L'entre-deux

Son visage semble ciselé par les mains d’un orfèvre consciencieux. Ses longs cils retracent gaiement des bonheurs passés, que jamais je ne connaitrais. La grâce de ses doigts, enroulant une mèche de cheveux, souligne le tombé parfait de ses boucles. À ce tableau fascinant s’ajoutent une multitude de taches de rousseur, constellant son visage d’une galaxie de beauté. Elle ne paraît pas consciente de sa superbe, ou du moins a-t-elle dépassé les contingences esthétiques du corps pour préférer les charmes de l’esprit.

Elle n’est pas moyenne. Elle est d’une finesse exceptionnelle. Et elle goûte, délicatement, son café, alors que je mange goulûment mon deuxième biscuit trempé dans un Mocaccino. Puis mon regard est rattrapé par un autre. Un autre étudiant, au visage noble et altier. Tout respire, dans sa démarche, l’assurance de la jeunesse et l’arrogance de la beauté. Ses pas sont aussi éthérés et légers que la chevelure des sylphides peuplant l’imaginaire des préraphaélites. Sa chemise laisse deviner un torse glabre et marmoréen, rappelant la douceur juvénile des statues grecques.

Je n’arrive plus à rentrer dans mes pantalons, ma masse graisseuse ayant augmenté en même temps que mon appétit pour les pâtisseries et les féculents. J’ai vingt-six ans et le constat de ma banalité m’accompagne depuis déjà dix ans. Je ne suis ni assez belle ni assez laide pour devenir la muse fascinante ou terrifiante des artistes. Je n’ai rien accompli de bien extraordinaire. Ni prodige, ni surdouée dans quelconques domaines, j’essaie constamment de faire le deuil de mon double. Ce double ambitieux qui aurait pu conférer à mon vécu et mon identité une aura historique, quasi-prophétique, traduisant ma volonté de changer le monde et ses représentations.

Mon nom restera à jamais gravé dans le marbre des anonymes. Mon épitaphe ne comportera rien de plus original que mes accomplissements conjugaux et familiaux. Chaque jour me rappelle l’insoutenable légèreté de mon être, dont le matériau n’aura pas été suffisamment lourd et massif pour s’imposer dans l’Histoire et faire partie des bâtisseurs du demain.

Moi, c’est tout simplement Léa, une incarnation, parmi d’autres, de la petite histoire. Une femme moyenne, une humaine comme une autre, qui survit, quotidiennement, dans une société où l’ordinaire essaie constamment de séduire l’extraordinaire, où réalité et fiction se disputent depuis le commencement la place qu’elles occupent dans notre existence. Un être humain, implacablement vivant, naviguant entre le normal et le bizarre, entre l’acceptable et l’inacceptable, entre ce qui doit être ou ne doit pas être, entre ce qui peut ou ne peut pas être.

Au milieu, entre fini et infini, entre bon et mauvais, dans ce no man’s land indéfinissable : il y a un individu. Et cet individu, c’est moi.

Mais il y a aussi Pauline, Jacques, Mohamed, Shannon, Caroline, Céline, Alma, Charlotte, Sébastien, Marie-Claude, Arnaud, Yasmina, Maria, Nour, Ali, Xi, Kim, Vimi.

D’autres individus qui s’installent dans les rues, aux abords d’un café, au soleil d’une terrasse, sur le froid réconfortant des marches d’un lycée.

Ils passent devant mes regards, qui, quelques fois, s’arrêtent sur cette expression enjouée, triste ou anxieuse, captent une fêlure dans la façon dont Emma pose son index à la jointure de ses lèvres, comme pour retenir ses pensées et les empêcher d’ouvrir la porte de sa bouche.

Je perçois aussi, non sans pudeur, la résignation émanant des yeux de Katie, lorsqu’elle s’assied à l’arrêt de bus en laissant tout le poids de son corps, volumineux, fatigué, occuper l’espace et rappeler le fardeau de son existence. A-t-elle conscience qu’elle n’incarne rien de plus que la ménagère moyenne, sacrifiée pour ses enfants mais sentant chaque soir, dans ses rêves, la possibilité d’un lendemain, où elle pourra enfin faire valoir cette singularité qui la hante cruellement ?

Et ne parlons pas de Jean-Paul, médecin généraliste d’une soixantaine d’années, dont les gestes quotidiens sont uniquement bercés par le réconfort d’un salaire acceptable et la douceur d’une femme aimante.

Leurs voix existent, mais ne sont jamais apparues dans les médias. Ils ne croient pas en la puissance et la force de leur pensée. Que pourraient-ils dire de plus que ce qui a déjà, ce qui est, ou ce qui sera dit ? Pourquoi sortir de la moyenne, quand celle-ci offre l’assurance du déjà-vu, déjà-vécu, déjà-lu et relu ?

Pourtant, c’est dans cette moyenne qu’advient la réconciliation des antagonistes, le beau et le laid, le doux et le ferme, le lisse et le rugueux. Nous pourrions changer, mais vers où et quoi alors que nous incarnons déjà les visages multiples d’une seule humanité, qui nous rappelle que le moyen, bien plus qu’une simple norme, n’est rien d’autre que cette zone grise à la frontière des contraires ?

Je m’appelle Léa, j’ai vingt-six ans et je suis moyenne.

Mais chaque jour, je sais que rien de ce qui est humain ne m’est étranger

et que la moyenne n’est que la représentation incomplète de nos réalités complexes,

et que nos vies se déploient avant tout dans un entre-deux mouvant, échappant aux mots, à l’espace et au temps.

FIN

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