Règles d'or

Elle n’est pas en avance. Mais elle veut être belle. Elle a mis dix ans à accepter ce qui dépasse, ce qui pend, ce qui ride, ce qui n’est pas encore assez ci ou déjà trop ça. À quarante ans elle veut se sentir bien dans son corps pour que ses filles aient sous les yeux un modèle de femme qui choisit de s’aimer. Le chauffage d’appoint diffuse une chaleur insuffisante pour avoir envie de traîner. Ça tombe bien il reste pas mal de choses à préparer. Une chance que ce réveillon de fin de décennie tombe dans une période covidiquement calme ! Elle a travaillé toute la journée pour que sa cuisine végétale soit une vraie surprise pour ses invités, il y a tant à fêter ce soir. Quand les premières gouttes de sa douche cascadent sur ses épaules, les tensions musculaires lui semblent plus vives encore. L’eau se réchauffe. Elle respire, promène son souffle le long de sa douleur et parle à son corps, le prie de s’apaiser, de se relâcher. Elle est sa propre mère et sa propre amante. Libre et forte. Sa fleur de douche transforme le savon liquide en une mousse onctueuse qui contribue à sa détente. Elle s’agenouille, fait redescendre sa coupe en poussant avec ses muscles pelviens, la pince entre son pouce et son index pour annuler l’effet ventouse. Le flot visqueux, d’une belle couleur rouge bordeaux, s’écoule tranquillement au fond de la douche1. Sans gêne ni honte. Elle sourit et rince la protection périodique avec soin. Elle fait partie de cette génération de femmes qui a cru que ses règles seraient bleues et qu’elle aurait une folle envie de monter à cheval ou de dompter une planche à voile en souriant tous les mois. Ça ne s’est pas avéré si simple. La première trace brunâtre au fond de sa culotte avait fait monter ses larmes. Les premières grandes vacances sans baignade restaient un souvenir désagréable. Il faut dire que son père n’avait pas été fin psychologue se contentant de poser sans un mot une boîte bleue sur son lit un soir en rentrant du supermarché. Elle n’avait pas osé essayer les tampons périodiques. Un jour de flux très abondant au collège elle avait été la risée de ses camarades parce qu’elle avait tâché son jean. Ils étaient en classe avec la mère François, la prof de bio, et cette garce ne voulait pas entendre parler de ce genre de niaiseries. Son cours durait deux heures et il était hors de question d’envisager un temps de pause, le programme était déjà assez chargé comme ça. Elle s’était jurée de ne pas laisser ses filles souffrir les mêmes maux et les avait élevées dans la conscience et la connaissance de leurs corps. Le jet de la douche rougit sa peau. Elle songe qu’en 2020 la première vague de coronavirus a relégué les femmes au rang de super women des intérieurs, gantées et masquées. Ingénieures en télétravail et responsables de l’école à la maison. Aides-soignantes à l’hôpital et chargées de désinfecter les achats en rentrant le soir. Travailleuses du sexe sans client ni protection sociale. Victimes de violences conjugales cloîtrées avec leurs bourreaux. Ce premier confinement a éteint un temps les voix des femmes qui commençaient à se faire entendre trop fort. Confinée, même la belle Adèle qui les avait enjointes à se lever et se casser à la soirée des Césars a surveillé son alimentation. Les mères ont été invitées à faire des gâteaux pour les petits qui ne pouvaient plus aller à l’école, les femmes à faire du fitness seules face à leurs ordinateurs ou leurs postes de télévision. Elle n’a pas osé quitter son soutien-gorge et laisser ses poils tranquilles. Jérôme n’aurait pas compris. Elle a dû fermer le restaurant. Elle s’est mise à fleurir la terrasse. Pour s’occuper. Pour occuper les petites. Pour prendre l’air. Pour sortir sans quitter son domicile, distanciation sociale oblige. En 2022, alors que son couple battait de l’aile le virus a repris du service. L’épidémie du nouveau coronavirus a été très médiatisée. Un panel d’experts aux cheveux gris a fait quotidiennement le décompte des malades et des morts. Difficile d’échapper à cette situation anxiogène. Pour la sérénité de la famille, elle a décidé de limiter l’accès à l’information. Elle a tenu un journal de confinement. Dans cette atmosphère son corps lui a fait le coup du retard de règles et elle a croisé les doigts pour que ce rapprochement sans amour ne soit pas fécond, aucune envie de devoir affronter une IVG confinée… Elle a décidé de reprendre sa vie en main et de quitter Jérôme au déconfinement. Il a fallu se débrouiller avec les enfants et la culpabilité, alléger les horaires du restaurant, jardiner et s’activer. Il n’y avait que les mains dans la terre qu’elle oubliait ses soucis. Comment en est-elle venue à diluer le sang de sa cup dans son arrosoir ? Elle ne saurait plus le dire. Les recherches d’une Australienne sur les propriétés insoupçonnées du sang menstruel ont agité les réseaux. Les menstrues ont fertilisé de plus en plus de jardinières et de potagers. Le constat était sans appel, les légumes étaient plus nombreux. Plus puissants. Elle replie sa coupe menstruelle en C et l’insère dans son vagin. Vagin, vulve, clitoris, ça n’a l’air de rien, mais écrire ces trois mots ou les prononcer sont une victoire incroyable pour les femmes. Pourquoi le sang qui coule des vagins, et glisse le long des cuisses dégoûterait-il quand on a célébré pendant des siècles celui des guerriers ? Cette énième vague de covid a contribué à faire vaciller le tabou des règles. Elle pose le pied sur le tapis de douche et s’enveloppe dans son peignoir râpeux. Elle a abusé du jet chaud. La salle de bain est embuée, et elle se sent cotonneuse. Elle éprouve le besoin de s’allonger quelques minutes les jambes surélevées. Sur le canapé, son esprit continue de vagabonder et de tracer le bilan de cette décennie si particulière. Les femmes ont nourri l’humanité grâce au sang de leurs règles. Sans que la science ne soit en mesure d’expliquer le phénomène, les plantations ont pris des proportions gigantesques. Les pesticides ont progressivement perdu leur raison d’être. Partout dans le monde les abeilles et les oiseaux ont salué cette victoire. C’est à ce moment-là qu’elle a décidé de prendre un virage et de transformer son restaurant, d’aller vers la haute cuisine végétarienne et de réserver une table tous les soirs à des mères seules avec leurs enfants. Elle a commencé grâce au principe du « plat en attente » que lui a inspiré le « caffè sospeso » des Napolitains. Cette tradition de solidarité du café suspendu consiste à payer deux cafés quand on s’arrête boire le sien pour qu’une personne plus pauvre puisse en bénéficier quand elle passe. Chaque client qui le souhaite laisse quelques euros pour régler un plat d’avance. Elle a ainsi pu proposer des repas gourmands et gratuits à des personnes en précarité financière en fédérant les aides. Elle se souvient encore de ses échanges avec sa responsable de salle, devenue son amie lors de la rechute de 2024. Elles suivaient avec enthousiasme cette révolution féminine et féministe, cette transformation des cultures et des modes alimentaires. Elles avaient repris l’habitude de téléphoner dans les années 2020. De téléphoner comme au vingtième siècle ! Pour se parler, se réconforter, se conseiller. Un soir, alors qu’elles pataugeaient en plein syndrome prémenstruel2, elles éprouvèrent le besoin de se joindre. Leurs ex-maris respectifs s’étaient découvert une toux qui, comme par hasard, ne leur permettait pas d’assurer leur tour de garde des enfants. Il était tard et elles papotaient calées au fond de leurs canapés, une bouillotte contre les reins pour l’une et une tasse de tisane de mélisse dans la main pour l’autre. C’était parti d’une boutade, l’idée d’inventorier leurs astuces pour lutter contre ces symptômes physiques et psychologiques désagréables survenant quelques jours avant les règles, pour mieux vivre ces moments où elles se sentaient l’une ou l’autre difforme, fatiguée, nerveuse, triste ou affamée. La bouillotte, la tisane, le yoga, le chocolat, l’orgasme ! Son amie expliquait à qui voulait l’entendre qu’avoir des relations sexuelles pendant les règles libérait la sécrétion de dopamine, apaisait et atténuait ainsi les douleurs menstruelles. Ça la fait sourire quand elle y repense. Sur ce même canapé cinq ans auparavant est née l’idée de leur projet Red. Il leur aura fallu cinq ans pour élaborer, écrire et faire éditer ces vingt-huit portraits de femmes correspondant aux vingt-huit jours d’un cycle et balayant les caractéristiques, les pathologies et les remèdes pour mieux vivre les règles. Elle se réjouit de constater que les femmes vivent désormais libres, fêtent leur sang quand il arrive et quand il repart3. Il est un fluide précieux dont on ose parler comme de n’importe quel sujet, à l’école, à table ou dans les arts. Leur maison d’édition a choisi ce soir le cadre simple et chaleureux de son restaurant pour mettre à l’honneur des femmes et des hommes qui célèbrent et vivent l’égalité. Elle sourit en pensant au bandeau rouge qui enserre son livre : « Dire l’intime, c’est politique »4. Elle lève les yeux vers la pendule du salon et constate qu’il est temps de se glisser dans sa robe coquelicot. Ce sont ses filles qui l’ont choisie. Elles rentreront demain de chez Jérôme et elle sera fière de leur raconter ce réveillon particulier. Nous sommes le 31 décembre 2030, en dix ans elle est devenue cheffe d’entreprise, cheffe de cuisine, militante et écrivaine.

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Et pour aller plus loin en chansons :


Notes :

  1. Douze fois par an, Jeanne Cherhal

  2. Mon Cirque menstruel, Laurie Peret

  3. Les Hormones Simone, Anne Sylvestre

  4. http://www.nouvellesecoutes.fr/podcasts/intime-politique/

FIN

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Héloïse écrit aussi bien pour les adultes (50 Nuances de Princesses, aux éditions François Bourin‌‌), que pour les enfants (Compotes et caramels, à paraître en septembre 2021 au Crayon à roulettes‌), sans doute parce qu’elle vit entourée d’adolescents… Elle mène sa vie, comme elle écrit, avec générosité et humour, et œuvre activement au sein de plusieurs groupes d’écriture.