y avait de l’énervement dans le public, il ne semblait pas y avoir de panique. L’explication devait être tout autre et moins fantasque !

Érica commençait à se décourager et cette suite de contrariétés la décida à abandonner son projet de visiter l’exposition, qui lui paraissait maintenant inatteignable. Elle décida d’aller reprendre sa voiture et de retourner chez elle, avec l’espoir de pouvoir faire demi-tour rapidement, dans le sens contraire de l’embouteillage. Elle se rendit compte qu’elle n’avait pas noté la rue où elle avait garé son véhicule. Elle eut un petit moment de panique, mais comme elle n’en était pas loin, elle se dit qu’elle allait la retrouver rapidement.

Elle retourna à la station de métro dont elle s’était éloignée sous la pression de la foule et dont les alentours étaient maintenant plus calmes. Elle se demanda comment retrouver l’entrée qu’elle avait empruntée, puisque la station était maintenant fermée. Elle était à un carrefour de deux rues, il y avait donc plusieurs sorties qui, a priori, se situaient dans l’une ou l’autre rue. Se remémorant son parcours sur le quai, elle se dit qu’il y avait deux sorties en amont et une sortie en aval (celle par où elle était rentrée). Elle ne voyait pas de sortie de l’autre côté de la rue où elle était, elle la traversa pour vérifier qu’il y avait bien une sortie située sur l’autre rue, du même côté du carrefour. Ceci la conforta dans sa déduction, d’autant plus qu’elle aperçut, sur la même rue, mais à l’opposé, en diagonale du carrefour, une troisième sortie, qui était celle qu’elle recherchait. Elle s’y rendit et commença à remonter son chemin dans le sens inverse de son arrivée. Au carrefour suivant, elle tourna à droite, pour revenir à la rue où elle avait rencontré la jeune fille qui lui avait indiqué la station de métro.

Quand elle croisa cette rue, elle l’emprunta sur sa gauche, pour rejoindre celle qui l’emmènerait à sa voiture. Et soudain, elle s’arrêta, dubitative. Elle ne reconnaissait rien du chemin qu’elle avait emprunté à l’aller. Bien sûr, tout se ressemblait dans ce quartier, qui était un quartier banal, comme bien d’autres dans la ville, où il n’y avait rien de remarquable permettant d’avoir des repères visuels. De plus, elle avait été accaparée par la conversation avec la jeune fille et n’avait fait attention à rien, essayant même de s’abstraire de cet embouteillage qui envahissait toutes les artères de la cité. Érica soupira, ce n’était peut-être qu’une impression, due à la fatigue qu’elle commençait à ressentir. Elle décida de continuer selon le chemin qu’elle avait prévu. Elle était presque arrivée. Elle devait tourner à la première à droite pour retrouver la voie où était stationnée sa voiture. C’est ce qu’elle fit, mais quand elle arriva à l’intersection voulue, elle ne vit pas sa voiture à l’endroit escompté. Elle arpenta le trottoir longuement, de bas en haut en la recherchant du regard, avec une petite appréhension. Elle dut bien admettre que son véhicule n’était pas là !

Comme souvent dans de telles situations, Érica eut une première réaction en pensant qu’on avait volé sa voiture. Elle examina soigneusement les lieux, à la recherche d’une quelconque trace d’effraction. Puis elle s’aperçut vite de l’absurdité de la chose. Qui pourrait penser à voler une voiture, en plein jour, en plein cœur de cet immense embouteillage ? Elle se rendit vite compte qu’elle n’était pas au bon endroit. Elle s’était égarée !

Le bruit de l’embouteillage lui parvint tout d’un coup, envahissant et angoissant, comme si, auparavant, elle ne l’entendait pas ou ne voulait pas l’entendre. C’était comme une punition sonore qui se manifestait pour lui rappeler sa faute. Elle se sentit désemparée. Il fallait qu’elle retrouve son chemin, mais elle était totalement désorientée. Elle regardait autour d’elle, mais ne reconnaissait rien et pour cause. Toutes les rues se ressemblaient et Érica n’avait aucun repère, de quelque nature que ce soit.

Elle ne voulut pas céder à la panique et essaya d’analyser la situation. Elle pensait avoir suivi le bon chemin à partir de la station de métro. Elle aurait pu se tromper, mais ne le croyait pas. Le trajet était court et elle avait remonté le chemin parcouru auparavant à l’instinct et avec un souvenir assez frais, plutôt fiable. Elle pensa s’être trompée au départ de la station. Elle avait dû prendre une mauvaise direction en partant d’une mauvaise sortie. Il fallait qu’elle y retourne et recommence plus soigneusement en examinant en détail chaque sortie du métro à ce carrefour. Elle s’engagea à gauche au premier carrefour pour rebrousser chemin. Mais comme elle avait longé, de haut en bas, la rue où elle avait supposé retrouver sa voiture, elle voulut s’assurer qu’elle prenait cette fois-ci la bonne direction. Les promeneurs ne manquaient pas dans cette allée passante. Elle en avisa un et lui posa la question en essayant de ne pas s’embrouiller. C’était un jeune garçon débonnaire et affable.

— Excusez-moi monsieur, je me suis perdue en sortant du métro, je voudrais y retourner, c’est bien par là ?

Le garçon la regarda.

— Je comprends. Surtout qu’on ne peut plus se repérer, avec cette panne du réseau téléphonique. Vous avez vu ça ? C’est la tuile !

Il continua, en regardant Érica fixement.

— Vous n’êtes pas du quartier, je suppose ?

— Exactement, c’est la première fois que je viens ici et j’ai l’impression que toutes les rues se ressemblent.

— Vous venez d’où ?

Érica lui donna le nom de son quartier et quelques rues connues. Son interlocuteur afficha un air dubitatif.

— Ça ne me dit rien, dit-il. Mais pour aller au métro, le plus simple est de reprendre la rue d’où vous venez, ici à droite, de la remonter jusqu’au prochain carrefour et de prendre la première à droite, le métro est au bout.

Érica lui sourit en le remerciant et elle fit ce qui lui avait été indiqué. Elle trouva bizarre que cette personne ne connaisse pas son quartier. C’était pourtant un endroit connu dans la ville et tout le monde, pensait-elle, en avait au moins entendu parler. C’était bien la première fois qu’elle rencontrait quelqu’un qui l’ignorait. Elle eut alors une pensée saugrenue, de la même manière qu’elle avait songé, lors de l’épisode de la panne du métro, à une hypothèse de science-fiction d’une attaque IEM. Elle se dit que c’était comme si elle était projetée dans un monde parallèle, un harmonique du temps, une « quatrième dimension » comme disent les créateurs de ce type d’histoires imaginaires. Un monde qui ressemble à celui d’où l’on vient, mais où de subtiles différences mettent peu à peu la puce à l’oreille. Cette pensée farfelue la détendit un peu. Elle était effectivement de plus en plus stressée par ce qui lui arrivait.

Elle remonta longuement la rue – ce qui la surprit un peu – avant de trouver le premier carrefour et tourna à droite, comme prescrit. Elle marcha droit devant encore quelques centaines de mètres et finit par rejoindre la station de métro. Avec effarement, elle se rendit compte que c’était une autre station que celle qu’elle cherchait ! Un sentiment d’effroi et de découragement l’envahit, sa respiration se fit haletante et elle dut s’asseoir sur un banc public qui jouxtait la station. Elle étouffait et avait du mal à reprendre ses esprits. Ce qui lui avait paru jusqu’ici une aventure très désagréable devenait un véritable cauchemar. Le bruit de l’embouteillage venait de toutes les rues avoisinantes et lui paraissait de plus en plus fort. Elle était perdue et désorientée, dans l’espace et dans sa tête. Cela faisait plus d’une heure qu’elle cherchait sa route et ça devenait de plus en plus complexe, à tel point qu’elle se demandait s’il y avait une solution. Il lui fallut quelque temps pour recouvrer ses esprits.

Elle décida de ne plus rechercher la station de métro d’origine, car elle n’était plus certaine de ne pas s’égarer une nouvelle fois. Elle se sentait isolée et ne voyait pas à qui demander de l’aide. Il lui fallait se débrouiller toute seule et employer une stratégie plus systématique. Elle réfléchit longuement à un moyen de retrouver l’endroit où sa voiture était garée. Celle-ci ne devait pas être très loin, car Érica n’avait fait que tourner autour. Elle ne pouvait plus la localiser, sans faire une erreur potentielle, soit à sa droite ou à sa gauche, soit en haut ou en bas (elle ne pouvait pas non plus utiliser les orientations cardinales, car elle les ignorait). Elle se dit que sa voiture ne devait pas être à plus de 500 mètres de là où elle se trouvait, distance qu’elle estima arbitrairement, mais qui lui sembla crédible. Il fallait donc qu’elle explore toutes les rues qui se trouvaient dans un carré de 1000 mètres de côté (plutôt qu’un cercle de 500 mètres de rayon, moins bien adapté à la topologie d’une ville), dont le centre était là où elle se trouvait. En supposant schématiquement que ce carré soit traversé de rues qui se croisent à angle droit, il lui faudrait parcourir autant de rues verticales et de rues horizontales. Le modèle, qu’elle s’imagina dans sa tête était effroyablement simple. Elle ne savait pas exactement combien il y aurait de blocs dans ce carré, mais elle comprit rapidement qu’il lui faudrait parcourir des kilomètres à pied pour explorer toutes les possibilités. Elle commencerait par décrire le périmètre, puis, en repassant par le premier angle du carré, elle emprunterait la première rue verticale, remonterait par la rue verticale qui suivait et ainsi de suite. Après en avoir fini avec toutes les rues verticales, elle recommencerait de même avec les rues horizontales. Elle passerait nécessairement plusieurs fois à certains endroits, mais elle ne pouvait pas sauter d’un bloc à un autre bloc, en volant comme un oiseau. Elle pouvait cependant espérer retrouver sa voiture avant d’arriver à la dernière rue à explorer ! Elle était farouchement athée, mais elle fit une prière à un dieu hypothétique pour que la solution arrive rapidement. Elle resta encore longuement assise sur son banc, avec le modèle du carré quadrillé qui s’animait dans sa tête, sans arriver à se résoudre à effectuer cette tâche absurde et colossale. Puis elle se leva et commença son parcours.

Au début, ce fut assez délicat. Pour établir son domaine de recherche de 1000 mètres de côté, elle dut compter ses pas et elle prit même une marge supérieure, pour ne pas le réduire. Elle commença par parcourir le périmètre complet pour délimiter son champ. Elle était très attentive, à la fois pour compter ses pas et pour scruter les voitures en stationnement dans les rues qu’elle longeait. De plus, elle mémorisait, grâce à des petits détails, la frontière du carré qu’elle allait explorer. Quand elle eut bouclé son premier périmètre, elle commença à explorer les rues verticalement, en les descendant et les remontant successivement. Ce fut plus facile, car c’était un acte automatique qui s’exécutait dès qu’elle avait atteint la frontière du carré. Il en fut de même avec les rues latérales.

La tâche ne fut pas aussi aisée qu’elle aurait pu le penser. La vision du carré quadrillé était théorique. Dans cette ville ancienne, les quartiers n’avaient pas été tracés au cordeau. Les rues étaient sinueuses, parfois de biais, les carrefours n’étaient pas à angle droit et il y avait de temps en temps des embranchements multiples. Tout ceci obligeait Érica à adapter son algorithme de recherche de manière fine, pour ne pas rater une rue ou une intersection. Et puis cette recherche était une véritable épreuve physique. Mis à part quelques ruelles, tout avait été envahi par l’embouteillage qui semblait ne pas vouloir se résorber, avec ses nuisances sonores, sa pollution et son accumulation palpable de stress – un embouteillage historique, qui resterait sans doute dans les annales de la ville. Érica fatiguait. Elle ne s’était évidemment pas préparée à cet exercice. Notamment, ses chaussures lui faisaient mal et elle sentait douloureusement les ampoules qui se formaient sous ses pieds. Ses jambes étaient endolories, ses genoux commençaient à s’échauffer. Elle avait faim et soif. Heureusement, elle trouva une petite boutique où elle put acheter une bouteille d’eau et quelques gâteaux, qu’elle dégusta sur un banc public, ce qui lui procura un instant de répit. Elle commençait à se demander si elle allait tenir le coup.

Elle en était déjà environ à la moitié de sa recherche, selon son estimation, quand elle retrouva la station de métro qu’elle avait voulu utiliser initialement. Cela la réconforta, car elle se dit que sa voiture n’était pas loin. Elle ne modifia cependant pas sa stratégie, par peur de s’égarer encore une fois. Elle comprit aussi ce qui l’avait induite en erreur quand elle était partie de cet endroit : il y avait une sortie supplémentaire qu’elle n’avait pas identifiée et c’était celle qu’elle aurait dû prendre pour point de départ. Tant pis ! Pour l’instant, elle n’avait toujours pas retrouvé sa voiture et il lui restait encore un grand espace à explorer.

Elle continua sa marche épuisante. La fatigue devenait un sérieux handicap et elle faisait de plus en plus d’efforts pour maintenir son attention en scrutant les centaines de voitures en stationnement. Petit à petit, elle sembla perdre espoir. Il finit par ne lui rester que peu de rues à visiter et sa recherche n’avait toujours pas abouti. Son souffle se fit plus rauque, comme si un cri s’étouffait dans sa gorge. Elle accéléra le pas jusqu’à atteindre une vitesse grotesque. Elle semblait vouloir en finir au plus vite, car elle ne doutait plus maintenant de son échec. Effectivement, elle se retrouva à son point de départ, en ayant tout exploré, sans résultat.

Elle resta d’abord immobile, comme figée dans le temps, le regard vide. Le mauvais rêve n’avait pas cessé, bien au contraire. Après plus de trois heures de marche, ses jambes la portaient à peine. Elle put faire quelques pas, ses pieds lui faisaient très mal. Elle arriva à un banc, elle s’assit et elle eut l’impression de s’y installer comme sur un échafaud. Elle était anéantie. Que s’était-il donc passé ? Quelle erreur avait-elle faite dans son appréciation ? C’était incompréhensible, impossible, absurde ! Que pouvait-elle faire désormais après tant d’heures passées pour rien dans ce cauchemar ? Était-elle entrée vraiment dans une autre dimension ? Elle resta prostrée, l’esprit absent. Elle n’avait aucune perspective et semblait être égarée à jamais.

Érica ferma les yeux et elle eut comme une vision. Elle errait dans un labyrinthe, comme Icare, fils de Dédale. Et puis tout à coup, elle prit son envol et le labyrinthe se révéla à elle dans toute son immensité, toute son horreur. Elle s’élevait au-dessus de la ville tentaculaire. Son réseau de rues, de ruelles, de passages se tissait au fur et à mesure qu’elle prenait de l’altitude. Un réseau aux multiples ramifications, sans logique globale, si ce n’est de perdre les êtres qui y sont enfermés et où rôde un Minotaure moderne sous la forme de cet embouteillage qui n’en finissait pas de se répandre, essayant d’anéantir le plus d’êtres humains possible.

Quand Érica rouvrit les yeux, elle se mit à pleurer.

FIN

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Jean-Louis Ermine a fait toute sa carrière dans la recherche scientifique : mathématique, intelligence artificielle, gestion et ingénierie des connaissances. La science-fiction est son autre passion. En 2016, il a écrit, pour les éditions Rivière Blanche, Météore ! L’univers fascinant de Richard Bessière, un essai sur un auteur phare de l’époque, initiateur de la mythique collection Anticipation des éditions Fleuve Noir. Il a par ailleurs publié trois romans de science-fiction : en 2017, Les cercles de l’éternité, en 2019, La prophétie des Anciens et en 2022 (à paraître) Les cycles du temps.

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