Le vieux rêvait de lions

« Dans la cabane, là-bas, tout en haut, le vieux s’était endormi. Il gisait toujours sur le ventre. Le gamin, assis à côté de lui, le regardait dormir. Le vieux rêvait de lions. »

Le vieil homme et la mer – Ernest Hemingway

Les pales de l’hélico jaune déchirent le ciel au moment où il va pénétrer dans l’immeuble. Quand il lève la tête, la toile bleu cobalt est intacte, tendue à craquer, mais l’écho lointain le ramène soudain en arrière.

Un flash de nostalgie incongrue avec vue sur le lit qui repose au milieu de la pièce barrée par une immense fenêtre. Le verre sale peine à contenir un paysage qui hypnotise. Des collines enserrent la ville qui grimpe à la verticale comme une coulée de béton. Elle cherche à combler tous les interstices, mais ce n’est pas le même béton pour tout le monde, à droite, blanc, pour les villas qui montent à l’assaut des hauteurs en se faufilant au milieu des pins, tandis qu’au centre l’espace est occupé par des immeubles ocre de toutes les tailles. Ils empilent leurs étages, jouant des coudes les uns à côté des autres pour gagner un peu de place au sol. Derrière l’immense baie vitrée, il est ébloui par le soleil de mai et ne voit personne, sauf une lumière encore allumée dans un recoin d’ombre avec du linge qui claque au vent sur un balcon, c’est tout. Pas une silhouette. Ni rues ni boulevards, trop profondément creusés entre les tours. La seule agitation qui lui parvient là-haut, c’est le klaxon des ambulances le transformant en spectateur d’une urgence qui n’est plus la sienne. Le monde se limite aux bruits feutrés du couloir et puis, sans prévenir, au fracas de l’hélico. Il vient se poser sur le toit tout proche et repart comme un voleur. La nuit, les bâtiments restent éclairés en contrebas avec les néons qui illuminent la cour déserte et tout à coup il surgit dans un chaos aveuglant de lumière et de son rasant sa fenêtre.

Il glisse entre des repères simples, presque carcéraux – mais rassurants, faits de repas, passages du personnel, lit-fauteuil, puis l’inverse. Sauf qu’ici personne ne lui a confisqué sa liberté. Le monde extérieur est frappé d’expulsion puisque c’est celui de « l’avant ». Le calendrier est aboli – les jours y sont tous identiques, les compter serait presque obscène…

Il préfère assister aux préparatifs d’un enterrement, dans la touffeur des journées quelque part en Colombie. Un bouquin usé, à la couverture rouge sang, de Garcia Marquez dont il lui suffit de tourner les pages un peu craquantes, un peu jaunies, pour poser sa chaise sans faire de bruit aux côtés de celles des personnages immobiles devant un lit de mort. Et se retrouver avec eux dans la lumière éclatante du matin. À son retour, il embarquera pour une exploration aux confins du système solaire, dans un univers peuplé de gens qui ne veulent plus avoir à revenir sur terre et à subir la pesanteur.

Les livres sont empilés à côté du smartphone, l’outil du bulletin de santé qui lui transmet surtout cette voix, qui l’émeut tant quand elle lui parle de son monde à elle.

Et puis c’est le hall immense qu’il traverse furtivement à la suite d’un type en bermuda, formulaires à la main, le genre serviable-qui-s’occupe-de-tout-ne-vous-inquiétez-pas. En point de mire le parking et le taxi dans la chaleur. Putain que ce genre de type l’inquiète justement, avec sa voiture bien astiquée de la taille d’un camping-car et son nom qui s’étale sur les portières comme de gros mots jetés aux passants. En quelques coups de volant, il se faufile dans les embouteillages et le recrache au pied de chez lui, pressé de repartir prendre livraison d’un passager plus causant.

Personne sur le trottoir, l’entrée est fraîche et déserte, l’ascenseur paresseux aussi, qui ne s’arrête pas. Personne ne l’attend. Tant mieux.

FIN

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Né en 1962. Franc-Comtois d’origine, il vit à Marseille depuis quelques années. Il aime la forme courte et a déjà publié trois recueils de nouvelles mais aussi un roman écrit en collaboration ainsi que des poésies parues dans des revues. Il exerce le domaine de formateur dans le domaine de la communication digitale et travaille notamment en milieu pénitentiaire. Il anime des ateliers d’écriture.

https://www.facebook.com/JmFleurot.auteur