Le Syndrome de Céphée

Cela faisait si longtemps qu’elle observait l’espace à travers la baie panoramique de son poste de pilotage qu’elle distinguait même les étoiles aux luminosités les plus faibles. Elle s’amusait, de nouveau, à dessiner des constellations en reliant mentalement les astres, à les nommer en fonction des mythes qui avaient bercé son enfance de Norvégienne du XXIIe siècle. Là était ainsi Sleipnir, le cheval à huit jambes. Un peu plus loin dans le quadrant nord-ouest, elle distinguait Freyja, la déesse guerrière, et son collier étincelant, puis la grande constellation du Valhalla. Et ainsi s’écoulait lentement le temps pour Freydis Eiriksdottir, huitième pilote de quart du grand vaisseau-monde Terra 3.0, voguant à travers le vide vers une des exoplanètes éligibles à la colonisation humaine. Pilote de quart, elle l’était depuis plus de quatre-cents quarts justement et avait arrêté de compter. Durant sa première prise de fonction dans la rotation des pilotes, elle s’était éprise du silence et du vide qui régnaient dans le vaisseau transportant les corps endormis des futurs colons. Jamais sur Terre n’avait-elle rencontré une telle quiétude et d’une telle solitude. Elle n’avait cédé sa place qu’à regret. Il lui avait fallu trois autres rotations pour que germe l’idée de prolonger ses périodes de réveil, et trois supplémentaires pour terminer ses recherches sur les systèmes régulant le sommeil artificiel, les reprogrammer, et rester ainsi seule âme consciente à bord. Oh, elle dormait de temps en temps, bien sûr, mais d’un sommeil naturel, seule dans une des baies de transport, avec un plafond éloigné d’une vingtaine de mètres sous lequel elle pouvait respirer à pleins poumons, au lieu de la paroi opacifiée de sa couchette qui effleurait son nez en permanence.

Si, durant ses premiers jours, Freydis éprouvé une once de culpabilité, celle-ci avait vite disparu. Après tout, en prolongeant sa période de réveil, elle évitait aux autres pilotes la pénible sortie du sommeil artificiel, une monotonie et une routine qu’ils ne devaient pas apprécier. La Terre originelle était si dense que la majorité des gens ne savait plus rester seule dans une pièce. De plus, le pilotage de la titanesque nef n’était pas un grand effort, intellectuel ou physique, qui ne nécessitait aucunement que quelqu’un prenne le relais. Le vaisseau était programmé pour atteindre sa destination, tout droit entre les étoiles, à travers le vide, à une vitesse constante depuis qu’ils avaient dépassé Saturne.

Sans qu’elle ne s’en rende compte, perdue dans la lumière artificielle, assujettie à un sommeil auquel elle choisissait de répondre quand l’envie s’en faisait ressentir, des repas qu’elle prenait quand la faim se manifestait, les jours, puis les mois, puis les années passèrent. Freydis passait son temps à sauter d’un roman à un film, d’un recueil de poèmes à un cours de sciences magistral, piochant dans la médiathèque numérique les ressources qui l’intéressaient quand elle y accédait. En s’éloignant de la planète-mère, elle perdait peu à peu le lien avec les actualités. Les messages mettaient de plus en plus de temps à parvenir au vaisseau et elle ne s’intéressa bientôt plus au monde extérieur que pour continuer à tisser ses propres histoires sur la toile des constellations.

Puis le monde extérieur se rappela à Freydis. Sous la forme d’un simple message, bleu. La couleur des messages qui ne demandaient aucune action, qui se contentaient d’informer le pilote.

Mise en orbite dans vingt-huit jours de référence, disait-il.

— Mise… mise en orbite ? croassa Freydis

La pilote frissonna, sans faire la part des choses entre le fait qu’elle avait parlé seule pour la première fois depuis le début de son voyage ou que ces quelques mots avaient une signification précise et terrible. La mise en orbite, sans précision supplémentaire, impliquait que le vaisseau était finalement arrivé à destination, en faisant son bout de chemin à travers l’espace, avec en son sein des colons endormis et une seule âme éveillée. Des colons endormis… Une pensée se fraya doucement mais sûrement un chemin depuis le cerveau reptilien de Freydis jusqu’à la surface. S’ils étaient endormis, inconscients de ce qu’ils se passaient à l’extérieur de leurs capsules de stase, en vieillissement suspendu, ils pouvaient bien continuer à dormir. Les vaisseaux-monde emportaient toujours plusieurs années de provisions de marge. Mais ces provisions étaient pour le démarrage de la colonie, pas des détours sur le trajet, se morigéna la pilote.

Seule dans la baie de contrôle du vaisseau-monde, Freydis se sentit pour la première fois de sa vie écrasée par le plafond de son refuge. La coursive dans son dos semblait murmurer des dizaines de conversations simultanées, tandis que des bruits de pas fantômes résonnaient juste à côté d’elle. Le vaisseau allait commencer à réveiller les colons, automatiquement. Le vaisseau allait se remplir. Ils allaient être des dizaines tout d’abord, puis des centaines et, une fois atterri, ils allaient désosser la structure, son refuge, pour en récupérer les poutres, les métaux, les panneaux de commande. Elle était assise sur une gigantesque fourmilière qui allait entrer en éruption et elle n’avait aucune échappatoire. Le vaisseau n’avait même pas de capsule de sauvetage. Destinées à aller aux confins de la galaxie, de telles capsules n’auraient jamais pu rentrer jusque sur Terre. Il y avait bien les modules d’exploration, mais les colons allaient en avoir autant besoin que les provisions et, tout comme elle avait abandonné l’idée égoïste de continuer son périple sur sa lancée, elle se refusait à diminuer les chances de survie des passagers.

En mal d’idée, au bord de la crise de panique à l’idée de croiser un autre individu dans ce qui avait constitué son royaume solitaire pendant des années, Freydis se réfugia dans sa cabine et verrouilla la porte à double tour. Elle se passa de l’eau froide sur le visage et contempla son reflet. Elle avait toujours su qu’elle vieillissait, elle l’avait toujours accepté, mais à cet instant, elle ne reconnut pas la personne derrière le miroir. Les yeux étaient hagards, les cheveux, qu’elle avait laissé pousser en l’absence de superviseur, étaient emmêlés. Elle se fit peur. Si on la trouvait comme ça, on allait l’enfermer et elle laisserait passer toute chance d’être seule. Freydis prit une grande inspiration, toussa, puis en reprit une autre jusqu’à ce qu’elle sente les battements de son cœur revenus à un rythme normal. Une idée lui était venue, à se voir ainsi et paniquer dans la foulée. Elle avait fait beaucoup pour ce vaisseau et ces colons, mais ces derniers ne le savaient pas, pas encore. Les prochaines étapes apparaissaient clairement dans sa tête à présent.

Lorsque Freydis retourna dans la salle de commande, elle interrogea le système pour en apprendre plus sur la procédure qui allait être appliquée. Le commandant de la mission serait le premier à se réveiller, avec deux autres officiers de navigations et les scientifiques chargés d’évaluer une dernière fois la future planète d’accueil, maintenant que le vaisseau en était tout proche. Freydis aurait pu modifier ce protocole, tout comme elle avait modifié celui qui régissait le réveil des pilotes en fonction de leurs prises de quart. A la place, elle ouvrit une page dans les logs du vaisseau et commença sa dictée à l’ordinateur, revenant parfois en arrière pour ajouter une précision, corriger une requête, justifier. Se justifier.

Freydis ne s’attendait pas à ce que les autres pilotes comprennent son choix. Après tout, elle avait trafiqué le système là où ils s’attendaient à remplir un rôle régulier pour lequel ils avaient été formés. On lui reprocherait les risques qu’elle avait fait courir à la mission et peut-être la jugerait-on, sans mettre en balance qu’ils étaient tous arrivés à bon port, et biologiquement plus jeunes que s’ils avaient dû être réveillés régulièrement. Avec un peu de chance, ils prendraient en compte qu’elle était elle-même une vieille femme à présent, qui ne participerait pas à l’essor de la colonie, à la découverte d’une nouvelle planète, une vieille femme amoureuse des étoiles et de ses propres histoires et qui devait être à moitié folle.

Mise en orbite dans quatorze jours de référence.

Mise en orbite dans douze jours de référence.

Mise en orbite dans dix jours de référence.

Procédures de sortie de stase enclenchées.

— Vous avez décidé ce que vous alliez faire d’elle, capitaine ?

Bien que née il y avait plus d’un siècle, la capitaine Kigna Maseko, avait gardé la fraîcheur et la vivacité de ses vingt-trois ans.

— Oui.

Kigna leva les yeux de la prose maladroite que la pilote Eriksdottir avait laissée dans les logs. Lorsqu’elle s’était réveillée, découvrant que ce n’était pas pour prendre un quart de supervision mais pour préparer l’arrivée du vaisseau et de l’ensemble des occupants, elle avait senti une immense colère. Pas de panique, elle était trop entraînée pour y céder, d’autant plus devant une situation qui n’était pas une urgence, mais elle s’était sentie dépossédée d’une partie de son rôle et de la beauté du voyage.

Sans compléter plus sa réponse, la capitaine se leva et rejoignit le compartiment où étaient entreposées les capsules de sommeil des pilotes. Le seul qui était encore actif était celui de Freydis. À travers le plexiglas, Kigna contempla le visage ridé et parsemé de taches de vieillesse, les cheveux longs et blancs, les mains arthritiques. La pilote avait vécu, et de ce qu’elle décrivait dans son message, bien vécu. La réveiller maintenant n’apporterait rien de bon. Elle ne serait d’aucune aide pour la colonie, et elle avait subsisté si longtemps seule et dans ce monde de métal qu’elle ne pourrait plus interagir avec qui que ce soit. Elle était une ermite qui avait passé son temps entouré d’endormis. Et il était vrai qu’elle les avait amenés à bon port, comme elle le précisait à plusieurs reprises dans sa lettre-testament.

Elle méritait à présent de se reposer. Comme elle le demandait également dans son message.

Kigna prépara une réponse à l’intention de sa subordonnée, puis repartit superviser l’installation de la colonie et y prendre sa place de première gouverneure.

Freydis n’ouvrit pas les yeux tout de suite. Elle était trop fatiguée pour cela. Mais pourquoi se réveillait-elle si la fatigue alourdissait autant ses paupières et ses membres ? Elle tenta de faire le tri entre ses souvenirs et les fragments de ses rêves avant toute autre chose. Son esprit était embué de batailles épiques au côté d’Ases et de Vanes nordiques, au milieu des étoiles. Les étoiles restèrent, tandis que le reste s’évanouissait peu à peu. Les étoiles et le vaisseau-monde qu’elle avait hanté pendant des années à travers l’espace. Et elle s’était mise en sommeil artificiel avant d’arriver à destination, se souvenait-elle. Si on la réveillait, c’était donc qu’on avait ignoré la teneur du seul message qu’elle avait laissé derrière elle. Et cela voulait dire cour martiale, sur une planète qui n’était pas la sienne, devant des inconnus. Mais au moins serait-elle seule dans une cellule, première criminelle d’un nouveau monde.

La vieille femme tenta de nouveau d’ouvrir les yeux pour faire face à ce qui l’attendait et y parvint enfin. La paroi translucide de son cocon glissa dans un chuintement. Il n’y avait personne dans la pièce aux lumières, automatiquement tamisées pour ne pas blesser ses yeux. Freydis se hissa tant bien que mal hors de la couchette. Elle ne reconnaissait pas la salle dans laquelle elle se trouvait, et il n’y avait aucun autre module de stase. La pilote en ressentit un certain soulagement, toujours mâtiné d’une pointe d’inquiétude. Au moins n’y avait-il personne, mais elle ne se trouvait pas sur son vaisseau d’origine et, à la très faible gravité qui s’appliquait sur son corps, pas plus sur la planète cible.

Freydis se dirigea vers la seule coursive et atteignit très vite un module de pilotage de taille réduite. Les étoiles, visibles par la baie d’observation, étaient les mêmes que celles qu’elle avait contemplées avant de se coucher, et vues dans ses rêves. La seule lumière artificielle du tableau de bord était des lettres clignotantes à l’écran indiquant :

Bonjour Freydis.

Quand tu liras ce message, continua le texte quand Freydis poussa une touche, un siècle de référence se sera écoulé depuis notre arrivée sur Diasphine et il n’y aura sûrement plus aucun membre de l’expédition d’origine encore vivant. J’ai programmé ta sortie de stase pour que tu puisses alors choisir ton destin : atterrir dans la colonie, sans qu’aucune faute ne soit retenue contre toi, ou continuer à orbiter autour, seule et libre de finir tes jours à lire et apprendre, ou même à repartir entre les étoiles. J’ai regardé ton historique de consultation pendant tes années de voyage. Je pense que tu aurais beaucoup à apprendre à nos descendants, qui ont entendu parler de toi et ne te dérangeront nullement, mais ce choix t’appartient.

Merci de nous avoir amenés jusqu’ici.

Kigna Maseko

FIN

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Originaire de la région de Rouen, Anthony Boulanger vit maintenant à Paris, en compagnie de sa muse et de leurs trois enfants. Touche-à-tout, il travaille aussi bien sur des micronouvelles que des romans et des scenarii de jeux de rôle et de BD, dans les genres de l’Imaginaire. Ses sujets de prédilection sont les Oiseaux, les Golems, la mythologie. Parmi ses ouvrages de prédilection, on trouve : « Le Silmarillion » de Tolkien, « La Compagnie Noire » de Glen Cook, « L’Enchanteur » de Barjavel, « Le Chant du Cosmos » de Roland Wagner, « La Horde du Contrevent » de Damasio, les nouvelles robotiques d’Asimov.