L'encabanée
Réticule #13 : Syndrome de la cabane -
Charlène ne s’est pas aperçue immédiatement de sa transformation en vampire. Jour et nuit se sont inversés, faisant d’elle un mammifère nocturne. La notion du temps s’est évaporée et les instants d’éveil sont devenus de plus en plus flous. Les murs de l’appartement s’estompent-ils graduellement, ou Charlène a-t-elle besoin de lunettes ? Difficile de savoir quand les journées – ou plutôt les nuits – semblent durer vingt minutes. Charlène n’est pas en dépression. Elle aime la vie confinée, en communion avec ses chats, dans les pièces de l’appartement plongées dans la pénombre. Par l’écran de son ordinateur, le reste du monde demeure accessible. Nourriture, vêtements, meubles et bouquins sont livrés chez elle quand elle en a besoin. Lorsqu’elle est trop lasse, une pilule pour dormir est suffisante afin de la soustraire au monde. Charlène rêve des femmes grecques qui menaient leur existence dans le gynécée. Contrairement à beaucoup d’entre elles, ce destin lui convient. La liberté, pour elle, c’est de pouvoir faire ce qu’elle veut sans que personne ne la voie. Elle se sent en contemplation perpétuelle de ce qui se passe à l’intérieur. Charlène se dit qu’elle pourrait continuer à vivre cette existence encore longtemps. Elle lit des livres sur les comportements animaux pendant ses heures d’éveil, mange des pizzas congelées pour que son corps continue de fonctionner et nourrit ses chats lorsqu’ils se mettent à miauler près du frigo. Seuls les animaux semblent se demander comment le monde extérieur continue de tourner. Mais Charlène ne leur permet pas de sortir. Et s’ils ne revenaient pas ? Il faudrait alors aller les chercher. La jeune femme se met à trembler à cette idée. Pourvu que la pandémie dure, prie-t-elle en réalisant qu’elle est sûrement la seule humaine sur Terre à le souhaiter. La possibilité que ce quotidien doux et comateux lui soit enlevé l’attriste. Vivre à l’abri des regards est si apaisant. Ne plus avoir à porter de talons hauts, à arranger ses cheveux, à se maquiller ou à porter une gaine qui affine la taille… tout ça est une grande libération. D’ailleurs, ce corps peut désormais prendre autant d’expansion qu’elle le souhaite puisque personne ne le voit en action. Il n’est plus reluqué quotidiennement et aucune main ne cherche à lui attraper les fesses dans l’autobus. Pour la première fois de sa vie, Charlène expérimente ce que c’est que d’avoir un corps qui ne sert qu’à fonctionner. Vraiment, cette mort au siècle lui fait du bien. Quand, ce jour-là, quelqu’un vient sonner à la porte pour la première fois depuis trois mois, elle se demande ce qui lui prend d’aller répondre. La luminosité qui entre par l’ouverture de la porte lui fait étrangement mal aux yeux et déclenche un drôle de picotement sur sa peau. Charlène n’a pas vu son reflet dans le miroir depuis plusieurs semaines et n’a aucune idée de ce à quoi elle ressemble. Ses cheveux sont en bataille et elle ne s’est pas brossé les dents. Elle s’en fout. Si ça se trouve, ça repoussera l’intrus. Mais l’ermite sursaute quand elle aperçoit l’être qui se tient devant elle. C’est un homme, plutôt jeune. Il a de grosses lunettes opaques sur le nez et les cheveux frisés.
— Bonjour, je m’appelle Francis.
Sa voix résonne comme le ronronnement d’un chat. Les cordes vocales de Charlène, quant à elles, sont éraillées. Elle ouvre la bouche pour lui répondre, mais aucun son n’en sort. Francis ne semble pas étonné par cette réaction et reprend doucement la parole. Le jeune homme raconte qu’il est presque aveugle. Il ne distingue que les contours du visage des gens et sa vue baisse chaque année. Bientôt, il sera dans l’obscurité complète. Francis travaille pour un organisme communautaire du quartier. Si Charlène en a envie, elle peut venir discuter au groupe de parole qui se réunit à l’extérieur chaque vendredi.
— Tous ceux qui ont besoin de parler sont les bienvenus, dit Francis avec un sourire.
Parler de quoi ?, se demande Charlène en remarquant toutefois qu’une drôle de sensation de chaleur vient de se diffuser en elle. Ne plus avoir à parler de sa vie à des inconnus est en réalité un grand soulagement depuis le début de la pandémie. Pourtant, Charlène ignore pourquoi, mais l’invitation de Francis lui donne envie de s’ouvrir un peu. Elle s’aperçoit soudain qu’elle n’a pas encore prononcé un mot et croasse un « merci » qu’elle aurait voulu plus chaleureux. Francis lui souhaite un bel après-midi et se retire. Tiens, se dit Charlène, on est l’après-midi. Une fois l’homme parti, elle referme d’un coup la porte d’entrée et court dans la salle de bains pour vérifier l’état de sa tronche. Elle s’aperçoit avec horreur que ses cheveux sont très sales, qu’elle a les traits tirés et les lèvres sèches. Comme sa peau n’a pas été exposée au soleil depuis plusieurs mois, son teint est plus cireux que jamais. Elle s’est transformée en un véritable vampire. Cette vision de son reflet lui fait l’effet d’une gifle. Charlène panique un instant, puis se rappelle avec soulagement que Francis ne s’en est sûrement même pas rendu compte. Elle s’assoit sur la vanité et médite quelques minutes sur cette pensée. Ça fait si longtemps que la jeune femme n’est pas sortie dans le monde et, franchement, elle ne voit pas pourquoi elle devrait prendre le risque de choper la COVID-19 pour jacasser avec des personnes qu’elle n’a jamais vues. Avant le confinement, ce sont les discussions dans les bars qui l’exaspéraient plus particulièrement. Les hommes qui voulaient à tout prix lui payer un verre ou la ramener chez elle, les insultes qui fusaient lorsqu’elle refusait, tout ça ne lui manque pas. Avec la pandémie, cette fosse remplie d’hommes affamés qui réclamaient une part de son corps et de son attention s’est refermée. Les voix qui commentaient son apparence dans la rue se sont tues et un silence agréable s’est installé. À présent, cette pression de répondre au monde extérieur, de s’offrir à lui et de le laisser entrer dans son univers n’existe plus. Pourquoi s’infligerait-elle à nouveau ce stress inutile ? Dès que Charlène met un pied à l’extérieur de la maison, elle a l’impression que tous ces gestes et ces mots agressants veulent dire une chose : n’apparais pas. Reste où tu es. Maintenant que le contexte de la pandémie lui permet de réellement demeurer encabanée et qu’elle obéit enfin à cet ordre silencieux mais tenace, elle se sent beaucoup mieux. Mais, à force de regarder les autres en train de la regarder, Charlène réalise que l’idée qu’un homme qui ne peut la voir veuille d’elle lui plaît énormément. Francis lui semble franchement attirant.
La jeune femme sent en elle une énergie qui ne s’est pas manifestée depuis très longtemps. La sensation qui l’envahit ne doit pas être bien différente de celle qu’ont ressentie les suffragettes au moment où elles ont fait exploser une première boîte aux lettres, s’imagine-t-elle. C’est décidé, Charlène va sortir. L’ermite se lève, ouvre un tiroir pour s’emparer du rasoir électrique qu’a laissé ici un ancien partenaire et entreprend de se tondre entièrement la tête. Elle trouve tous ses produits de beauté cachés dans la pharmacie et les balance à la poubelle avec des gestes brusques. En s’en débarrassant, Charlène se rappelle de leur prix et des conseils de l’esthéticienne. « Il faut souffrir pour être belle », avait soupiré la quadragénaire sur le ton de l’évidence en lui vendant une pince à épiler. Devant la poubelle qui déborde de tubes de rouge à lèvres, de mascara et de crème hydratante, Charlène se souvient du cache-cernes qu’elle appliquait sous ses yeux avant de sortir. Puis, du soulagement qu’elle a ressenti en commençant à porter un masque qui lui couvrait la moitié du visage. Elle décide de se débarrasser aussi de tous les miroirs de l’appartement et les entasse dans un placard. Ensuite, épuisée par tout ce branle-bas de combat, elle s’allonge auprès de ses deux chats pour faire la sieste.
La jeune femme se réveille après dix heures d’un profond sommeil. Elle se sent comme un vampire qui s’active après un siècle ou deux d’hibernation dans son cercueil. Les heures de la journée passent entre les lectures et les repas de pizza. Bientôt, Charlène se rend compte qu’on est vendredi. La rencontre a lieu à treize heures, près de la salle communautaire. Charlène s’empare des premiers vêtements propres qui lui tombent sous la main et se chausse d’une paire de sandales même si les ongles de ses orteils sont répugnants. À partir de maintenant, décrète-t-elle, elle n’aura plus de corps, comme un véritable vampire mort-vivant. Le premier pas à l’extérieur lui semble pénible. La luminosité du soleil l’aveugle et il fait plus chaud qu’elle le pensait. Elle a oublié de s’appliquer une couche de déodorant sous ses aisselles devenues poilues pendant sa retraite. Elle craint que Francis ne détecte l’odeur de sa transpiration. Mais celui-ci ne semble pas en faire de cas. Installé sur dans chaise de camping sur le gazon du terrain de la salle communautaire, il discute avec cinq autres voisins. Les sièges sont disposés à une distance de deux mètres les uns des autres. Il faudrait un odorat développé pour sentir la sueur, se rassérène Charlène. La jeune femme salue le groupe et s’assied à son tour. Elle se souvient comment être polie, réalise-t-elle. Ça fait si longtemps qu’elle n’a pas vu autant de monde. Francis ne la reconnaît pas immédiatement à cause de sa tête tondue et de sa voix plus claire qu’au moment de leur rencontre.
— Je suis content que tu sois venue, dit-il avec sincérité.
Charlène rougit exagérément. Francis se montre incroyablement charmant avec elle. Il rit quand elle raconte les bêtises que font ses chats et lance un sourire dans sa direction lorsqu’elle prend la parole. Chaque membre du groupe parle de sa situation et des difficultés vécues pendant le confinement. Quand vient le tour de Charlène de s’exprimer, elle dit simplement qu’elle a profité de la pandémie pour lire tous les livres qu’elle n’a jamais eu le temps de lire. Tous admirent ce récit de résilience. Charlène réalise que tous ces visages et ces corps tendus vers elle, qui l’écoutent se raconter sans jugement lui font un bien immense. Cette chaleur qui émane d’eux, le sang qui circule dans leurs veines et qui fait palpiter leur cœur de bienveillance la font presque saliver. Elle prend soudainement conscience de la soif qui sommeillait en elle et qui resurgit au contact des autres. Charlène se laisse envahir un instant par cette sensation de profond bien-être, mais doit bientôt s’excuser car elle se sent incommodée par la lumière du soleil. Cette sortie était peut-être un peu trop ambitieuse, se dit-elle en se levant de sa chaise de camping. Francis propose de la reconduire chez elle. Il se sent mal à l’aise de ne pas avoir prévu de chapiteau ou d’endroit plus frais où discuter. Une autre intervenante du centre communautaire prendra la relève pour l’animation de la séance. Charlène refuse d’abord, mais il insiste. Elle finit par accepter et ils prennent le chemin de la maison. Francis lui tend son bras au cas où elle faiblirait même si la route ne dure que cinq minutes. Elle est impressionnée par la robustesse de son biceps et s’appuie contre lui au moment d’ouvrir la porte d’entrée.
— Tu aimerais que je te serve un verre d’eau ? demande-t-elle.
Il ne reste qu’un pas à esquisser pour l’attirer dans son antre. Francis ne montre aucun signe d’hésitation en accepte avec enthousiasme. Il retire ses grosses lunettes à l’intérieur et la jeune femme peut enfin voir ses yeux. Ils sont vert clair. Charlène lui verse de l’eau et dépose le tout sur le comptoir de la cuisine. Elle pense d’abord que Francis ne l’a pas vue car c’est plutôt vers elle qu’il tend la main. Mais lorsqu’il se penche vers elle en lui attrapant la taille, elle comprend que ce n’est pas d’eau qu’il a soif. C’est à peine si Charlène se souvient comment embrasser. Ce brusque mélange de fluides l’électrise et l’essouffle à la fois, comme un véritable coup de poing dans l’estomac. Elle pousse Francis contre le mur et prend son visage entre ses mains. Elle l’oblige à se pencher vers l’arrière et approche lentement son visage vers le creux de son cou qui sent bon le parfum. Puis, elle enfonce violemment ses dents dans sa jugulaire. Le sang gicle si fort que son visage en est entièrement barbouillé. Le cri de Francis reste figé dans sa gorge percée et son corps s’effondre comme un pantin désarticulé. Charlène plonge vers lui et boit goulument le sang qui s’échappe à gros bouillon de sa veine trouée. Une fois rassasiée, elle essuie sa bouche écarlate et se dit que, finalement, le confinement a peut-être eu un drôle d’effet sur elle.
FIN
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Soutenez Réticule Newsletter sur TipeeeHistorienne qui aime bien s’aventurer en dehors des sentiers battus. Tout ce qu’elle écrit est engagé, ou plutôt teinté par une analyse féministe. L’« absence » des femmes en histoire lui a donné une envie irrésistible de parler d’elles constamment. Elle a surtout écrit sur l’histoire de la contraception et de la sexualité adolescente au Québec pour Strata (Université d’Ottawa), La Revue d’histoire de l’Université de Sherbrooke et Histoire engagée. Elle produit depuis 2021 « Le Petit cours d’histoire féministe » sur Youtube.