Tu fais ça souvent ?

« Tu fais ça souvent ? »

Il a demandé ça tranquillement, comme si c’était une question simple, comme s’il demandait s’il faisait froid dehors, et si selon moi il était suffisamment habillé pour sortir. Il est nu et je ne sais pas à quel point j’ai le droit de regarder son corps, la beauté de sa peau, la tendresse de ses muscles, l’harmonie de son visage, la puissance de son sexe. Je ne sais pas pourquoi j’ai le droit d’être là. Je trouve sa question stupide, la réponse évidente : bien sûr que non, comment le pourrais-je ?

« Pas trop. »

« Ah oui ? »

Il dit ça d’un air guilleret, comme s’il était étonné, comme si c’était une nouvelle rafraîchissante. Un instant je me demande s’il m’a bien regardé, s’il est saoul, s’il est aveugle, fou.

« Toi oui ? »

Je perçois l’amertume dans ma voix, la pointe de sarcasme qui s’y est imprimée sans que je ne le cherche. Il sourit :

« Ça m’arrive. »

Il m’adresse un clin d’œil. Je me demande s’il va se rhabiller. Je suis nu moi aussi ; l’être face à lui est une juxtaposition grotesque. Pire encore : celle qui vient de se produire, celle de sa peau parfaite, parchemin précieux, contre la mienne, flaque flasque. Je veux être habillé mais je ne veux pas qu’il m’imite. Je ne veux pas lancer un mouvement. Je veux mes yeux sur son corps, autant que possible. Je sais que ce jour est une anomalie. Je me demande comment il s’appelle. Comment j’ai pu oublier son prénom ? Sans doute je ne crois pas en lui, en son existence. Il s’étend sur le lit d’un air joyeux et paresseux. Son corps s’échoue sur les draps, une vague large et salée et resplendissante. Il lance un petit bruit de surprise : oh, il me fait un signe vers son bas-ventre, je voudrais m’évanouir, il reste un peu de mon sperme dans son nombril. Je me dis que c’est un affront, que je l’ai souillé, qu’il va enfin comprendre la situation, cet homme est magnifique et je suis un laideron, il va me virer. À la place il rigole et attrape un mouchoir. Il s’essuie puis s’étend à nouveau, à nouveau la vague. Il me fait signe de venir contre lui. On n’a pas parlé de ça. Des câlins après. Je secoue la tête sans le regarder. Il hausse les épaules. Tout à coup il ressemble davantage à sa photo de profil et je me souviens qu’il a un prénom anglais ou quelque chose comme ça. Aucune trace d’accent. Je ne pose pas de question. Il y a deux heures je n’avais jamais entendu parler de lui et maintenant je suis chez lui, assis nu sur le rebord de son lit.

Je n’avais pas fait l’amour depuis des mois. Pas par manque d’envie mais par manque d’opportunité. Je sais comment ça se passe. En boîte de nuit, je vois bien qu’aucun garçon ne me remarque jamais. Je suis le genre de personne sur laquelle les regards ne s’arrêtent pas. Ils glissent sur moi comme sur un mollusque. Lisse, froid, visqueux, dégueulasse. On sait que ça existe, les mollusques, on sait qu’on n’y peut rien, on n’y pense pas plus que ça. Je ne rentre pas dans l’équation. L’équation, c’est les autres mecs. Entre eux, ils se voient, ils se reniflent, ils s’embrassent et ils se font l’amour. Ça a l’air tellement fort, d’être pédé comme ça. Après l’enfance, après l’adolescence, le sentiment de différence éternelle, de chagrin secret, de certitude qu’on est seul au monde, on entraperçoit, de l’autre côté du miroir, un univers parallèle. Là, chacun de ces petits garçons différents du reste de la classe est réuni avec ses congénères, et alors ils sont tous ensemble, tous pareils, et ils font la fête et l’amour et plus rien ne peut leur arriver. Cette vision motive à franchir le pas, elle guérit la peur.

Mais de l’autre côté, un nouvel obstacle invisible m’a séparé des autres : un écran de téléphone affichant des dizaines de carrés comme autant de prisons inaccessibles, autant de garçons géolocalisés en cercles concentriques autour de moi. Pourtant je ne suis au centre de rien du tout : je suis à côté. Je les contemple, je me demande qui couche avec qui. La plupart des gars se ressemblent. Ils sont barbus, bruns, assez musclés, un peu bronzés. Ils se voient, ils se ressemblent, ils s’enculent entre eux. Il existe des castes très précises, très définies. Parfois je leur envoie quelques messages malgré tout. J’attends et je finis par m’endormir beaucoup trop tard. Je comprends qu’ils ne me répondent pas. Je ne suis d’aucune caste, je ne remplis aucun critère — disqualifié avant même de postuler. Quand je me regarde dans le miroir, je me fais la réflexion que si je me rencontrais, je ne me baiserais pas. Je suis absent de mes propres fantasmes. Quand je me masturbe, je ne m’imagine pas faisant l’amour à des éphèbes : je ne veux pas gâcher leur plastique en y adjoignant la mienne. Je ne pense qu’à leurs corps les uns contre les autres comme des silex allumant ce feu sacré, imaginaire.

Et puis il y a aujourd’hui. L’anomalie. Ce matin, mon désir, une bête furieuse que je n’arrivais plus à museler. J’ai réinstallé cette application qui m’explique que personne ne m’aimera jamais. J’ai écrit à tout le monde. L’idée qu’ils regardent mon profil et lèvent les yeux au ciel est intolérable, mais parfois elle l’est moins que celle de n’avoir jamais existé sur leur rétine. Lui a répondu dans la seconde. Je lui ai laissé quelques instants pour regarder mes trois misérables photos de profil, qui me montrent laid et triste, des caricatures, des fidèles représentations du réel. Il y a des astuces. Des angles où ça va. Des lumières où c’est correct. Des jours où je suis presque potable. Des secondes où j’entrevois une version de moi qui serait belle, en tout cas, acceptable, en tout cas, recevable. C’est comme une ombre, un reflet — puis cela disparaît comme un mirage. Pourtant il a continué à me parler. Je me disais que ça n’irait pas plus loin, qu’il tuait le temps, qu’il jouait. Donc il n’y avait pas d’enjeu, donc je n’avais pas peur. Je répondais franchement, je racontais des blagues. Il envoyait des « LOL », des « ahahahaha ». Quand il m’a proposé de passer chez lui, j’ai cru que c’était un plan fou du roi, mes plaisanteries lui tiendraient compagnie tandis qu’il chercherait sur l’appli un amant à sa taille. J’ai demandé tu pensais à faire quoi, il a répondu l’amour. Il m’a décrit ce qu’il aimait, je ne l’ai pas cru. J’ai voulu le bloquer moi-même, pour une fois, quelle puissance il y aurait là, être celui qui refuse. Et puis j’ai pensé à mon lit de mort, je me suis dit qu’on n’allait pas dans le bon sens, et j’y suis allé sans y croire. J’ai sonné. Soudain il était là, en chair et en os, absolument beau. Je n’osais rien faire, je craignais, je savais le rejet. C’est lui qui m’a embrassé. Je me suis senti dégoûté pour lui mais aussi tellement excité, tellement content, tellement fier peut-être. Je voulais monter un autel à sa beauté. Nous avons fait l’amour et j’étais terrifié de le décevoir, mais aussi je voyais sa bouche se déformer de plaisir tandis que je le suçais, que je le prenais. J’ai joui sur son ventre comme si j’y étais chez moi. J’ai cru qu’il me virerait à la seconde où l’orgasme le ramènerait sur terre, mais il est étendu, nu, face à moi, absolument beau. Tout à coup je le trouve ridicule de me regarder comme il m’a regardé, avec un sourire en coin, avec les yeux qui brillent. Je le trouve grotesque, dégueulasse, pervers d’avoir désiré mon corps. Je lui en veux.

***

Je fais ça de temps en temps. Le dimanche, souvent. C’est fou comme c’est calme le dimanche à Paris. Ça paraît bête, galvaudé de dire ça, mais c’est vrai. Il faut le voir pour le croire. Il faut connaître l’agitation de la ville, que tout le monde décrie, pour mieux apprécier sa relâche dominicale. Le silence du matin. La tranquillité des rues. Les gens marchent sans le son, aiguilles dans la botte de foin des avenues. Tout le monde fait pause, dit pouce. On a beau savoir que certains, soi-même aussi parfois, ont des rendez-vous, vont au cinéma, ou prendre un brunch, se promener. Mais c’est facile de faire abstraction de ça quand on est dimanche matin à Paris. De se dire qu’on évolue dans un ailleurs. Qu’on n’a rien à faire, personne à voir, aucun compte à rendre. C’est dans ces moments-là, souvent, que l’envie naît. Il sera souvent quatorze-quinze heures, je serai souvent encore en pyjama, la lumière sera souvent blanche. Le calme dehors et l’envie, dedans. Le désir.

Je fais ça de temps en temps. Le dimanche, souvent. Tous les dimanches, en fait. Je sais que beaucoup de gens ne comprennent pas cette pratique. Comment peut-on allumer un téléphone et choisir, sur écran, la personne inconnue avec qui on va avoir un rapport sexuel dans l’heure qui suit ? Je vois comme ça peut paraître déshumanisant — vraiment, je le vois. Mais tout dépend de l’endroit où on se situe, des cercles auxquels on appartient. Dans les miens, c’est ce qui est le plus reconnu : le nombre. La quantité. Le manque d’affect. Le corps. Cela confirme quelque chose. J’ajoute à ces critères la diversité. Je serai toujours ému de la chance que j’ai de pouvoir faire ça, de pouvoir être un homme qui fait l’amour avec un homme, j’ai longtemps cru que c’était impossible, que c’était une chimère, une licorne. Et voilà, regarde, je suis devenu la licorne. J’essaie d’être reconnaissant pour le jeune adolescent que j’ai été et qui a voulu mourir pour éviter la solitude qu’il croyait inévitable. Je veux embrasser chaque garçon que j’ai cru ne jamais pouvoir embrasser. J’aime faire l’amour avec tout le monde. Les hommes, les femmes, les personnes. Je lance des bouées, des bouteilles, des hameçons. Parfois, cela coule ; parfois, c’est moi qui n’accroche pas ; et parfois, on se retrouve nez à nez, dans la même flaque.

Ses photos n’étaient pas très avantageuses. Je voyais bien que ça ne lui venait pas naturellement, de se prendre en photo. Il y avait un selfie maladroit avec un sourire indécis. Une photo de groupe mal coupée pour protéger l’identité des autres qui n’avaient rien demandé, et où sans doute, ils lui avaient dit qu’il était « bien ». Et une dernière, plus ancienne peut-être, où il ne regardait pas la caméra. Ça m’a touché. Et puis, il m’a fait rire. Il avait l’air gentil, un peu effrayé, gentil. J’ai essayé de le rassurer. Lorsqu’il est arrivé devant moi, il avait les sourcils froncés, comme s’il se préparait à recevoir un coup. Moi j’ai juste souri. Il était plus grand que ce que je pensais, moins frêle aussi. Solide, en trois dimensions. C’est une sensation étrange : comme si l’autre sortait de l’écran, comme si on l’avait manifesté. Il ne savait pas où s’asseoir, il hésitait. J’avais pris une douche rapidement pendant qu’il était sur le chemin, je sentais mes cheveux encore mouillés sur mon crâne, les gouttes d’eau sur ma nuque. Je portais un T-shirt blanc et un short que je ne porte qu’à l’intérieur, rien en dessous. Je me suis rapproché de lui, j’ai mis ma main sur sa cuisse. Il m’a regardé dans les yeux, dans les siens j’ai vu plein de choses, la colère, le désir, la joie, le chagrin, la peur bien sûr, et l’innocence, la naïveté, l’envie de faire confiance, l’envie de ne pas avoir mal. C’est moi qui l’ai embrassé en premier. Il a poussé dans ma bouche un soupir de soulagement que j’ai aspiré profondément, et puis nous avons fait l’amour dans la lumière blanche. Elle faisait revêtir à sa peau une couleur irréelle, diaphane, je m’attendais à apercevoir, en dessous, comme à travers un drap mouillé, les côtes, les poumons, les intestins, le cœur. Je sentais le sien qui battait très fort. Nous avons été nus l’un en face de l’autre, l’un contre l’autre. À un moment, je me suis arrêté, il m’a demandé si tout allait bien, j’ai dit oui, j’ai posé mon front contre le sien. Je lui ai demandé de me prendre, cela faisait longtemps que je n’avais pas fait dans ce sens-là, ça a été. Il a joui sur mon ventre. Après, j’ai eu envie de fumer une cigarette, mais j’ai arrêté. J’avais envie qu’il reste un peu avec moi, je me suis allongé. Je trouvais que c’était simple.

***

« J’ai l’impression qu’on s’est déjà vus. Tu vas au sauna parfois ? »

Je pousse un rire incrédule. Il fronce les sourcils. Je corrige :

« Non, non. Ce n’est pas pour moi. »

Il hausse les épaules, ne me regarde plus. J’ai peur qu’il croie que je juge les mecs qui vont baiser au sauna. Ce n’est pas le cas. C’est juste que ça ne me concerne pas. C’est comme les régimes sans gluten, ou Shabbat. C’est très bien et je n’ai absolument rien contre ça mais ça ne m’a jamais concerné. Ça ne sera jamais une option pour moi. Est-ce qu’on me laisserait seulement entrer ?

« Tiens, viens, regarde. »

Il se lève, remet son slip, ça me brise le cœur. J’en fais autant, il sort sur son balcon avec l’intention apparente que je le suive. Il me montre le bâtiment en face de chez lui.

« Tu sais ce que c’est ? »

« C’est une boîte à cul, non ? »

« Oui ! Regarde… ça vient d’ouvrir. Le dimanche, c’est à seize heures. »

Je me penche un peu. Je ne veux pas m’exposer, je ne veux pas qu’on me voie, torse nu, à côté de lui, torse nu. Qu’est-ce que les gens vont penser de lui ? En bas, un garçon par seconde pousse la porte de l’établissement. Des hommes, majoritairement quadras, mais en fait, de tous les âges. Toutes les tailles, tous les physiques. Je fronce les sourcils. Il m’explique :

« Ils tournent dans le quartier en attendant que ça ouvre. Et puis ils affluent. Tu n’y es jamais allé ? »

« Jamais. »

« Tu devrais essayer, ça te plairait peut-être. »

Il hausse les épaules à nouveau. Il frissonne, il me sourit. Il pose sa main sur mon épaule pour rentrer dans la chambre et j’ai envie de me dissoudre dans sa paume. Il se rassoit sur le lit, il met des chaussettes. J’ai envie que ce soit fini, j’ai envie ce ne soit jamais fini.

« Tout va bien ? » demande-t-il sans relever la tête. « Ça t’a plu ? »

Bien sûr que ça m’a plu. Comment est-ce que ça ne pourrait pas m’avoir plu ? Je viens de coucher avec le plus bel homme avec qui j’ai couché de ma vie. Il dirait peut-être que j’exagère. Il est étrange.

« Oui, bien sûr, j’ai… J’ai adoré. C’était… pas trop mal pour toi non plus ? »

« C’était vraiment très bien. Tu es un bon coup. »

Il me sourit. Je rentre. On m’a déjà dit ça. Je n’ai jamais voulu y croire. Je pense qu’on est surpris qu’avec mon physique je sache quand même donner du plaisir. Ou alors que ce n’est pas surprenant ; il faut bien compenser.

« Je ne t’avais jamais vu sur l’appli. Tu viens de l’installer ? »

« Oui, enfin, je l’installe, je la désinstalle… »

« Ah, oui, je connais ça. Mais on ne peut pas s’empêcher de revenir. »

« Voilà… »

« Peut-être qu’on pourra s’y recroiser, alors ? »

« Pourquoi ? »

Ma question est sortie d’un coup, comme une balle. Tout à coup j’ai envie de pleurer. J’ai l’impression que c’est une mauvaise blague, ou un rêve, ou une farce, un pari.

« Ben, parce que c’était bien… Non ? Quoi, je ne te plais pas ? »

« Mais enfin ! » je m’écris. « Bien sûr que tu me plais ! Tu as vu comment tu… es ? Beau, trop beau. Et moi, je suis… rien du tout. Moi, je suis moche comme un pou. »

Il éclate de rire. Pas par moquerie, plutôt par incrédulité. Folie.

« Un pou, carrément ? »

Une couche de neige m’enveloppe. Il le voit sans doute, sa voix s’adoucit.

« Comme je t’ai dit, moi tu m’as plu. Tu me plais. C’est si surprenant ? »

« Oui, ça l’est. Les mecs comme toi, ça ne me regarde même pas, d’habitude. »

« C’est quoi, les mecs comme moi ? Dis-moi. »

« Oh, tu sais bien : les mecs bien gaulés, barbus, dans les codes… »

« Dans les codes ? »

« Oui, les codes esthétiques. »

« Basiques, quoi. »

« Non ! Beaux. »

J’ai l’impression de perdre des points de vie à chaque fois qu’il hausse les épaules.

« Moi, je ne me trouve pas particulièrement beau. »

Je manque de m’étouffer. La laideur, c’est mon rayon. Il ne me la prendra pas. Il ne peut pas squatter mon île quand tout l’océan lui appartient.

***

Je sais que les gens me trouvent beau. L’an dernier, quand je me suis séparé de mon copain, mes amis se sont soudain rapprochés de moi, m’ont fait des avances, comme s’ils n’avaient attendu que ça. C’est flatteur, mais cela m’a laissé un goût amer dans la bouche. Combien de leurs paroles, de leurs actes de gentillesse étaient de l’amitié simple, et combien avaient été une forme de drague ? Quand j’ai quitté mon travail, mon chef a dit à mon pot de départ qu’il ne comptait plus les collègues qui s’étaient plaints que c’était difficile de se concentrer quand on travaillait avec moi, car j’étais trop beau. Cela m’a mis mal à l’aise, en fait. En fait, je crois que rien de tout cela ne m’a flatté. Je ne sais pas.

Je passe des heures à la salle de sport, plusieurs fois par semaine. Cela me fait du bien, cela envoie mon énergie quelque part, cela me fatigue, dans le sens qui veut dire : cela me calme. Mon corps se développe à travers les mois. Mes épaules se sont élargies, mes pectoraux se sont dessinés, mes abdominaux tout à coup sont durs comme la pierre, mes jambes solides comme des rondins. Ma silhouette est sculptée, je la mets en valeur avec quelques vêtements chics, choisis avec soin pour qu’ils tombent sur moi. C’est aussi simple que ça. La musculation, l’habillement — et plus personne ne voit ma dentition un peu trop carrée, mon menton trop petit, ma tendance à transpirer trop facilement du front, du dos. Personne ne sait que j’ai mal au ventre tous les jours, que j’ai la diarrhée, que mes pieds sont plats. Tout le monde veut coucher avec moi et personne ne sait pourquoi. Je leur en veux d’être aussi peu observateurs. De vouloir mon corps comme un miroir, un jalon, un trophée. De ne pas voir que je ne mange pas assez. Que je n’ai jamais mangé assez. Que j’ai toujours faim.

Je déteste la beauté. Je sais combien elle est fausse, et construite, et changeante. Si je me réveille dans un siècle, plus personne ne me trouvera beau. Et qu’est-ce qu’être beau quand on ne prend pas soin de soi ? Prendre soin de moi ça voudrait dire manger, ça voudrait dire dormir, ça voudrait dire me reposer au lieu d’aller suer à la salle. Ce n’est pas de la beauté que de faire attention à son physique. C’est vain, c’est vide. Je n’arrive pas à faire autrement. J’ai peur de ce qui se passerait si je me laissais aller et que, lentement, je glissais dans la norme. Si la beauté n’existait pas, je serais libre.

Il me dit qu’il n’est pas beau et je ne le crois pas. Je crois que je ne regarde plus du tout le physique des gens. Je crois que je suis enfermé dans le mien et que je suis le mieux placé pour savoir que ça n’a aucune importance. Il me parle de castes de mecs qui ne baisent qu’entre eux, et dont je ferais partie, moi aussi, en vertu de ma plastique, en vertu des cases. Je lui demande pourquoi je viens de baiser avec lui, alors. Il me dit que c’est incompréhensible. Il me dit que je pourrais avoir n’importe qui. Je lui demande s’il pense que je n’ai jamais été rejeté, il me dit évidemment, par un mannequin star du porno à la limite. Je ris. Je lui dis que beaucoup de mecs ne veulent pas de moi. Parfois, je désire intensément un homme, par exemple ce quinquagénaire qui habite dans mon immeuble, un homme aux traits fiers, au visage fort, je lui ai déjà proposé un café un jour où je me sentais particulièrement assuré, et il a refusé, directement, comme si l’idée, précisément, l’ennuyait, avec un regard d’excuse qui voulait dire : je suis désolé mais moi vraiment je n’ai pas envie de toi. Je ne lui raconte pas cette histoire. Je parle en généralités. Je lui demande tu n’as jamais rejeté des mecs, toi ? Il me dit non, et puis il se corrige, si, bien sûr. Qu’est-ce qu’ils avaient ? Ils ne me plaisaient pas. Je lui demande : est-ce que tu parles à tous les mecs qui te plaisent ? Non, bien sûr que non : ils ne voudraient pas de moi. Est-ce que tu m’aurais parlé, à moi ? Non, je ne crois pas. Moi je suis content de t’avoir parlé.

Moi aussi, je suis content de t’avoir parlé.

***

Dans la rue, en bas, je ressens quelque chose de nouveau. Galvanisé, heureux, satisfait, content. Je pense à ce garçon que j’ai rencontré, et que je ne reverrai sans doute jamais. Je pense au moment. Et je pense à mon corps. Mon corps m’a permis de donner du plaisir à cet homme, mon corps m’en a apporté aussi. Mon corps me permet de marcher, d’accélérer, et de voir, de regarder, de voir un homme entrer dans l’établissement en face. Mon corps me permettra tout à l’heure de manger, de boire, de regarder un film, de lire un livre, de parler aux gens que j’aime. Mon corps m’a permis de parler à ce garçon, de lui écrire, de le toucher. Mon corps n’a peut-être pas besoin d’être beau, ou plus beau, ou le plus beau. Il remplit déjà son rôle. Derrière la vitrine d’un magasin, je remarque une silhouette, un garçon que peut-être, je pourrais séduire, après tout, pourquoi pas. Il me faut quelques secondes pour comprendre que c’est mon reflet. Je me regarde dans la vitre. Je ne suis pas le plus beau, non, mais je suis dans la moyenne. Cette idée-là me fait sourire.

***

Je suis en train de changer les draps quand mon ami arrive pour prendre un café. Il m’aide à étaler la couette, il me demande, je lui confirme que j’ai couché avec quelqu’un. Il a une microseconde de silence, comme pour encaisser, sans doute espérait-il à moitié que ce serait lui mon coup du dimanche, qu’aujourd’hui nous ferions l’amour pour la première fois. Il me demande qui était mon heureux élu. Je réponds un mec d’une appli, alors je dégaine mon téléphone et, en quelques clics, je montre une photo de mon amant à mon ami. Ses sourcils se froncent, sa bouche se déforme, il dit quelque chose de vraiment méchant sur le physique du garçon. Il est choqué, il me demande si je le trouve vraiment beau — je réponds qu’il m’a plu. Il secoue la tête, regarde encore la photo, puis mon visage, puis la photo, puis mon visage. Comme je ne me dédis pas, quelque chose dans son regard finit par s’éteindre. Une bougie sur laquelle on souffle. Il change de sujet. Je comprends qu’il n’aura plus jamais envie de coucher avec moi. D’excessivement désirable je suis enfin tombé dans la moyenne. Mon accointance avec cet inconnu l’a dégoûté de mon corps. Que je puisse m’abaisser à ça, que je puisse laisser tomber si bas la barre de mes standards, que je puisse casser le marché à ce point. Cela me souille. Cela me dévalue. Cela me libère.

FIN

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Ivan Berquiez écrit sur les thèmes de l’identité, de la perte, de l’amitié et des thématiques queer et intersectionnelles. Médecin psychiatre, il a soutenu une thèse sur le rapport au corps des adolescent•e•s en fonction de l’orientation sexuelle.

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