Allons enfants

— Salut à tous. Bon si vous regardez ça, j’espère que vous êtes sain et sauf. Pour info ça craint entre Châtelet et Vendôme, alors évitez d’être en terrasse parce que tout le monde est pris à partie, et ça commence à chauffer. Là, voilà par exemple un manifestant se fait tabasser. Faites attention…

— Eh pourquoi tu filmes toi, salope !

Malheureusement pour les followers d’@elisavox_populus la vidéo live s’arrêta brusquement sur son visage effrayé, incapable de diffuser ces images et ses propos probablement intéressants. La manifestation qu’elle venait de filmer prenait les tourments d’une émeute. De l’intérieur on en sentait la tension, à coups de hashtags et de dégradations urbaines postés en flux interminable sur les réseaux. Les Parisiens couraient, s’échappaient, en rattrapaient d’autres, comme des petits animaux dans un labyrinthe. Puis si l’on prenait de la hauteur, de part et d’autre de la capitale, un brasier humain et chaotique embrumait les rues. Et tout ceci était repris avec voracité par les médias.

BFMTV : « En direct du Palais de l’Élysée où l’on constate une forte mobilisation des CRS, nous retrouvons notre envoyé spécial. »

Europe 1 : « Monsieur, en tant qu’ancien ministre de l’Éducation nationale, qu’est-ce que vous pouvez nous dire franchement de ce soulèvement qui éveille surtout les jeunes aujourd’hui ? »

CNEWS : « Et nous retrouvons notre envoyée spéciale, Corine Flavet, aux portes du quartier général du LREM. On constate ici une présence moins importante des forces de l’ordre, contrairement à ce que nous avons vu tout à l’heure du côté de l’extrême droite.

Corine Flavet : Oui tout à fait, et pourtant… »

Nous avancions comme des cafards dans les couloirs du métro. À l’unisson et sans se regarder, on se sentait. Tandis que certains se déplaçaient pour voter, revendiquant leur pouvoir démocratique, nous on fonçait, les mains accrochées à notre pouvoir d’exclusion, les doigts repliés sur un papier que nous n’avions pas mis dans l’urne. Nous n’avions pas demandé la permission de déambuler dans les rues, c’était pirate, c’était imprévu. Nous nous reconnaissions par la couleur du cortège : noir. Le néant. L’obscurité avant la tempête, et avant le retour du soleil peut-être. La plupart d’entre nous sommes sortis à Oberkampf. Les autres ont continué. On s’est fait signe en silence, comme des commandos en opération spéciale. Un instant j’ai pris du recul, alors qu’on s’apprêtait à sortir des entrailles de Paris. Et je ne sais pas trop pour qui on se prenait.

Lorsque j’avais proposé à Mich, PX, Cisco et Ella de créer la Bête, j’étais sûre de moi. Même si ça paraissait impossible. Pourtant aujourd’hui on y était. Ella me murmura une bonne nouvelle sur les marches de l’escalator, et je me suis dit qu’elle avait entendu mes craintes.

— La CGT annonce plus d’un million sept cent mille manifestants. Presque deux millions !

Ça m’a donné des ailes. J’ai gravi les dernières marches deux par deux, un sourire narquois dissimulé derrière mon masque. Galvanisée. Mes amis me suivaient et une fois à la surface de la foule, je réalisais. La Bête était inestimable. On allait les pourrir. PX brancha son rap acidulé en Bluetooth sur toutes les enceintes du cortège. Autour de nous les fous dansaient déjà. D’un pas acharné nous rejoignons la Place de la République. Les nuits debout. Je suis Charlie. La manif pour tous. Les gilets jaunes. La marche verte. Tout un joyeux bordel sur cette place, comme une agora à l’époque de la Grèce antique.

« Leurs discours sont moins aiguisés qu’nos lames de rasoir

Sortez vos katanas, nous on n’veut rien savoir

L’accumulation de nos états d’âme sur une toile sans frontière a fait naître un huitième continent de déchets désormais en guerre

Immobile

Parallèle

Nous allons entrer en collision

Indocile

Criminel

L’heure est venue à la rébellion… »

PX, Pierre-Alexandre, avait eu un élan d’inspiration incroyable lors du lancement de la Bête. Lui qui traitait pudiquement des sujets qui lui tenaient à cœur, avait finalement lâché sa rage en quelques mots, puis les maux devinrent des sons, et il allait sortir un album. D’ici la fin de la censure. Grand, maigre, blanc, blond, tatoué, diplômé, issu d’une famille catho-conservatrice, il était aussi musicien-auteur-compositeur-interprète, homosexuel et athée. Plus rapidement qu’on aurait pu l’imaginer, il avait perdu le soutien des siens, puis sa place au sein de sa propre famille, et une partie de ses amis. On s’était rencontré aux moments de paroles d’une association de soutien pour les personnes gay, bi et non-binaire. Il avait chanté. Ça nous avait tous foutu une énorme claque. À côté il y avait Cisco, un mec des quartiers qui graffait tellement bien qu’il en avait fait son art. Un mec de la rue que l’on ne calculait pas ou que l’on dépréciait. Nous on l’avait directement inclus, parce qu’il avait un humour sarcastique qui nous faisait beaucoup rire. Il vivait avec moi dans un grand loft qu’on avait réhabilité ensemble. Mais il n’y avait rien d’autre que de l’amitié entre nous. L’autre nana c’était Ella. Elle supportait mal tous les propos machistes, fascistes, patriarcaux, hétéronormés, contre-productifs, rétrogrades, impartiaux, et bien d’autres. Un brin grande gueule, comme moi. Elle veillait nuit et jour à la cohérence de nos actes, calmait les clameurs, supprimait les haters. Parfois c’était difficile à admettre, mais j’avais rencontré mes meilleurs amis et l’amour grâce à des personnes pleines de haine.

Il y a cinq ans, un multimilliardaire avait racheté un des réseaux sociaux les plus utilisés. Puis très vite, il avait eu les autres. Devenant démiurge de nos âmes, il avait retiré les censures. La liberté d’expression dénoncée par les terroristes était aujourd’hui l’outil d’une terreur populaire, et le monde entier s’en délectait. Petit à petit des millions de pages, de plateformes publiques ou de comptes personnels s’étaient fait menacer et derrière les écrans, de véritables personnes étaient détruites par des racistes, des homophobes, des fascistes et tout type d’extrémistes. Rien ni personne n’empêchait quelqu’un de lapider un autre individu, sous prétexte d’une infime différence. Nous avions tous été harcelés, jugés, humiliés au sujet de notre propre « défectuosité ». J’étais trop grosse et bisexuelle. Ella était lesbienne et féministe. Cisco était arabe et sans domicile fixe. PX était homo et athée. Mich était trans. Nos étiquettes devenaient des cibles.

« L’anormalité est devenue la norme, soit

Surtout les flics en ont compris les formes, soit

Donc on fracasse, donc ça tabasse, et sans ret’nue, on crève, on casse

C’est bien le monde des civilisations,

Citoyens libertaires sommes en ébullition,

Suivez suivez toutes leurs indications

Nous étions des singes, aujourd’hui des moutons… »

La Place de la République regorgeait de manifestants cagoulés, masqués, déguisés, mais l’ambiance était hostile. Comme une première cuve d’inondation au ralliement, ils faisaient bloc puis avançaient en raz-de-marée. Grandissant à travers le deuxième arrondissement, le peuple débordait en flots houleux sur le faubourg Saint-Honoré, se rapprochant doucement du Palais de l’Élysée. Relayés par les chaînes d’informations politisées, les tweets et les influenceurs, une brume d’anxiété soufflait sur les spectateurs. Le petit Enzo, star du réseau TikTok, du haut de ses douze ans, s’adressait à ses 500 000 abonnés avec sa nonchalance éternelle.

« En direct de la Bête, j’vous fais mes derniers aveux. J’suis grave content de participer à quelque chose d’aussi fort en France. Pays de résistance, de la Constitution des Droits de l’Homme, pays des Lumières, etcétéra. Non, c’est pas moi qui ai écrit l’texte, c’est notre porte-parole ! Mais bref, moi je voulais dire à mes parents qu’ils m’avaient très bien élevé, contrairement à ce qu’on pense de l’éducation arabe. C’est dur de faire grandir des gamins dans une société toujours trop raciste, trop haineuse, trop amnésique. Et que j’avais toujours aimé les cours d’Histoire de Mr Broquet. Je vous aime, pauvres enfants de ce pays de bâtard ! »

La porte-parole c’était Valentina Mancini, une jeune femme à l’origine de la Bête, malmenée à cause de ses différences, puis de sa force de caractère. Elle avançait dans les premières rangées du peloton, sur le rythme d’une bande sonore parfois controversée mais éclairée. Saez, Orelsan, Nekfeu, Matmatah, Noir Désir, Davodka, Jazzy Bazz, Bérurier Noir. Des paroliers de toutes générations qui soulevaient en chœur l’écho des écorchés. Cinq ans de plus à s’être fait piétiner. Les retraités, « on les emmerde ». Il y en a trop, et ils coûtent cher. Les étudiants, « on les emmerde ». On leur a fait payer leur scolarité plein tarif pour enfler le pouvoir des banquiers. Les travailleurs, « on les emmerde ». Comme du bétail, ils trinquent au son des flûtes de leurs employeurs. Et les enfants, « on les emmerde »…

— Qu’ils tendent leurs bras à la Nature, elle leur crachera vos pesticides cancérigènes et vos avenirs en plastique.

Comme une forcenée, Mich scandait son discours contestataire. C’était beau de la voir le poing levé à l’avant de la Bête. Ni homme, ni femme, mi-maître, mi-martyr, elle chauffait la foule du fer brûlant de sa revanche. Doublée par une horde de gamins en motocross, elle reprit leurs vrombissements comme un cri jamais cicatrisé. Ils brandissaient un drapeau noir pour la mort du peuple, rouge pour les os du gouvernement. « Les coupables étaient d’anciennes victimes ». Parce que le mal gangrène plus vite que le bien ne soigne, les casseurs semaient le doute. Était-ce une marche de révolte pacifiste, ou une émeute kamikaze sur un compte à rebours ? Parce que voilà, c’était l’heure de l’apéro en France, l’heure du barbecue dominicale sous les 29 °C records de ce mois d’avril 2027. Mais c’étaient surtout les dernières heures d’un quinquennat. La porte ouverte d’une nouvelle aire dont personne ne voulait franchir le seuil. Toujours entre la peste et le choléra.

« Sur la zone des censures l’art est radioactif,

sensible aux volts tu ne s’ras plus passif

Attention, un cerveau pourrait pousser entre tes deux yeux.

Subversion, viendra violenter ton discours défectueux… »

Par quel moyen ces deux candidats s’affrontaient encore ? Finalement on ne voulait plus savoir car la polémique attirait plus que la vérité. La confiance n’était plus qu’un mythe, et le respect un fantasme sur lequel les enfants crachaient. Parmi la foule, des familles entières, toutes générations confondues, fendaient la fumée noire et épaisse des fumigènes. Chacun incarnait la réponse du peuple qui lui ressemblait. Bras dessus-dessous, main dans la main, l’espérance au poing.

Il était 19 h et les bureaux de vote fermaient, une estimation soufflait, mais la rumeur de la rue grondait. « Non ». Des artistes s’en mêlaient, des égéries et des journalistes prenaient enfin le parti du partisan. Ça passait par les réseaux inlassablement, mais ça augmentait sérieusement la cote de la fronde. Sous sa capuche, malgré la chaleur infernale, Valentina scandait le slam, propulsée au-devant d’une scène fabriquée de voix et de corps enragés.

« Ils décrivent la peur comme une émotion

Moi c’est mon moteur face à l’érosion

Après la crainte m’est venue la colère

Comme le jus des raisins, j’en abreuverais ma guerre… »

Les CRS faisaient bloc devant les grilles de l’Élysée, et pour cause. Deux millions de personnes déambulaient d’un même mouvement sans s’arrêter. Les émeutiers s’insinuaient sur les côtés. Ils avaient déjà des casiers, et leur doute pesait moins lourd encore que leur vie. Ils furent les premiers attaqués, mais ils le savaient. Des matraques et des boucliers s’abattirent en rafales sur les côtes et les crânes des casseurs. Le bruit des coups était sourd et net. L’agitation servait au bien du reste. Branché sur les émissions de radio qui annonçaient le résultat en temps réel, Cisco lançait des signaux à ses camarades. Ils avaient répété leur plan durant des mois, engagé des kamikazes, fabriqué des bombes artisanales, unifié leurs savoirs et leur volonté pour fronder le pouvoir. Le Président quittait son palace. Il devait être présent à son quartier général et la Bête savait exactement quand l’agneau sortait de sa bergerie royale. Les émeutiers forçaient l’entrée de la Rue de l’Élysée, tandis que des petits groupes avançaient au milieu des tirs de bombes lacrymogènes. Les manifestants pleuraient, hurlaient, se débattaient, vomissaient. Allongés au sol, on marchait sur les enfants. La guerre était déclarée, mais le peuple était armé. Ça sentait le brûlé et la fin du monde.

« Allons enfants de la partie,

Le jeu de la gloire est terminé

Contre nous de la tyrannie,

Son brancard sanglant est avancé.

Son brancard sanglant est avancé… »

Plus haut dans le faubourg, une reprise de la Marseillaise écrite par PX rythmait les esclandres et les arrestations. La voiture présidentielle sortit, la rage exponentielle jaillit.

« Entendez-les dans leurs campagnes,

Mentir sur la force de nos pas,

Qu’ils crèvent comme des p’tits soldats,

Ensevelis tranquille dans leurs épargnes.

Aux armes cons d’citoyens,

Formez vos p’tits pognons,

Marchons, blessons

Qu’un jour, soit sûr, pardonne l’exécution ! »

Allongé sur le toit, dissimulé derrière l’œilleton de son viseur, la cible en visuel, le tireur appuya sur la détente. Suivi par ses compères, ils tombèrent tous comme des mouches. Les sirènes hurlaient déjà. La berline slaloma sur quelques mètres, poussée par un cri glaçant. Le ventre au sol, les bras étendus comme la croix d’une quête dont elle n’atteindra jamais le but, Valentina observait la trajectoire de la voiture du Président. Elle finit dans le lampadaire d’en face, sans fracas, dans la cacophonie des hurlements de la Première Dame de France et des autres badauds blessés. La vitre arrière était percée. Du sang maculait les sièges et le pare-brise. Valentina distingua des mouvements autour du véhicule. Elle se demanda si les journalistes avaient pris des images, puis elle s’assoupit dans un profond néant.

Personne ne savait qui avait tiré. Qui avait commandité cette mutinerie dans la mutinerie. Horrifiés et abasourdis, PX et Cisco portèrent secours à leurs amies. Les tireurs avaient raflé les vies comme les blés. Les deux garçons faisaient des garrots, compressaient les trous laissés par les balles dans la chair de leurs compatriotes. Mais les forces de l’ordre prenaient déjà la rue d’assaut. Et on entendait aussi les reporters servir leurs balbutiements aux grandes audiences. Personne n’avait prévu un tel carnage. Le Président était mort. Pour pallier le choc, il fallait un responsable et la faute était portée sur les émeutiers. Puis sur le parti adverse, les terroristes, un voisin fou, une chauve-souris, l’épouse… Mais comme bien souvent dans une démocratie, le seul responsable du vacarme et des dégâts, c’est le peuple.

FIN

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Née en Bourgogne, Manon a étudié les langues et le cinéma à Lyon. Cependant son parcours ne lui a pas suffit, et avide de savoirs elle poursuit ses études en écriture audiovisuelle à Paris pour la rentrée 2023. Durant ses années d’itinérances, elle n’a eu de cesse de s’enrichir de culture et d’art, proposant aussi bien des critiques, que des poèmes ou des scénarios. Son premier roman de science-fiction est une dystopie, intitulé Les Utopistes, qui attend d’être repéré par une maison d’édition. Attentive à son environnement et à ses changements, elle préfère les sujets engagés et les antihéros. Son écriture dénonce les problématiques actuelles et celles de notre futur, en parlant de rencontres improbables, de libertés et de différences. Ses mots sont également imagés par ses propres photographies argentiques et numériques.

https://manoncolas2.wixsite.com/penseesfurtives