La Dessinatrice

J’ai dix-huit ans, je suis au Cégep et en appartement depuis un an. Je vis grâce aux prêts et bourses du gouvernement, ce n’est pas éternel cette affaire-là et ce n’est pas non plus si généreux que ça. En plus, les prêts, ben c’est des prêts, donc il va ben falloir que je les rembourse un jour. Mais là, je ne pense pas à ça. Je dépense sans compter (I wish!) mes maigres dollars. Faque, j’ai besoin de travailler. Câlisse, j’haïs ça travailler. Dire qu’on est venu sur terre pour passer la majorité de notre temps à travailler pour subvenir à nos besoins primaires. C’est quoi le but au juste? Sérieux, je me le demande tous les jours pis je ne suis pas près d’arrêter de me poser cette question. Une chance qu’il y a un peu de fun au travers, sinon ce serait vraiment un piège à cons.

Je vois une petite annonce intrigante sur le babillard du département des arts du Cégep : Recherche dessinateur-trice pour réaliser des prototypes de jeux de société. Temps partiel, huit dollars de l’heure. Huit dollars, c’est plus que le salaire minimum qui n’en finit plus d’être minable. Je décide de contacter le Monsieur-jeux en question. Il me reçoit dans sa cuisine (!), il ne prend pas le temps d’éteindre la télé et son lave-vaisselle fait un bruit d’enfer. Il m’installe à la table à manger pour me faire illustrer quelques situations, comme une entrevue dessinée. L’homme est sympathique, mais la mise en scène de l’entrevue laisse présager que son entreprise de jeux de société n’est pas très établie.

Même si j’étudie dans le département des arts, je dessine comme un pied. Sérieux, je n’ai jamais appris à dessiner. À l’école secondaire, en arts plastiques, on avait fait un peu de peinture, mais je ne me souviens pas qu’on ait appris des techniques de représentation réaliste d’objets et de corps humains. On avait fait un projet dans lequel il fallait étendre, sur un papier, plein de couleurs aux crayons de cire, en méthode free style et, ensuite, le recouvrir d’encre de Chine noire. Après le séchage, on grattait avec une pointe sèche et ça révélait les couleurs. Ça m’avait fascinée, c’était tellement beau toutes ces couleurs qui apparaissaient encore plus vives, en contraste avec la matité du noir. C’est bien mignon tout ça, mais ça ne m’a pas appris à dessiner. Et là, je suis comme en train de postuler pour un travail d’illustratrice de jeux de société dans la cuisine du petit condo semi-chic, semi-cheap, d’un bonhomme un peu louche. Parle, dessine, jase, jase, il décide que je suis engagée. Je suis sûre que je suis la seule personne qui a osé appeler et se rendre jusqu’à l’entrevue, de toute façon.

Donc, me voilà devenue dessinatrice à temps partiel! Je me rends chez lui deux fois par semaine pour illustrer des dizaines de cartes à jouer. Il m’explique le concept du jeu, it makes sense, ça semble être un jeu plausible. Je me dis ça parce que je cherche quand même un peu la véracité dans ses propos. On dirait que je ne suis pas certaine qu’il a une entreprise de jeux pour vrai. Je n’ai jamais eu d’idée préconçue de ce à quoi devrait ressembler une compagnie de jeux de société parce que je n’y ai juste jamais pensé. Quand est-ce qu’on pense à ça dans la vie? Ben jamais!

Mais là, j’y pense, et il me semble que j’imaginerais des bureaux fenestrés avec de grandes tables, plein de papiers partout, des cahiers de croquis pour les idées, des tableaux et des craies pour dessiner les propositions et des planches de jeux sur les tables. Ce genre d’affaires là. Il me montre d’autres jeux qu’il a inventés. J’en comprends qu’il trouve les idées, crée des prototypes et les propose à des compagnies qui elles, les réalisent. Il ne s’étend pas trop dans les détails, mais il a l’air de savoir ce qu’il fait, même s’il est louche. Ça se peut, tout est possible, ce n’est pas comme si c’était un domaine que je connais, alors je décide d’avoir confiance.

Aussi, il m’explique qu’il rachète des lots de vêtements et de gogosses à des magasins en faillite ou encore à des manufacturiers qui ne peuvent pas écouler leur stock. Il rachète ça pas cher et le revend à je ne sais trop qui. Il a plein de boîtes de bidules dans les armoires de son condo. Bref, Monsieur est multitâches. Il arrive aussi que Monsieur-louche réfère des femmes à des agences de mannequinat. Pas les grandes agences, non, c’est plutôt pour des petits contrats, pour du moyen et du bas de gamme, genre le catalogue du Latulippe du coin. Il me montre son album qui contient des photos de plusieurs filles qui ont posé pour lui. C’est drôle, il n’y a aucun gars. Pourtant, ils en vendent du linge d’homme chez Latulippe, que je me dis. Il me demande si ça me tente de poser pour lui. On ne sait jamais, qu’il dit, il a des opportunités, parfois, de présenter ce book à des clients. Il dit que je vais être payée, que ça entre sur mes heures de job, que c’est de l’extra pour moi. Je finis par dire oui, même si ça ne me tente pas plus que ça. Je ne sais pas pourquoi, il est arrivé à me mettre suffisamment en confiance pour que j’accepte.

Il me demande d’apporter mes propres vêtements et dit que nous travaillerons les poses et les mises en scène ensemble, la prochaine fois qu’on se verra. Les photos que j’ai vues dans ses albums sont tellement cheaps. Ce sont des photos 4’’ x 6’’ mal cadrées, mal éclairées, vraiment peu intéressantes. J’espère qu’on va arriver à faire mieux. On pose dans son appart en papier plâtre avec des moulures en poudre de bois compressée de chez Home Dépôt. On pose dans le hall d’entrée de son immeuble de 70 appartements. Il y a un arrangement de plantes artificielles dans le hall, alors ça fera un beau décor, qu’il dit. Il installe un ventilateur sur le côté pour que mes cheveux bougent dans le vent. Mais tout est tellement amateur que c’est dur de croire que ce sera intéressant.

Les photos sont développées et il est enchanté! Décidément, nous n’avons pas le même œil. Je me trouve ben correct, je ne me dénigre pas comme font souvent les filles, à se trouver laides. C’est seulement que ses photos n’ont aucun intérêt. Mal éclairées, rien n’est mis en valeur, ni la pseudo mannequin, ni les vêtements, ni rien. Anyway, je ne serai qu’une autre fille ajoutée à sa collection de photos laides.

Vraiment, pourquoi j’ai accepté ça?

Monsieur-louche fait aussi de l’art, de la photo artistique. Je le vois venir à cent milles à l’heure. Il me montre des photos qu’il a réalisées avec son logiciel de traitement d’image. Il a photographié des filles et des femmes nues et il accole aux corps des éléments de paysage en rendant transparente l’une des images, pour apercevoir l’autre en dessous. Un sein qui pointe au travers d’une chaîne de montagnes enneigées, un pubis poilu camouflé dans le motif de l’écorce d’un arbre, une paire de fesses qui suit la forme d’un rocher. Je trouve ça hyper quétaine.

Moi, j’aime le subversif, l’inusité et l’underground. Ça, c’est des photos qui pourraient être imprimées en série sur de la toile et montées à la chaîne sur des faux cadres pour être vendues dans les IKEA ou pire, dans les Zellers du pays. Mais lui, il est tellement content de ses photos que c’est presque touchant. C’est le fun d’être fier de ce que l’on fait, même si c’est du réchauffé. Et j’avoue aussi que c’est techniquement bien réalisé, pour un amateur.

Ça fait plusieurs fois qu’il fait référence à ses photos et qu’il me les montre. Ça le travaille. L’artiste en lui veut progresser dans sa série, en faire davantage et multiplier ses options en ayant plus de photos de corps nus avec lesquels travailler. Bien sûr, je suis la candidate toute désignée. Je suis une fille, j’ai un corps et je suis à disposition. Est-ce que toute son histoire de jeux de société et de photos de mauvais mannequinat était seulement un build-up pour me mettre en confiance et en arriver là? Propose-moi donc de coucher avec toi tant qu’à être parti. Hé ben, fouille-moi pourquoi, mais sa stratégie fonctionne, car j’accepte, un peu à reculons, de poser pour lui.

J’ai la foi qu’il ne m’arrivera rien. Dans le meilleur des cas, mon corps anonyme (car il promet qu’on ne verra pas mon visage) fera partie d’une photo «artistique» et dans le pire des cas, il sera utilisé comme un des éléments figurants parmi son imaginaire masturbatoire. On fixe un rendez-vous pour jeudi. Ça me stresse, je ne sais pas pourquoi j’ai dit oui, je me trouve vraiment conne de me mettre dans ce genre de situation. Il me semble que y’a juste moi qui me mets dans ce type de situation. On me convainc toujours et je ne sais pas dire non. Maudits gars pervers pareils, eux pis leur estie de bite, que je me dis.

C’est jeudi, je me rends à notre rendez-vous de quatorze heures. Sur le chemin, je croise une voiture de police stationnée relax, les fenêtres baissées. J’ai comme tout à coup un regain de prudence et je m’adresse aux deux policiers. Je leur dis que je m’en vais chez un Monsieur pour qui je travaille, pis qu’il est louche, mais qu’il a toujours été ben correct avec moi. Mais j’ajoute que j’ai toujours une petite crainte quand je vais chez lui. Je leur dis qu’il est «photographe» entre gros guillemets aériens, que je m’en vais poser nue pour lui pis, que je ne sais pas trop pourquoi j’ai dit oui.

On dirait que si les policiers me disaient drette là de ne pas y aller, je n’irais pas. J’attends qu’on me dise quoi faire on dirait. Je donne l’adresse du Monsieur. Au cas où ma disparition serait rapportée, ils sauraient où retrouver mon corps. Les policiers disent qu’ils n’ont pas de raison d’intervenir, je suis majeure et j’ai accepté cette activité contre rétribution. Ils notent quand même l’adresse au cas où.

La seule place où s’installer pour la séance photo c’est dans sa chambre, sur son lit. Câlisse, vraiment? Il a installé deux spots d’éclairage cette fois-là, ça me met un peu plus en confiance, c’est semi-pro. Je me déshabille. Je me sens vraiment pognée. Je fais des poses qui se veulent relaxes, mais je ne suis pas très à l’aise. Il me semble que mon body language doit dire que je suis ben crispée. Je pose sur le dos, sur le ventre et assise. Ça ne dure pas super longtemps et tout est respectueux et professionnel, dans la mesure où poser nue sur le lit de ce Monsieur avec deux spots brûlants dans la face, dans un condo cheap, puisse être professionnel.

Ensuite, Monsieur-louche me dit qu’il aimerait ça essayer aussi de travailler avec des corps d’homme et qu’il commencerait bien par lui-même, pour se pratiquer avec son logiciel. Il me dit que je suis une artiste, que je dois avoir l’œil pour le cadrage. J’aime faire de la photo, mais je ne me souviens pas lui en avoir déjà parlé. Je ne vais pas lui dévoiler mon intérêt pour la photographie non plus. J’ai juste envie que ça se termine. Je me sens coincée, on dirait que c’est dégueux ce que je suis en train de vivre là. Je me dis aussi qu’il faut bien que j’ouvre mes horizons, que je ne sois pas trop stuck-up et puis la nudité, ça me gêne pas tant que ça en fait.

OK, d’accord.

Il se déshabille. Il est court sur pattes et il a un gros ventre en ballon. Pas un ballon de soccer, mais un ballon d’entraînement, style les gros ballons bleus qu’on utilise dans les cours d’éducation physique. My God ! C’est certain que c’est le dernier des corps nus que je pensais voir un jour. Mais je suis ben ouverte d’esprit, ouverte aux nouvelles expériences, je ne juge pas, bla bla bla, que je me dis.

Je n’ai pas encore vu tant de sexes d’homme dans ma vie. Trois ou quatre sûrement, mais pas plus. Celui-là est différent des autres. Ses testicules sont plus longs que son pénis. Je ne savais pas que c’était possible. Ce n’est pas ce type de sexe que l’on voit dans les livres de biologie, ni celui que j’ai rencontré jusqu’à présent. Ses organes génitaux sont comme ceux d’un nouveau-né : ses testicules sont très gros et son pénis est tout petit. De toute façon, je ne regarde que du coin de l’œil. Je cadre le mieux possible son gros corps dans l’objectif, clic, clic, clic, clic. Fini.

Seigneur, Dieu ou autres entités paranormales, faites en sorte qu’en vieillissant j’apprenne à dire non. Je veux refuser toute proposition qui fait se soulever en moi la plus minime inquiétude, la plus petite pointe d’inconfort ou de dégoût. En espérant que ça arrive dès demain. Le contrat de dessin étant fini, je n’aurai plus à remettre les pieds chez lui. Je rentre chez moi et je ne réponds plus au téléphone. Jamais.

FIN

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Artiste en arts visuels et enseignante en arts au Cégep du Vieux-Montréal (Québec, Canada). Elle présente, depuis 2001, des expositions de photographies, de dessin et de collages, au Canada et à l’international. Son rapport à la lecture remonte à toute jeune alors que dans son petit village natal de Chaudière-Appalaches, la seule activité possible le vendredi soir était d’aller à la bibliothèque municipale avec ses sœurs pour bouquiner et apporter à la maison un sac de livres, de BD et de magazines, tout juste avant d’arrêter au dépanneur pour acheter des bonbons casse-gueule, colliers en sucre, framboises à 1¢ et gommes Bazooka. S’en suivait des soirées de délectation le nez plongé dans les livres. Depuis, elle lit beaucoup et a toujours trois livres ouverts en même temps sur sa table de nuit. Elle aborde la littérature avec intuition, recherchant souvent du côté de premiers ouvrages de jeunes auteurs pour découvrir de nouvelles voix. Du côté de l’écriture, elle a rédigé un premier manuscrit en 2022, duquel la nouvelle La dessinatrice, publiée dans Réticule #16 est tirée.

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