Disparition

Elle avait tant désiré avoir ses règles, des seins ; justifier enfin, sur les plages, le haut de son maillot deux pièces. Jamais elle n’aurait cru qu’elle haïrait si intensément d’être devenue femme.

Un matin, elle s’était réveillée et s’était aperçue que les garçons étaient devenus autre chose, mais quoi ? que des compagnons de jeu. Depuis quelque temps, déjà, dans la rue, elle était devenue le centre de regards inconnus. On la sifflait, on lui proposait d’aller boire un verre. Des voitures pilaient ou klaxonnaient en la doublant. Elle en était à la fois flattée, gênée et effrayée. Elle avait treize ans. C’étaient des adultes. Mais son âge ne les arrêtait pas.

Elle avait changé de corps et il lui plaisait : elle acheta des tee-shirts plus échancrés. Elle prit plaisir à s’arrêter dans les rayons des dessous, à réfléchir, enfin, comme une grande, à la taille des balconnets.

Au collège, elle devint la cible de moqueries pleines d’attirance de la part des garçons, d’approches maladroites. Ils l’évaluaient. On pariait sur le premier qui se la ferait. L’inintérêt qu’elle leur portait exaspérait leur attente. Des insultes, des moqueries vulgaires fusaient parfois dans les couloirs. Dans la classe, des filles l’interrogeaient : qu’est-ce que ça faisait de saigner tous les mois ? Comment on utilisait des serviettes ? Parfois, elle demandait à descendre à l’infirmerie. Si le professeur la questionnait, elle répondait hésitante et fière : « C’est pour un truc de femmes. » Elle devenait objet d’admiration ou de jalousie pour les autres filles, de convoitises pour les garçons. Elle se sentait, pourtant, plus seule aussi.

Un matin, la professeure principale présenta à la classe un nouvel élève. Elle l’installa non loin d’elle. Il sortit ses affaires. Il était méticuleux et hésitant. Il était… beau. Bien que ce fut son cours préféré, elle eut du mal à demeurer concentrée. Sans cesse, son regard était attiré par le nouvel arrivant. Lors d’un exercice de géométrie, Bilel s’agaçait sur une figure qu’il ne parvenait pas à tracer. En effaçant nerveusement son schéma, il renversa sa trousse dont le contenu se répandit au sol. La classe sursauta. Confus, il s’excusa, ramassa ses affaires. Mais, en replaçant sa trousse trop précipitamment sur sa table, il la refit tomber. Elle éclata de rire. Il se retourna vers elle, il lui sourit, elle se tut.

Une semaine après, ils sortaient ensemble, sans se montrer, des baisers furtifs et maladroits. Surtout le plaisir de faire le chemin main dans la main ou de rester à discuter le samedi assis sur les bords de Seine.

Un dimanche matin qu’ils étaient sous le pont de la voie rapide, assis enlacés, au bord de l’eau, un gamin les surprit : une photo de leur baiser qu’il envoya tout de suite aux garçons de la classe.

— On se voit à la piscine, cet aprèm’ ? demanda-t-elle en se levant.

— J’ai hâte, répondit Bilel en l’embrassant de nouveau.

Le gamin photographie à nouveau, veule et satisfait.

— À tout à l’heure.

Un signe de la main. Il sourit en la voyant s’éloigner.

Les garçons de la classe reçoivent les photos dans la seconde. Ils sont jaloux et ne sont pas longs à organiser leur vengeance. C’était un photomontage grossier : le corps nu d’une femme aux seins opulents sur lequel on avait copié-collé son visage était assis sur un banc ; accompagné d’un commentaire signé Bilel : « Elle est bonne et elle te fait tout. » D’autres hommes l’entouraient. Tout le monde pouvait reconnaitre l’endroit : un petit terrain de jeu à côté du collège. On avait rajouté : « Gang bang après les cours. »

La classe puis le collège furent rapidement au courant. En quelques heures la photo se répandit. L’ordure excita la frénésie de la diffusion.

Ils passèrent l’après-midi à la piscine.

Le soir, énervée par le comportement de certaines copines qu’elle y avait croisées, qui avaient ri à son passage ou l’avaient évitée sans qu’elle comprenne pourquoi, elle décida de les contacter. Elle alluma son téléphone, alla sur les réseaux. Elle vit deux photos – un moment blanc, terrible et nauséeux – et l’interminable liste des commentaires : « Ça ne m’étonne pas ! Salope ! etc. » Bilel lui aussi avait lu les messages. Il avait multiplié les appels pour la rassurer et se disculper. Elle pâlit. Son cœur s’arrêta. Elle vérifia les messages, le fonctionnement de son portable, l’éteignit, le ralluma. Les commentaires avaient augmenté. Elle tentait de se persuader qu’elle rêvait, que c’était une blague mais la réalité opiniâtre, mauvaise, saturait les réseaux. Elle répondit, nia, appela ses copines qui ne lui répondirent pas ou éludèrent ses dénégations en des réponses vagues.

Elle passa la nuit à lire les commentaires, à pleurer. Jusqu’à une heure du matin, cela ne cessa pas. Puis, enfin, le silence se fit. Elle dormit à peine, un sommeil agité, plein d’angoisse, de honte et de révolte, entrecoupé de larmes. Au petit déjeuner, lorsque, tremblante, elle ralluma son portable, tout avait, déjà, recommencé. Ses parents, malgré ses demandes répétées, l’obligèrent à se rendre au collège. Plus elle s’en approchait, plus son ventre se révulsait. Sur l’avenue qui menait à l’établissement, elle longea le bus scolaire, bondé, arrêté à un feu rouge. Elle détourna le visage, tenta de passer inaperçue devant les vitres du bus, vouta son dos, pria pour qu’on ne la reconnût pas, pour devenir invisible. Au début, il n’y eut aucune réaction. Puis elle sentit une agitation ; on l’avait reconnue, on frappait à la vitre, on riait, on l’appelait. Ne pas regarder, ne pas répondre. Mais les lazzis augmentaient. Elle n’y tint plus et releva la tête. L’obscénité et la vulgarité se collaient aux parois de verre. Des garçons mimaient des gros seins, d’autres arrondissaient leur main et faisait coulisser leur majeur dans le tunnel qu’elle formait. Elle s’éloigna, affolée, en larmes, courut s’accrocher aux grilles du collège, appela les surveillants pour qu’ils lui ouvrent tout de suite. Mais ce n’était pas l’heure. « Tu attendras comme les autres. Dans 10 minutes. Pas de passe-droit. » Les autres arrivaient, s’amassaient autour d’elle. Enfin la grille s’ouvrit, elle se précipita vers l’infirmerie pour s’y réfugier. Derrière elle, elle entendit la voix de Bilel, puis les éclats d’une altercation. Elle ne s’arrêta pas. Comment disparaître jusqu’à ce soir ? Comment faire pour qu’advienne déjà la sonnerie de fin de journée ? Mais ce fut celle du premier cours qui retentit. Elle dut s’y rendre, traverser les couloirs. En passant devant le bureau de la CPE, elle y aperçut Bilel et deux autres garçons. Les couloirs se transformèrent en arène. Elle apprit que Bilel avait été renvoyé une semaine. Il s’était battu dans la cour. On ne savait pas pourquoi. À cause d’elle évidemment mais il n’avait rien dit. Elle ne dit rien non plus. La journée passa ainsi, finit par mourir. Elle patienta devant l’infirmerie que le collège se vide, sortit la dernière, attendit aux abords que les bus s’en aillent puis rentra. Sur le chemin, comme d’habitude, des hommes étaient attablés au bar de l’angle. Ils la sifflèrent lorsqu’elle passa devant eux : « T’es bonne, tu sais ! Tu suces ? » Ils se poussèrent du coude et rirent. Alors, c’était vrai ? Elle était vraiment comme ça ? Elle s’enfuit ; une honte immense, destructrice la saisit.

Le soir, quand ses parents rentrèrent, ils s’aperçurent que quelque chose n’allait pas. Ils l’interrogèrent. Mais comment leur dire ? Qu’est-ce qu’ils penseraient d’elle si elle leur montrait les photos, leur faisait lire les commentaires ? Peut-être qu’en ne disant rien, cela finirait par s’arrêter ? Elle se tut, prétexta une mauvaise journée, inventa un mal de ventre, de la fatigue, demanda à aller se coucher. Un Doliprane et au lit. Elle ne mangea pas.

Elle passa la nuit à lire la litanie odieuse des moqueries. Des prénoms nouveaux apparaissaient, le cercle s’élargissait. Elle ne parvenait pas à éteindre son portable, prise d’une fascination terrifiante et morbide pour l’ordure dont on la recouvrait.

Au matin, elle se leva épuisée, prit une douche. Devant le miroir, ruisselante et nue, elle s’observa, tenta de faire disparaitre ses seins trop lourds en les comprimant sous ses mains ; elle s’écœura devant son ventre rond, son sexe à la pilosité blonde et encore rare, devant ses cuisses trop galbées. Ses lèvres aussi étaient trop rouges : elle voulut les effacer d’un revers de main. Mais elles restèrent les mêmes.

« Bouche à bites ! » disaient-ils. Elle fut prise de nausée, frappa le miroir, se blessa au poignet.

Son père se précipita, l’appela :

— Rima, ça va ? Qu’est-ce qui se passe ?

— Rien, j’ai fait tomber le miroir.

Son père entra dans la salle de bain.

— Tu t’es blessée ?

Il vit sa fille au poignet ensanglanté mais surtout, il la vit nue et, dans ses yeux surpris, il aperçut un corps qu’il n’avait jamais vu. Elle regarda son père la regarder ainsi.

— Va-t’en, va-t’en ! hurla-t-elle si violemment, si désespérément, qu’il recula et sortit, désarçonné.

Il rejoignit sa femme dans la salle à manger.

— Que se passe-t-il ? demanda-t-elle.

— Rien, répondit-il distraitement, une petite coupure. Tu as vu le corps de notre fille ?

— Ben, oui ?

— Mais tu as vu ses formes ?

— Ben oui. Elle devient femme, tu ne t’en étais pas aperçu ?

— Ben non.

Ils déjeunèrent en silence. Elle s’était mis un pansement au poignet. Involontairement, son père ne cessait de l’observer, incrédule, admiratif et fier.

— Arrête, lui dit-elle sèchement.

— Pardon, ma chérie.

Elle ne mangea pas.

Au collège, les malveillances recommencèrent. Jour après jour, on inventait de nouvelles humiliations. En français, elle découvrit un sexe dessiné sur sa table. Elle l’effaça sans rien dire. Ses copines ne lui parlaient plus. Quand elle passait au tableau, on gloussait, on murmurait des commentaires. Les professeurs faisaient taire la classe, sans comprendre. À un interclasse, on colla le pantin d’une fille nue dans son dos. Elle ne s’en aperçut qu’à la fin de la récréation. Dès qu’elle le pouvait, elle évitait la cantine, prétextant des indispositions. Le soir, il fallait que ses parents insistent pour qu’elle avale quelque chose. Ils s’inquiétaient, la trouvaient fatiguée. Ils pensaient qu’elle entamait un régime, lui conseillèrent d’attendre, qu’elle était encore trop jeune pour ça. Alors elle se forçait à manger un peu de nourriture mais celle-ci restait comme bloquée dans l’œsophage. Chaque bouchée était douloureuse. Elle vomissait aux toilettes.

Elle passait ses nuits sur les réseaux : les insultes ne s’arrêtaient pas ; au contraire, elles se multipliaient, toujours plus méchantes.

Un jour, on commença à diffuser des photos d’elles prises en cachette au collège. On la voyait assise à sa table et on avait pris soin de bien centrer la photo sur l’entrecroisement de ses jambes, au ras de sa jupe, on avait pris un gros plan de ses seins. Elle se rappela qu’un garçon était tombé à côté d’elle dans le couloir et s’était étalé au sol. Le lendemain, elle décida de s’habiller de long. Malgré la douceur du printemps, elle s’effaça sous les vêtements.

Souvent, elle s’inspectait devant le miroir de la salle de bain que sa mère avait réparé. Cela faisait plusieurs jours qu’elle ne mangeait presque plus. Elle se mettait de face, puis de profil. Mais rien ne changeait : son corps de femme débordait toujours : trop de seins, de lèvres, de ventre, de cuisse. Elle les battait. Sur la tablette du lavabo, son père laissait souvent son matériel de rasage. Elle prit un sachet de lames.

Les vêtements longs masquaient la trace des cicatrices à l’intérieur de ses bras et sur sa poitrine.

Elle ne disait rien, n’en parlait à personne. Le seul lieu de réconfort était un réseau de filles : on la félicitait de ne plus manger. Elle y voyait les images fascinantes de filles si filiformes qu’elles n’avaient plus de sexe et presque plus de corps. La tranquillité du fantôme. On lui donnait des conseils pour continuer sans éveiller l’inquiétude des proches qui auraient ralenti ses progrès. Alors, elle recommença à manger. Ses parents, qui craignaient un début d’adolescence difficile, retrouvèrent le sourire, d’autant plus que ses résultats scolaires ne chutaient pas. Elle vomissait ses repas dans les toilettes ou sur le chemin du collège puis se nettoyait la bouche avec une gorgée de listérine.

Au bout de quelque temps, enfin, elle remarqua qu’un écart était apparu à la jonction de ses cuisses, que ses joues s’étaient creusées, qu’elle avait de jolis cernes sous les yeux. Son ventre s’effaçait. Elle prit des photos, les diffusa : on l’applaudissait, l’encourageait. Une compétition s’était établie entre elles, à celles qui perdraient le plus de poids, qui auraient les cuisses les plus maigres. Elle décida d’en remporter un.

Bilel ne revint pas. Il lui envoya un message. Ses parents l’avaient inscrit dans un internat loin de la région parisienne.

Ses parents la soutinrent comme ils purent, minimisèrent aussi la gravité de la situation pour se rassurer. Elle leur disait toujours que tout allait bien, elle demeurait bonne élève. Elle souriait un peu moins, peut-être. L’adolescence est un cap difficile, tout irait mieux au lycée.

Lorsqu’elle fit un malaise au collège, on dut la dévêtir. On découvrit alors les traces de scarifications et on mesura l’ampleur de la dévastation de l’anorexie. On l’hospitalisa d’urgence dans un institut spécialisé. Le lendemain, ses parents eurent l’autorisation de la voir. Ils lui apportèrent des affaires ; ils s’accrochaient à la valise de leur petite, coupables et terrifiés. Comment avaient-ils pu ne pas voir et ne pas réagir plus tôt ? Qu’avaient-ils raté ou fait pour provoquer cela ?

Elle, elle ne dit rien, regarde par la fenêtre de la chambre d’hôpital, leur tourne le dos, se recroqueville contre le rideau quand sa mère tente de l’approcher. Ils s’en vont sans réponse, sans savoir si son silence est de honte ou de rejet.

Comment s’est-elle procuré son portable ? Où le cachait-elle ? Personne n’a jamais su. Mais dès qu’elle est seule, elle l’allume. Sur les réseaux sociaux, ça continue. Des mots qui reviennent qu’aucune vague n’efface. Elle lit tous les messages puis les efface.

Un matin, l’hôpital appelle les parents. Cette nuit, elle a fracturé une issue de secours. Avant qu’on ait pu réagir, elle a sauté. Quatre étages. La mort des anges.

FIN

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Patrick Uguen a 54 ans, marié à une épouse qu’il préfère appeler compagne. Professeur de français. Il écrit depuis l’âge de 15 ans : nouvelles de tous genres, théâtre, poésie. Lorsqu’il n’écrit pas, ne travaille pas, il explore et expo et théâtre ou fait du sport en courant après rien. Alter Ego aux éd. Autour de l’écriture, 2018 L’imprimeur disparu, parue dans le recueil Déclinaisons meurtrières aux PG com. éd., 2019 Des gens bien, recueil de nouvelles personnelles, aux Ed. Anovi Les Voulves aux éd. Publications dans les revues : La revue des Cents Faunes, Le traversier, L’encrier, Poétisthme

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