CHR

Ma vie est d’une effroyable platitude ; les jours défilent et se ressemblent dans un ennui morose. Le temps est devenu mon ennemi : il se distord dans l’ennui, il se comprime dans les rares moments où un brin de joie émerge miraculeusement de la boue. Mon travail est un enfer, il est stressant et ennuyeux à la fois. Mes journées ne servent à rien, je suis spectateur de ma pauvre existence.

Pourtant, dans cet océan de négativité, de rares bulles d’air subsistent. Ce sont les moments avec mes amis. Même si je n’arrive pas à en profiter complètement, ils me font quand même du bien, je crois. Il y a quelque temps, j’ai réussi à négocier une semaine de congés avec mes connards de patrons. On a pris des billets d’avion pour la Sicile, avec trois copains : Julien, Guillaume, et Fanny.

Enfin, vendredi soir, la veille du départ, on se retrouve à l’appartement de Julien tous les quatre. Après cette semaine horrible, je revis un peu. La présence de mes amis me raccroche au monde et atténue la négativité. On rigole beaucoup, on picole un peu… et on vérifie les derniers détails. Il va falloir se lever à 3 h du mat’ pour être à 6 h à l’aéroport, ça va être compliqué mais ça va le faire. On finit les bagages, et on peaufine les détails : billets d’avion, dimensions et poids des bagages, et papiers. Ce dernier élément retient à peine mon attention : de toute façon, ma carte d’identité est toujours sur moi. Pourtant, cette fois, je la sors quand même. Toujours cette même tête de gamin sur la photo. En même temps, je l’ai fait il y a une éternité… Une bonne dizaine d’années. Par curiosité, je regarde la date de validité…

Elle est périmée depuis six mois. Je vérifie plusieurs fois, et une vague d’angoisse me traverse des pieds à la tête.

« Les gars, ma carte est foutue, je crois. »

Cela n’entame pas la bonne humeur des autres.

« T’inquiète, j’ai un pote à qui c’est arrivé, ils l’ont laissé monter dans l’avion ! dit Julien.

— Et puis ils ne vont pas te faire chier, t’as la même tête ! » renchérit Fanny.

Cependant, petit à petit, un silence gêné s’installe. Ils prennent conscience que cela pourrait bien être un problème.

« T’as pas de passeport ? me demande-t-on.

— Non, je ne suis jamais sorti d’Europe…

— Et le permis, ça passe ?

— Je ne pense pas.

— Merde… et puis, c’est pas comme si t’avais le temps d’en refaire une. 

— Allez, dit Julien, de toute façon, ça ne sert à rien de se prendre la tête. On se débrouillera demain ! »

Le sujet ainsi clos, je me force à ne plus y penser jusqu’au lendemain matin. Comme prévu, nous partons au milieu de la nuit, autour de 3 h 30. Sur la route pour l’aéroport de Nantes, différents profils cohabitent : celui qui finit sa nuit, le conducteur concentré, la surexcitée comme un matin de Noël, et moi. J’étais dans un état de calme apparent, mais au fond, je suis stressé par cette histoire de date de péremption. Malgré moi, je finis toujours par remettre le sujet sur la table, même sur le ton de l’humour. J’ai vraiment, vraiment besoin de me rassurer. Je veux que quelqu’un me dise : « C’est sûr à 100 % que tu vas monter dans cet avion ».

Nous arrivons à l’aéroport largement en avance. Mon stress est monté d’un cran. À l’enregistrement des bagages, l’hôtesse me prend ma carte et mon billet… et ça passe ! On se regarde avec les autres d’un air victorieux. La première étape est passée ! Mais la partie n’est pas finie.

Je me sens comme un clandestin, comme un fugitif. Nous suivons un long couloir et nous arrivons à un point de contrôle par la gendarmerie. Je manque de défaillir : c’est maintenant, le moment de vérité. Je donne ma carte d’identité défaillante, pas plus utile qu’une vulgaire carte de fidélité, à l’homme au regard sévère dans la petite cabine. Il ne semble pas remarquer que mon cœur bat à tout rompre. Son regard oscille plusieurs fois entre ma carte et mon visage, pendant une éternité. Je crois qu’à la fin j’ai arrêté de respirer.

Puis, dans un geste providentiel, tel un ange sorti d’un tableau de la renaissance, avec un halo de lumière au-dessus de sa tête (sans doute un néon), il me rend le bout de plastique bleu.

« C’est tout bon M’sieur. Bon voyage. »

Ô mon Dieu, Grande Source de toute chose, être bienveillant qui veille sur nous depuis le début et jusqu’à la fin, merci ! Merci pour ce miracle ! Le cœur léger comme rarement, je rejoins mes amis de l’autre côté. Ils m’accueillent dans de grands éclats de rire.

« Alors, tu vois ? Qu’est-ce que je t’avais dit ! »

Dopé par je ne sais quelle hormone, et abruti par la fatigue, je flotte sur un petit nuage. Mais oui ! Et pourquoi pas ? Pourquoi je serais toujours dans la malchance, dans la noirceur ? Paisiblement, on se dirige vers la porte d’embarquement, après avoir attendu une bonne heure.

Un petit homme moustachu se tient derrière un pupitre bariolé aux couleurs de la compagnie. Ses gestes rapides et sa calvitie bien avancée traduisent un naturel stressé. La file d’attente progresse lentement, mais sûrement. Tout va bien. Enfin, c’est à nous. Julien passe. Guillaume passe. Fanny passe. Ils m’attendent devant le tunnel d’embarquement.

« Bonjour M’sieur, billet et pièce d’identité siouplaît. »

Comment ça ? Elles n’ont pas déjà été vérifiées ? C’est quoi ce délire ? Je lui tends les documents. Mais non, ne t’en fais pas, ça va aller. Un gendarme l’a contrôlée avant, donc je ne vois pas pourquoi un employé ferait tout capoter…

« Euh, M’sieur, elle est périmée votre carte là.

— Ah bon ? Mince !

— Vous avez un passeport ?

— Non, je…

— Attendez… on est en septembre, donc, un, deux… (il compte sur ses doigts). Ah non, ça fait plus de six mois. Elle n’est pas valide, désolé ! Mettez-vous sur le côté siouplaît, me dit-il platement, comme un prof de math.

— Mais je suis passé avec les gendarmes ?

— Ah bah y z’ont pas fait attention, qu’esse vous voulez. J’peux pas vous laisser monter. Suivant !

— Mais attendez, c’est pas possible ! Ҫa veut dire que je reste là ?

— Eh ben… oui ! Fallait faire attention, M’sieur. Si ça n’tenait qu’à moi je vous aurais laissé passer, mais j’vais avoir des problèmes si je fais ça. Parfait, merci ! Bon vol Madame » dit-il en se tournant vers une passagère qui me regardait d’un air désolé.

Je lance un regard désespéré à mes amis. Je vois leurs visages décomposés : ils ont senti qu’il y a un problème. Ils haussent les épaules, l’air interrogateur. Je fais « Non » de la tête. Puis, d’un coup, la noirceur m’envahit. Des ténèbres froides, toxiques. Toute ma rancœur accumulée depuis un an, depuis le début de ce boulot de merde, prend forme humaine et devient… moi.

J’attrape mon sac et je pars sans rien dire, sous le regard médusé de mes amis et des autres gens de la file d’attente. J’entends, ou je crois entendre, des « Oh, le pauvre. C’est dur, quand même. »

Pour la première fois de ma vie, je me tape les entrailles d’un aéroport en sens inverse. Dans la mécanique huilée de ces giga-structures, il n’y a pas de chemin prévu pour les refoulés, les exclus comme moi. Je suis le chemin tracé par les flèches au sol, qui pointent la direction opposée.

Je repasse sous les portiques de sécurité. Les employés me regardent à peine : tant que je ne monte pas dans un avion, mon existence et le contenu de mes bagages leur sont complètement indifférents. Tel un saumon dans une cascade humaine, je remonte le flot de gens qui piétinent devant les portes d’embarquement. C’est un véritable chemin de croix. Ça rouspète, ça souffle du nez… et ça décuple ma colère. Refais ça et je le pète, ton nez, sale pute. Merde, faut que je me calme. Afin d’éviter le drame, je demande à une employée s’il n’existe pas un chemin plus court vers la sortie. Elle me fait passer sous une barrière et me montre un escalier qui descend.

Deux minutes plus tard, je suis enfin dehors. Il fait toujours nuit, toujours froid. Je fume cinq cigarettes d’affilée. J’ai envie de hurler et de me liquéfier en même temps. Putain. La vie, parfois, c’est juste un océan de merde.

Comme un automate, je prends la navette pour la gare. Je sens que j’exhale une aura de haine, les gens me regardent bizarrement. Je prends le premier train pour rentrer, même s’il y a trois heures d’attente. Tant pis, je ne suis plus à ça prêt. Je l’ai mérité. Je m’assois par terre et j’attends sans rien faire. Ni lecture, ni téléphone, ni rien. Tout me révulse. À ce moment précis, je supporte à peine le fait d’exister. Au bout d’un moment, je monte dans le train. Je me surprends à rêver qu’il déraille.

Épuisé, tremblant, j’arrive enfin à l’appartement en début d’après-midi, dix heures après l’avoir quitté la fleur au fusil. Le soleil brille mais je m’en fous, je monte me coucher. Pendant plusieurs jours, je ne mets pas un pied dehors, je ne parle à personne, je ne réponds pas aux appels ni aux messages. Mes seules activités sont : me nourrir de plats à emporter, fumer des clopes et me bousiller le cerveau devant des séries Netflix.

Au bout du cinq ou sixième jour, mon ami Jean-Baptiste ne me laisse pas le choix et passe me voir. Je lui raconte ma mésaventure et je reprends un peu goût à la vie. Je vois qu’il est un peu inquiet, et je commence à réaliser ce que je suis en train de faire. C’est-à-dire, n’importe quoi.

Quand il repart, j’ai accumulé assez d’énergie pour tenter une sortie. C’est la première fois que je respire de l’air frais depuis presque une semaine. Le monde est hostile, et je le lui rends bien. Pourtant je tente le coup.

Je vais me promener sur un chemin qui longe un bras de mer. L’air marin me vivifie, le soleil me recharge un peu. La noirceur est devenue gris foncé, c’est déjà ça. Je me remets à regarder autour de moi.

Tiens, un livre posé sur un banc…

Sans doute quelqu’un qui l’a oublié. Si j’allais voir ce que c’est ? Non ! J’aurais l’air de quoi si le propriétaire revenait à ce moment-là ? Je continue mon chemin…

Puis je m’arrête quelques mètres plus loin. Franchement, je ne risque rien à jeter un œil… Et de toute façon, il n’y a personne à la ronde. Je fais demi-tour. Le livre est toujours là. Je m’attends à quelque chose de mystique : peut-être est-ce le livre qui va changer ma vie ? Qui contiendra un message divin pour moi ? Ou alors, un bijou de philosophie ? Ou au moins, un excellent roman ?

Je le saisis avidement et… bon, c’est une histoire à l’eau de rose, une fille qui crée des bijoux dans l’Angleterre victorienne. Fais chier. Tant pis. Je l’ouvre quand même.

Sur la page de garde, je remarque une inscription manuscrite. Il est là, le signe que j’attendais !

« CHR ».

Je cherche, mais ça ne n’évoque rien. Pas le moindre rapport avec ma vie. Je réfléchis encore… et des idées me viennent. Ça pourrait être le début d’une histoire : le héros trouve le bouquin et juste après, voit passer aux infos une scène de crime avec les lettres CHR écrites sur un mur avec du sang ; ou alors le héros trouve le bouquin, et juste après, deux gars en costume le kidnappent dans une fourgonnette.

C’est marrant. Peut-être qu’un jour j’en ferai une histoire…

FIN

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J’ai 28 ans, breton d’origine et maintenant Aixois (en Provence), j’ai fait de longues études pour devenir notaire. Cependant, après avoir travaillé trois ans dans une étude notariale, ce dont je n’ai tiré que du stress et de la négativé, tout en faisant le deuil de mon père, j’ai pris conscience que la vie était trop courte pour ne pas tenter de réaliser ses rêves. Je sais, c’est cliché, mais je m’en fous. Cette remise en question a abouti sur une année sabbatique pour finaliser l’écriture d’un roman que j’ai commencé il y a trois ans. Je compte bien le publier cette année (souhaitez-moi bonne chance).

https://www.instagram.com/adamrepiro/