État de siège

Je me tortille dans mon siège.

Rien n’est fait pour que l’on se sente à l’aise lors des voyages en train. Le bruit de la machine, l’air conditionné rance, le bruit incessant des portes entre les wagons… Et puis il y a la proximité avec les autres, celle que même mon casque, pourtant bien vissé sur mes oreilles, n’arrive pas à me faire oublier. Les enfants qui crient, les indiscrets qui téléphonent, les invasifs qui s’étalent et puis ceux d’un autre genre.

Cela fait maintenant une heure que nous roulons à vive allure et autant de temps qu’il me fixe. Je le vois qui me dévore dans le reflet de la vitre et je n’ose pas tourner la tête pour ne pas que nos regards se croisent.

Les jambes comme rabattues sous ma place par peur d’effleurer ses genoux, je garde les yeux résolument posés dans le paysage.

Je l’ai vu détailler ma gorge, mes seins et mon visage. J’ai vu sa posture se transformer, son visage se figer dans une expression de prédation qu’il ne quitte pas. Mon coude ripe sur la grille de la clim, ma tête vibre contre le métal du train.

À ma gauche, un autre homme.

Indifférent à la chasse en cours, il fait défiler des fichiers sur son ordinateur. Son coude a lui est posé sur l’accoudoir que nous partageons mais qu’il a conquis. Mon territoire se résume à ma place et à mon bout de vitre. Il n’est pas question de poser quoi que ce soit sur la table qui me sépare de mon traqueur, il pourrait en profiter pour gagner du terrain. Non, le mieux c’est encore d’être immobile, de faire la morte.

Je voudrais pouvoir rentrer complètement dans mon siège pour échapper à son regard.

Et puis j’ai envie d’aller aux toilettes.

La perspective de devoir me lever, de devoir parler pour enjamber mon voisin puis de me mouvoir, à sa merci, me convainc de rester assise.

J’ai pourtant très envie d’aller aux toilettes.

Je serre les cuisses pour contenir ma vessie et me reconcentre sur le paysage.

— Vous voulez que je baisse le store ?

Je tourne lentement la tête vers mon interlocuteur, celui d’en face.

— Pardon ? je demande en enlevant mon casque. — Je me demandais si vous vouliez que je baisse le store. Vous avez le soleil dans le visage, ça doit être gênant.

Il pourrait paraître poli si ses yeux n’étaient pas accrochés à mes seins.

— Non, je vous remercie.

Je m’apprête à me couper de nouveau de lui en remettant mon casque quand il enchaine :

— Vous allez à Toulouse ? — Non.

J’ai menti avant de me rendre compte que c’est inutile : il me verra descendre de toute façon.

— Ah, je croyais. Vous avez la peau mate des filles du sud. Je peux te dire « tu » ? Parce que t’es tellement jeune, je vais pas te donner du « vous » ça te vieillirait, c’est dommage.

« Non » je pense mais je ne réponds pas. Il continue :

— T’es toute seule ? Tu vas rejoindre quelqu’un ? Une fille comme toi ça a forcément un amoureux, non ?

L’homme à l’ordinateur ne bouge pas, il ne lève même pas la tête de ses chiffres. Je me racle la gorge, en vain. Il reste de marbre quand l’autre reprend :

— T’es pas trop bavarde, en fait. T’es du genre timide. Ça se voit, enfin, moi je l’ai vu tout de suite. J’ai l’œil pour ce genre de truc. Je les connais bien, les femmes. On voit tout de suite si vous êtes du genre timide ou un peu allumeuse quoi.

Ma vessie pulse douloureusement et mon corps est plus raide que le dossier derrière moi.

— Excusez-moi, je lâche brutalement à mon voisin de gauche. Je dois sortir.

Il sursaute, me jette un regard courroucé et s’écarte pour me laisser passer. À ma grande horreur, un léger sifflement accompagne mon départ ainsi qu’un :

— Ah ben gaulée comme ça, c’est sûr que tu fais au moins du sport.

Je titube jusqu’aux toilettes, ballotée par le train et malmenée par ma vessie.

Je m’enferme dans la cabine, presque tentée de croire qu’il a pu me suivre. L’odeur me monte à la gorge mais je parviens tout de même à uriner. Le soulagement n’est que de courte durée et une fois rhabillée je réalise que je dois revenir à ma place. Le train étant presque complet, je n’ai aucune chance de pouvoir m’esquiver discrètement et, de toute façon, ma valise est posée au-dessus de moi.

« Merde »

Je retourne à mon siège en essayant de me faire la plus petite possible et de limiter au strict nécessaire mes mouvements.

Mon casque bien en évidence, je me réinstalle en essayant d’esquiver tout à la fois mon voisin direct, toujours étalé sur l’accoudoir, et les jambes de celui en face de moi.

Mon corps se tord, s’ajuste et se recroqueville de manière à s’aplatir contre la vitre. Mon assaillant semble s’être plongé dans son portable et n’en lève pas la tête tandis que je m’installe contre la paroi vibrante.

Je voudrais fermer les yeux mais j’ai peur qu’il tente de me toucher pendant que je dors.

L’autre soupire et se réinstalle lui aussi, probablement dérangé par mon aller-retour. Je vois l’accoudoir disparaitre définitivement sous lui et ses jambes s’écarter tandis qu’il referme son ordinateur, réduisant ainsi mon espace de voyage à celui que j’occupais déjà, ratatinée dans mon coin.

C’est un état de siège.

Chacun semble attendre la prochaine occasion de grappiller de la place, de pénétrer mon espace, d’envahir la ville derrière mes silences.

Je serre la mâchoire. Ce n’est qu’une bataille de plus.

FIN

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J’ai 25 ans et je suis autrice de nouvelles, de poésie, d’histoires pour les enfants et de traductions et d’objets poétiques en tout genre. Mes nouvelles sont disponibles sur mon profil Short Edition et sur mon Instagram.

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