Formule 1

Il trouva un Formule 1, le long de la nationale entre Saint-Brieuc et les plages, juste à côté de la ZAC, un hôtel pour vies au ralenti. Huit mètres carrés d’intimité plastique. Le reste était public et malléable. Un univers de goudron et de trottoir. Des boulots payés une misère qu’on quémande au jour le jour au milieu du cheptel des sans grades.

Son expulsion avait eu lieu aux impasses du printemps. En même temps que sa radiation de pôle emploi. Le plus dur avait été de faire le tri. Il ne restait pas grand-chose pourtant. Il avait vendu tout ce qu’il avait pu pour tenir encore un peu. Un sac à dos de vêtements, deux autres de toiles bleues : un fatras disparate de contrats de travail, de papiers officiels, de lettres personnelles, d’ustensiles de cuisine, la cafetière, un bol, son canif, quelques livres, des cédés, des bibelots d’une vie abolie. Le reste, il l’avait laissé. Le soir même, c’était sur le trottoir. Des mains intruses fouillaient les vestiges de lui. Des ferrailleurs, des brocanteurs, des miséreux plongeaient leurs doigts dans les cartons éventrés. Il lui semblait qu’ils pénétraient en lui comme au travers d’une plaie. Les yeux avides évaluaient, triaient, rejetaient. Il voyait les moues déçues, moqueuses, il entendait les rires parfois fuser au milieu de ce dépeçage silencieux et méticuleux. Il aurait voulu intervenir, les arrêter, leur expliquer que cette pacotille ridicule c’était un soir de tir dans une fête foraine, que ce bol portait le surnom que les copains lui donnaient… Le fouilleur l’examina, le rejeta. Il se brisa en tombant. Il aurait voulu lui dire de… mais il n’avait plus la force.

Trente-cinq euros la nuit. Il pouvait tenir quelque temps, après ce serait la rue, ou une tente de fortune dans un bois périphérique ou sous le pont de la quatre-voies.

Il cacha ses sacs à côté des bacs à fleurs de l’entrée.

— Une chambre, oui. Combien de personnes ? demanda la réceptionniste sans lever la tête.

Il ne voyait d’elle que les cheveux savamment tressés et la nuque bosselée. Ses doigts fins aux ongles courts s’impatientaient sur le clavier.

— Une.

— Nous avons la formule confort plus avec…

— La moins chère. Sans petits déjeuners. C’est trente-cinq euros. C’est ça ?

La réceptionniste leva la tête. Elle devait avoir une trentaine d’années mais cernes et premières rides au coin de ses yeux noirs et tristes opprimaient son visage mince d’une infinie lassitude. Elle regarda son client, à la fois décontenancée et agacée. Pour se modérer, elle faisait tournoyer son stylo entre son pouce et son index. Il n’avait pas voulu paraître agressif. Il voulait juste que ça aille vite. Des clients rentraient.

— Combien de nuits ?

Son assurance vacillait. Il hésitait. Il ne savait pas en fait.

— Cinq nuits, dit-il un peu au hasard.

— Vous payez par carte.

— Euh, non, par chèque ?

— Ah, désolé, ça n’est pas possible, c’est carte ou liquide.

En liquide ! 165 euros ?! Il fouilla dans sa poche, se remémora ce qu’il avait dans son portefeuille. Il se troublait. Les clients s’impatientaient. La réceptionniste, les yeux rivés sur son écran, tendait la main sans le regarder pour récupérer le moyen de paiement. Il avait à peine une soixantaine d’euros. Dehors, sur le parking, une voiture reculait droit sur ses sacs. La réceptionniste leva les yeux : elle vit son regard inquiet, aperçut les sacs par la fenêtre de son local. Il sortit, retira les sacs juste à temps, revint au comptoir.

— Pardon… Alors, on disait…

Elle l’interrompit.

— Écoutez, c’est la saison creuse. Je vous garde la chambre pour une semaine. Vous paierez au jour le jour. Ça vous va ?

— Euh, oui. Merci.

Elle lui tendit la carte magnétique de sa chambre.

— Premier étage, la 19, les douches sont en face des escaliers. Il n’y a pas de code. Vous présentez votre carte sur la porte d’entrée de l’hôtel.

— Merci.

— De rien. Bon séjour.

Elle le regarda s’éloigner maladroit et encombré de ses bagages et de son grand corps. À côté du comptoir se dressait un large présentoir touristique. Il prit les horaires des bus, attendit que les nouveaux clients aient disparu, alla hercher ses sacs. Sous les troènes, miaulait une portée de chatons. La mère rôdait autour des sacs, toisait l’intrus.

La chambre exiguë avait une fenêtre. Au bord du lit gigogne, un étroit lavabo faisait face à une petite table d’angle en dessous de l’écran télé. Le lit du bas serait sa commode-armoire sans porte ni tiroir. Il entassa ses papiers dans le placard du seuil. Le plafond était à un mètre à peine du lit supérieur. La chambre sentait le plastique d’emballage. Des vies moulées de figurine. Au travers des cloisons poreuses, les bruits des autres chambres et du couloir lui parvenaient déformés et sourds, désincarnés eux aussi.

Il dormit mal. Il comptait.

Le lendemain. Il sortit à l’aube. La chatte miaula entre ses jambes. Il la caressa. Elle retourna s’allonger, les chatons jouer autour d’elle. Il prit le premier bus qui le déposa dans la ZAC du Douvenant. Entre hypermarchés et entreprises, les camions affluaient. Ils étaient déjà nombreux à rôder autour des quais de déchargement. On le prit pour deux heures. 15 euros. Il accepta. S’il faisait bien le travail, demain on le reprendrait. Il fit ainsi deux, trois hangars. Puis il alla sur le port de Saint-Brieuc. Les terrasses s’installaient dans la rue des restaurants : les premiers jours de soleil et de printemps attireraient du monde. Il trouva de quoi faire la plonge.

Il rentra le soir, épuisé. La réceptionniste et les chats auxquels elle versait du lait l’accueillirent.

— Ça a été ?

— Oui.

— Bonne soirée.

— Merci. À vous aussi.

Il prit une douche, traversa encore humide les couloirs, les bras chargés de ses vêtements de la journée, croisa, gêné, des voyageurs. Il alluma la télé, tomba sur une émission politique la 16 : « … on ne peut pas leur donner des allocations sans contrepartie ! Ce serait promouvoir la paresse… ». Il zappa et s’arrêta sur une série qui lui vida la tête pendant qu’il mangeait un taboulé industriel. Il fit deux pas pour se coucher.

Vers cinq heures, un autre agent d’accueil s’affairait déjà, mutique, tandis que deux routiers buvaient un café, murmurant dans leur demi-réveil ce qu’il crut être de l’espagnol. Il ne prit rien. Peut-être déchargerait-il un de leurs camions.

Quand il revint, le soleil se couchait. La réceptionniste finissait de creuser un trou sous les troènes avec une petite pelle.

— Ça a été aujourd’hui ?

— Rien ou presque. J’ai pourtant cherché.

— Ça ira mieux demain.

— Et vous ?

— Un petit chaton est mort.

— Oh, dommage. Comment vont les autres ?

— Ils vont bien. Je vais peut-être les rentrer pour la nuit.

— Vous avez raison.

— Bonne soirée.

— Bonne soirée.

Il avala ses deux club sandwichs, mangea un yaourt, s’endormit. Dans la nuit, au-dessus de la rumeur de la voie rapide de Saint-Brieuc, des bruits de plaisir le réveillèrent. Un couple, quelque part à l’étage, faisait l’amour. Il serra le traversin contre ses oreilles, essayant de fuir ce trouble vain du ventre qui excitait en lui des désirs désespérés.

Il se réveilla mal. Il traversa le hall ; la réceptionniste le salua, il répondit à peine. Il attrapa son bus, s’abrutit de travail jusqu’au soir. Dans la chambre, il but : des bières, les unes après les autres devant un reportage animalier qu’il n’écoutait pas. Il se leva brusquement. Il voulait la revoir, se revoir avec elle. Leur vie d’avant, sa vie heureuse. Il fouilla le lit-armoire, le placard, renversa les sacs bleus. Il ne retrouvait pas le petit album-photos qui contenait leur histoire. Il maugréait, s’emportait, renversa tout au sol, fouilla par terre. La photo n’y était pas, celle prise à la volée, à bout de bras, où ils riaient. Il n’aurait plus jamais ce visage jovial, aux joues sèches et creuses, au regard noir et clair. C’était fini. Il était devenu épais et gris et seules les rides au coin de ses yeux ou sur son front gardaient la trace des joies anciennes. Où était cette photo ? … Il ne l’avait pas ; elle était restée sur le trottoir. Un coup de jet d’eau, un papier qui flotte sur le ruisseau d’un caniveau et qui se précipite au virage de l’égout. Il s’effondra, pleura de rage, d’alcool et de reproches, la tête entre les genoux ; la morve se mêlait à ses larmes. Il s’endormit, à même la moquette.

Il fallut se lever. Les routiers dont il entendait les pas et les murmures dans le couloir allaient prendre leur douche. Il descendit, croisa la réceptionniste dans le hall qui l’arrêta.

— Attendez.

Elle le fit asseoir et lui tendit un bol de café.

— Mais je ne peux pas…

— Je sais et moi je ne peux pas vous laisser partir comme ça.

— Merci, dit-il sans insister.

Pendant qu’il buvait le café brûlant, elle glissa un pain au lait et un fruit dans la poche de sa veste.

— Mais…

— Vous dîtes toujours « mais » ? demanda-t-elle sur un ton de faux reproche. De toute façon, ça terminera à la poubelle, autant que vous en profitiez.

— Merci.

Il partit, son bus arrivait. Il rentra le soir, encore chaud du café du matin.

Les jours passaient, cahin-caha. Le travail était rare. Les gars en profitaient pour baisser les tarifs. La chatte maintenant l’attendait devant le hall. Il jouait un instant avec les petits puis montait.

Un matin qu’il descendait, un bruit de verre retentit dans le hall, il se précipita. Au sol, les bols des premiers petits déjeuners étoilaient le lino. L’un d’eux roulait encore au sol. « Merde, merde, merde ! » L’exaspération désolée et étouffée provenait de l’arrière-cuisine. Il entra. Elle sanglotait. Sa main frappait le percolateur. Il s’approcha, posa la main sur son épaule. Elle se retourna, le visage, désolé, amaigri par l’épuisement et le découragement. Il la serra dans ses bras.

— Là, là, ça va aller, c’est rien, dîtes moi ce qu’il y a, lui murmura-t-il.

Elle s’écarta, bouleversée et en larmes.

— Il y a que rien ne va. J’y arriverai pas. On me demande des chiffres, des performances, mais y’a pas assez de clients. J’peux pas payer les gens pour venir quand même.

Elle se tut un moment. Il laissa le silence. Ils s’assirent dans le hall.

— Ça fait deux mois qu’j’ai à peine un salaire. Je fais soixante heures et ils m’engueulent en plus ! J’en peux plus, j’en peux plus. Et en plus, là, le percolateur qui me lâche, une douche qui fuit et ce putain de plateau qui m’glisse…

Elle termina sa phrase par un geste vague du bras, puis se tut un moment. Elle secouait la tête, accoudée à la table, le front effondré dans ses mains. Il ne savait pas quoi faire, il ne savait pas quoi dire. Il lui tapotait bêtement l’épaule. Soudain, elle se redressa, se moucha et s’ébroua.

— Pardon, je vous embête. Il faut que vous y alliez, vous allez rater votre bus.

Elle se leva et alla chercher un balai. Le téléphone sonnait déjà à la réception. Il l’arrêta.

— Donnez-moi ça, dit-il en lui prenant le balai des mains. Allez répondre.

Le ton était catégorique. Elle obéit. Il nettoya la salle, réassortit le petit déjeuner. Il la rejoignit à la réception. Elle s’affairait sur les factures et la préparation de plusieurs départs.

— Vous avez des outils ?

— Oui, derrière, avec le matériel de nettoyage. Pourquoi ?

— C’est quelle douche ?

— Mais non, faut pas. Allez-vous-en. Votre travail ?

— C’est pas un travail. Laissez-moi faire.

— Mais non, mais… ses lèvres tremblèrent, elle pleura. Elle poursuivit entre ses sanglots. Des mots mouillés et désolés. C’est la douche du premier. C’est gentil, mais faut pas… votre travail.

— Aujourd’hui, on va dire que je travaille pour vous. Je vous fais ça et vous m’offrez une nuit. Ça vous va ?

La proposition la rasséréna, elle réfléchit quelques secondes, les larmes s’espaçaient.

— Bon, ben, comme ça d’accord. Merci.

— Pas de quoi.

Il commença par le percolateur. L’injecteur était bouché. Il nettoya la machine, la remit en route. Il prépara un café à la cafetière électrique pour les premiers clients en attendant que le percolateur arrive à la bonne pression. Il déposa une tasse fumante sur le comptoir de l’accueil puis monta dans les douches. Vers huit heures, il avait fini, il redescendit. Elle avait retrouvé sinon le sourire du moins le calme et les traits de son visage étaient plus apaisés. Quelques clients bavardaient autour de leur tasse. Au milieu des barquettes de confitures à demi ouvertes et des emballages des portions de beurre, des miettes de pain et de croissants s’éparpillaient sur les tables et par terre. Un brouhaha tranquille entrecoupé des miaulements du chat qui réclamait des caresses en passant entre les jambes des clients. Elle distrayait les clients, les chatons faisaient sourire. La salle sentait le chocolat chaud et le café. Il lui fit un signe de la main : c’était réparé, déposa la boîte à outils derrière le comptoir de la réception et sortit sur le parking. Quelques moineaux se battaient bruyamment dans les troènes. Un merle fouillait les feuilles sèches des thuyas. La nationale au bout du rond-point diffusait sa rumeur monotone. Cela faisait longtemps qu’il ne s’était pas senti aussi bien. Il s’assit. Mais le calme fut rompu par le bruit soudain et strident de klaxons exaspérés. Il se leva, alla voir. Une voiture était immobilisée au milieu de la rue. Son pneu arrière était crevé. Il s’approcha du conducteur qui ouvrait sa portière, proposa de l’aider. Ils poussèrent difficilement la voiture dans le parking du Formule 1. Le pneu à plat ralentissait leur manœuvre. Derrière eux, des impatients furieux les insultaient. L’homme était pressé, un rendez-vous essentiel. À deux, ils allèrent vite. Une fois la maigre roue de secours installée, l’homme s’en alla.

— Vous travaillez là, demanda-t-il en désignant l’hôtel.

— Oui, répondit-il sans trop savoir pourquoi.

— OK, merci.

L’inconnu partit. Il regarda sa montre. Il était trop tard pour les déchargements, trop tôt pour les plonges. Il retourna dans sa chambre. Elle l’arrêta dans le hall.

— Comment je pourrais vous remercier pour ce matin ? Vous m’avez super dépanné !

— C’est rien. Merci à vous. Ça fait du bien de se sentir utile.

Ils se turent, ne savaient plus trop quoi se dire, sentant pourtant que quelque chose naissait et qui avait besoin de mots.

— Vous n’avez rien d’autre dans l’hôtel ?

— C’est-à-dire ?

— Pas d’autres problèmes, des trucs à faire.

Elle réfléchit – il y avait tant de choses en retard – n’osait pas.

— Vous en avez assez fait.

— Non, j’ai un peu de temps avant l’ouverture des restos.

— Je veux bien alors. Mais, je vous fais une ristourne alors en plus de la nuit. D’accord ?

— Comme vous voulez.

Elle prit une feuille à l’imprimante, un stylo. Ils s’assirent dehors. Le soleil brillait. Elle avait retrouvé le sourire, le stylo noircissait la page avec vivacité. Elle s’arrêtait de temps en temps, réfléchissait en mordillant le capuchon, puis reprenait son inventaire. Enfin, au bout de quelques minutes, elle lui tendit la feuille. Il la lut en silence, un peu interloqué.

— Ah oui, quand même, tout ça ! dit-il en riant.

Elle eut un peu honte.

— C’est vrai que ça fait beaucoup.

— Ça devrait aller.

Le téléphone sonna, deux voitures se garèrent. Elle retourna à l’accueil. Il regarda la liste. Machinalement, il aida les clients à sortir leurs bagages. Il commencerait par tailler les thuyas. À midi, il n’avait pas fini. Il renonça à la plonge et aux restos. Elle lui offrit le repas. Ils mangèrent ensemble. L’après-midi, il monta sur le toit. Des gouttières étaient bouchées. Il redescendit au bout d’une heure.

— Dites, vous avez un problème de fuite à mon avis. Y’a tout un pan de mur qui moisit.

— Oui, je sais mais…

— Je peux voir ce que vous avez dans votre réserve ?

— Oui, allez-y.

Il en sortit avec du joint et du ciment.

— Ça devrait faire l’affaire.

Il retourna sur le toit, colmata ensuite la fissure d’un des murs. En fin d’après-midi, il avait terminé une bonne moitié de la liste. Il fit une pause, prit une cannette au distributeur et s’assit dehors pour la boire tranquillement en s’amusant avec les chats. L’homme au pneu crevé apparut. Il se gara.

— Merci pour ce matin.

— Oh, de rien.

— Oh si, sans vous, je loupais mon entretien d’embauche.

— Et alors ?

— J’ai été pris.

— Bravo à vous.

L’homme sortit son portefeuille, chercha quelques billets.

— Non, non, hors de question. Pas de ça. Je vous ai rendu service. Je suis content que ça vous ait aidé.

Malgré tout, le conducteur cherchait une rétribution, un moyen de le remercier.

— Vous semblez vous y connaître en voiture ?

— Je me débrouille.

— Ça vous dirait d’arrondir vos fins de mois ?

— Oui, plutôt, oui.

— Toutes les fins d’après-midi, vous êtes à l’hôtel ? — Oui.

— Bon, je vous enverrais des copains.

L’homme s’en alla. Il rentra, intrigué, lui annonça qu’il en avait fini avec le toit, qu’il ferait le reste le lendemain. Il monta dans sa chambre, récupéra quatre, cinq euros pour son repas du soir. On toqua à la porte.

— Room service, entendit-il.

Elle était devant la porte, hilare et juvénile. Elle portait d’une main un sac avec une bière et une part de flan et de l’autre une pizza fumante. Elle lui mit le tout dans les bras et referma la porte avant qu’il ait pu dire quoi que ce soit. Il ne dormit pas de la nuit. Elle se réveilla sans cesse.

Au matin, son café l’attendait. Elle l’invita à s’asseoir et s’assit face à lui. Aucun des deux ne savait comment entamer la conversation.

— J’ai eu une idée, dirent-ils ensemble.

— Pardon, allez-y.

— Non, non, vous d’abord.

— Voilà, c’est à propos d’hier. Tout ce que vous avez fait m’aide beaucoup. Et j’ai besoin de quelqu’un.

Son cœur s’accéléra.

— Et puis, vous avez aidé des clients, ils ont vraiment apprécié. Ils ont même cru que c’était un service offert par l’hôtel. Donc, j’ai pensé… Elle hésita. Je ne peux pas vous payer beaucoup, ça serait pas vraiment un salaire. Mais, j’ai pensé, vous ne payez pas la chambre, vous travaillez comme homme à tout faire et chaque semaine, je vous donne un petit fixe. Moi, ça me soulage et vous ça vous permet d’un peu voir venir. Qu’est-ce que vous en pensez ?

Il lui serra la main, avec empressement.

— C’est ce que je voulais vous proposer.

— Alors, vous êtes d’accord ?

— Bien sûr, oui.

— Parfait. Mais, dans ce cas, j’aimerais pouvoir vous appeler autrement que comme un client. Moi, c’est Awa.

— Moi, c’est Simon. Enchanté.

Ils se turent, les deux souriaient. Ils burent leur café en silence, soulagés et contents. Il se mit au travail. De son côté, elle improvisa un panneau qu’elle afficha sur la porte d’entrée : service à la clientèle gratuit, port des bagages, aide à l’installation… Elle l’appela pour le lui montrer. Il rajouta : petit dépannage, nettoyage de voiture… Elle accepta. Ils retournèrent travailler.

Le soir, deux véhicules se garèrent sur le parking. Les deux personnes qui en sortirent se dirigèrent vers l’accueil et demandèrent à voir le mécanicien. Elle fut d’abord étonnée puis comprit vaguement.

— Attendez-la, dit-elle en sortant. Simon, appela-t-elle, c’est pour vous.

Il surgit de l’arrière de l’hôtel dont il réparait une des clôtures.

— Oui, qu’est-ce qu’il y a ?

— Deux personnes pour vous ?

— Pour moi ?

— Oui, oui.

Elles étaient juste derrière.

— On vient de la part de M. Diaye. Il nous a dit que vous vous y connaissiez et qu’on pouvait vous faire confiance.

— C’est le cas.

— Je crois que j’ai un problème de courroie.

— Moi, c’est les freins.

— Peut-être, les plaquettes. Je regarde ça tout de suite.

Le soir, il avait cinquante euros et pas de chambre à payer. Cette fois-ci, ce fut lui qui offrit à Awa le repas du soir.

Au fil des semaines, le parking peu à peu s’emplissait. Une recrudescence de clientèle attirée par la qualité du service privilégiait l’hôtel d’Awa à d’autres mieux situés mais aux services mécaniques et secs, à laquelle se mêlaient des voitures en mal de garagiste ou de contrôle technique. Chacun y trouvait son compte, soulageant ses fins de mois.

Au vu des résultats, la direction modifia ses quotas et les objectifs de performance du Formule 1. On la cita en exemple. On profita d’elle pour mettre la pression sur les autres gérants. Concernant Awa, pas de répit. La direction exigea d’elle, pour le mois suivant, une augmentation de 10 % de son chiffre. Elle en fut révoltée. Mais elle avait un projet. Elle en parla à Simon.

Ils inaugurèrent leur hôtel quelques mois plus tard. Un établissement vieillissant non loin de la nationale qui périclitait. Elle récupéra une bonne partie de son ancienne clientèle. Simon resta homme à tout faire et installa dans le hangar de la cour de l’hôtel, un petit atelier : réparations en tout genre, cours de bricolage.

Ils trinquèrent devant le photographe.

— À vous, Simon.

— À vous, Awa.

FIN

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54 ans, marié à une épouse qu’il préfère appeler compagne. Professeur de français. Il écrit depuis l’âge de 15 ans : nouvelles de tous genres, théâtre, poésie. Lorsqu’il n’écrit pas, ne travaille pas, il explore et expo et théâtre ou fait du sport en courant après rien. Alter Ego aux éd. Autour de l’écriture, 2018 L’imprimeur disparu, parue dans le recueil Déclinaisons meurtrières aux PG com. éd., 2019 Des gens bien, recueil de nouvelles personnelles, aux Ed. Anovi Les Voulves aux éd. Publications dans les revues : La revue des Cents Faunes, Le traversier, L’encrier, Poétisthme

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