Le virus Balzac

— Stéphane, n’oublie pas d’éteindre la lumière.

— OK.

Dans la maison silencieuse, le gamin pousse un soupir de soulagement. Le calvaire de la lecture du pavé de Balzac s’achève. Stéphane ferme le bouquin, saute hors de son lit pour pousser la porte de sa chambre. Il installe le système qui l’avertira si son oncle approche. Et, comme s’il sortait le saint Graal, il prend sous son matelas la console.

— Lumières éteintes tonton, c’est l’heure d’une petite partie.

Il se couvre la tête de sa couette et glisse la petite cassette, impatient de découvrir le nouveau jeu que lui a prêté Lucile dans l’après-midi. Il dévore l’écran pour savourer le bonheur magnétique de l’introduction mais la seule chose qu’il voit, ce sont les pixels qui forment un drôle de visage. Un visage qui lui semble familier. Dans son casque, une petite musique électronique et puis la voix grave du personnage joufflu avec une moustache :

« Qu’en penses-tu ? »

Ce que je pense de quoi, se demande Stéphane alors que ses doigts s’agitent sur les boutons de la console.

« Qu’en penses-tu de t’amuser un peu avec moi ?!

C’est quoi ce jeu ? se demande Stéphane à voix basse.

« Première question à laquelle je vais te répondre. Ce n’est pas un jeu mon grand. »

Dans sa tête lui traverse déjà plusieurs options de ce qu’il compte dire le lendemain à Lucile.

« Laisse Lucile tranquille tu veux ! Elle n’y est pour rien. »

En entendant le vieux lui parler, et comprenant aussitôt que ce personnage derrière l’écran arrive à lire dans ses pensées, Stéphane lâche la machine de ses mains. Dans son casque, le vieux poursuit :

« Toi aussi tu n’oses pas me combattre ? Trop la trouille, comme les autres ?

Le gamin arrache son casque de ses oreilles et l’envoie valdinguer.

« Pas la peine mon grand. Je suis là et j’y reste. » La voix est toujours à portée d’oreilles.

« Mais, balbutie-t-il, comment c’est possible que je vous entende sans le casque ? »

« C’est pas bon de manger trop sucré trop salé et trop gras, et de se coucher tard pour jouer. »

Inquiet Stéphane se demande s’il ne rêve pas. La situation lui provoque une grosse suée, pas vraiment l’adrénaline qu’il recherchait.

« Vous êtes qui ? »

« Honoré. »

Vraiment pas net celui-là.

« Honoré de quoi !? »

« Honoré de Balzac, sombre crétin. »

Quoi ?? Stéphane fait une tête qui aurait fait mourir de rire ses potes, mais là il faut qu’il se sorte de ce mauvais pas. Il tente de retirer la cassette, mais impossible, le bouton eject ne répond pas.

« Je t’ai prévenu. Je vais rester un moment, puis ensuite, si tu réussis à gagner la partie, je tire ma révérence et je te libère. »

Stéphane, juste pour avoir le réconfort d’imaginer que cette voix n’a pas envahit vraiment le temple de son crâne, se remet les écouteurs sur les oreilles. L’illusion le rassurera un peu. Il reprend la console avec toujours la figure du vieux moustachu sur l’écran. Honoré de mon trou du cul.

« Et on reste poli jeune homme. Donc, petite explication pour le sale gosse du dernier rang… »

Sur l’écran apparaît un personnage en pixel assis sur une chaise, avec un bonnet d’âne sur les genoux. Une petite animation qui aurait pu dater de l’époque du minitel montre le garçon tirer la langue et se mettre le bonnet sur la tête. Balzac reprend.

« Quatre petites questions :la première, tu peux chercher la réponse où tu veux, comme tu veux. »

L’indication s’affiche en lettres digitales dans une bulle.

« La deuxième, tu peux interroger Oncle Thomas, celui qui dort dans la chambre pas loin. Et personne d’autre. »

Alors qu’une nouvelle bulle apparaît avec la règle suivante, Stéphane sent un frisson lui traverser le corps, comme une décharge.

« La troisième, sans bouger de ton lit. Mais avec un petit chronomètre (pour épicer un peu les choses, sinon où serait le plaisir ?) Et la dernière, sans aide et en moins de deux minutes. Bien sûr pas de tricherie. »

« Et si je gagne ? » demande Stéphane.

La silhouette du gros personnage qui représente l’écrivain se penche, une main sur le cœur, un bras dans le dos.

« Je te fais une belle révérence, et je retourne dans les limbes. »

Stéphane hésite un peu avant de demander, certain que la réponse ne lui plaira pas :

« Et si je perds ? » Il tente de dissimuler une pointe d'angoisse dans sa voix, qui reste malgré tout bien évidente.

Le visage fermé du Balzac apparaît en gros plan, avec une expression dans les yeux à donner des cauchemars à Lucifer. Le garçon en pixels est à présent pendu à une corde, et il tire la langue encore, mais d’une façon beaucoup plus significative ce coup-ci.

« Je te laisse la surprise mon grand. »

Insatisfait de la réponse, qui n’en est pas une, le gamin se rebelle.

« Mais si c’est un jeu, et qu’il y a des règles, alors il y a forcement… »

« Ne perds pas notre temps mon garçon. Ce n’est pas un jeu. Ça en a l’allure et la couleur, mais il ne faut pas se fier aux fausses impressions. Ce serait commettre une grave erreur. »

En gros plan, un large sourire fend la figure de l’avatar de l’auteur de la comédie humaine. C’est d’ailleurs tout ce que Stéphane a réussi à enregistrer sur le monsieur. Quel drôle de titre pour une œuvre qui traite de la souffrance ! L’horreur humaine aurait été une appellation plus proche de la vérité à son avis.

« Et c’est des questions sur quoi ? »

« Sur moi, qu’est-ce que tu crois que je fais là!? »

Merde, se dit Stéphane, en se rappelant que Balzac entend tout !

Allons-y !

Toujours avec le garçon pixels grimaçant sur sa chaise qui vient de réapparaître à l’écran, défilent comme sur les touches d’une machine à écrire les lettres puis les mots de la première question.

Combien de tasses ? (Avec une petite tolérance pour l’improbable, un faible pour la rumeur, et pour la légende.)

Un Balzac amusé hausse les sourcils.

« A toi de jouer. »

Où tu veux comme tu veux se souvient Stéphane.

OK, en trois clics sur son téléphone portable, en cherchant dans l’espace de recherche aux indicateurs Balzac et tasses, Stéphane arrive à trouver qu’il s’agit de tasses de café.

En lisant rapidement, il comprend les parenthèses. Personne ne buvait autant du liquide noir, et le chiffre revenait plusieurs fois.

Confiant, il reprend la console.

50 tasses par jour.

Le garçon pixels danse en piétinant son bonnet et en lançant des confettis dans les airs. Des pixels de fumée à ses pieds.

« Yes », s’enthousiasme Stéphane.

Balzac le félicite.

Comme précédemment, les lettres puis les mots annoncent la question.

J’ai eu une vie bien remplie. Mais trois choses l’on plus remplie que le reste (et le reste, je le laisse. Alors, pas une de plus, pas une de moins. Et de la justesse. Sinon, je fais justice.)

Ce n’était pas la prose de Balzac mais il y avait le goût du blabla comme dans ses interminables pages de roman.

Poser la question à son oncle Thomas ?

Il allait se faire remonter les bretelles, mais il était certain qu’il ne dormait pas. L’homme était plutôt à se tourner et retourner cent fois avant de trouver un sommeil léger que le moindre bruit viendrait faire voler en éclats. Pour ce qui était d’avoir une idée sur la question, et de proposer une réponse qui ne lui vaudrait pas d’être Balzaquizé, un garagiste dans le genre de Thomas risquait fort de jouer son joker. Prenant son livre de français, une feuille et un crayon, il entra dans la chambre.

— Tonton, tu dors ?

Dans un grommellement, son oncle se tourne.

— Autant que toi faut croire. Qu’est-ce que tu veux ?

— J’ai un devoir de français et c’est impossible de trouver des résultats en faisant des recherches.

— Tu cherches mal. Et c’est pas une heure pour faire ses devoirs.

Il avait un peu honte de devoir insister. Thomas se levait à 6 h pour s’occuper de tout organiser pour son neveu. A 9 h, il entamait une longue journée avec des collègues qu’il répugnait à fréquenter. A 20 h, dans le meilleur des cas, il rentrait, les nerfs en pelote, dont il essayait au mieux de dissimuler les nœuds avec des conversations parentales bancales, dont il se sentait l’obligation puisque Laurie et Sylvain n’étaient plus là. Et il réclamait l’extinction des feux vers 11 h pour dormir quelques maigres heures et retourner au cycle de sa routine. Alors, Balzac dans cette histoire.. ,

Voyant que Stéphane ne bougeait pas, dans un mouvement las, il s’assit sur le bord du lit, puis alluma la lampe de chevet.

— Ok ok ok. C’est quoi ton interro ?

Le gamin, reconnaissant, s’assit à côté de son tonton.

— Est-ce que tu saurais par hasard les trois choses que Balzac a faites le plus dans sa vie ?

— T’es sérieux Sté. Il est presque minuit et tu me questionnes sur Zola et Balzac. J’en sais foutrement rien moi. Sur les trois, t’en as au moins une non ?

Bien sûr, Stéphane avait passé l’étape de réflexion personnelle préliminaire, en passant directement par la case Help from tonton Thomas. Son oncle lui frotta la tête.

— T’es un sale gosse. Bon. Donc, on va la faire à la Sherlock Holmes, par déduction. Soyons littéraires mon cher Watson.

Ce qu’il aimait le plus chez son tonton garagiste de 37 ans, c’était son humour inoxydable. Jamais cette seconde nature ne le quittait et il fournissait à la vie ce supplément de joie ; si rare, il en avait bien conscience.

— On parle de Zola, et je crois qu’il a beaucoup écrit, je me trompe ?

— Non, je ne crois pas que tu te trompes.

Thomas lui fit une moue dont il avait le secret.

— Soit un peu sérieux. À ton tour… Balzac il aimait… il aimait par-dessus tout…

Le gamin hausse les épaules.

— Hey, je vais pas tout faire tout seul ! Allez…

— Le seul truc que je sais, c’est qu’il buvait beaucoup de café et qu’il est gros !

— Bon, il te faut quoi de plus ? Le café et la bouffe… Zou.

Thomas attrape sa couette pour se remettre dans son lit.

— Non non non. Le café, c’est déjà vu. La bouffe, OK. Écrire, OK. Tonton Sherlock, s’il te plaît.

Il se gratte la tête, sa main dans ses cheveux ébouriffés trop longs.

— Bon, je pense bien à quelque chose mais…

— Mais quoi ?

Il fait un x avec ses doigts pour faire comprendre à son benêt de neveu qui ne comprend pas tout de suite.

— Allô. X—Eh bin?

— Non mais t’es à l’ouest mon grand. »

Mon grand.

— Ahhh ! Tu parles du…

— Oui. C’est ça dont je parle Génie ! Franchement.

— Non, tu crois ? »

Stéphane n’imagine pas qu’il soit possible que celui en portrait sur les couvertures des bouquins puisse avoir un jour pu séduire une femme, ou même un homme. Thomas se recouche.

— Première leçon : les hommes sont tous des obsédés. Bonne nuit. Et éteins la lumière avant de partir.

Stéphane entre sa réponse, un peu nerveux : Manger/Écrire/Forniquer.

Il entend un gros éclat de rire. C’est fat Balzac qui s’esclaffe.

« Bravo mon grand. Pas mal. Maintenant, passons aux choses sérieuses. »

Le défilé de lettres forme la troisième question. Celle où il ne peut bouger du lit.

Une nouveauté majeure de mon époque m’inquiète d’abord puis le fascine. Sauras-tu dire de quoi il s’agit ?

Le gamin ne sait pas de quoi il s’agit évidemment, une découverte d’époque du siècle en question, mais pour Stéphane tout était à découvrir du temps de fat Balzac, il ne savait même pas si les gens avaient l’électricité en ce temps-là.

D’un coup, un chronomètre digital s’affiche dans le coin gauche de l’écran, pour indiquer que sur les cinq minutes, il n’en reste déjà plus que quatre cinquante-huit. Avec le garçon pixels qui s’agite sur sa chaise, se rongeant les ongles.

Un sentiment de panique saisit Stéphane et il tape sur son clavier de téléphone les éléments de recherche nouveauté époque Balzac.

Sur la page, des liens vers des documents de sa vie littéraire, mais rien qui aille vers un début de réponse. Des analyses de textes, des articles dithyrambiques.

Il revient à sa demande de recherche, et jette un œil à la console. Deux minutes et trente secondes.

Son cœur bat plus vite, le temps est passé si vite. Il a l’impression de ne rien contrôler, et qu’il va perdre la course.

Il se fige, et il pense à ce que lui dit toujours Thomas. Ses parents étaient merveilleux, mais dans des conditions de stress, ce n’est pas à eux qu’il pense. Son oncle est doué d’un certain talent pour trouver les mots justes, pour réconforter ou encourager. « Tu as toutes les solutions en toi. Elles sont là. Il te suffit d’un petit effort pour les faire sortir de leur cachette. »

OK. Stéphane prend une grande inspiration, et regarde le curseur apparaître et disparaître à un rythme régulier. Il se concentre.

Pas nouveauté. Il faut parler de découverte. Il tape une nouvelle recherche.

Découverte époque Balzac. Il regarde rapidement le résultat, se concentre et tombe sur une histoire de portrait d’art, de photographie, de Daguerréotype.

Vite, il lit trois mots. C’est ça ! La photographie. La nouveauté majeure, c’est l’apparition des portraits photo.

Le compteur sur le cadran indique qu’il lui reste 30 secondes.

Il se précipite sur la console, rentre l’information.

Aussitôt, le garçon pixels apparaît, applaudissant frénétiquement. Stéphane lève les poings en l’air. Avant de crier sa victoire tout fort, il se souvient que c’est le milieu de la nuit et qu’il vaut mieux être discret.

Fat Balzac est là, des yeux noirs de colère.

« OK OK petit génie. Trois, nous en reste une dernière. »

Un sourire mauvais se forme au coin de ses lèvres, un rictus méchant. Stéphane frissonne.

En parlant d’invention, je ne suis pas en reste. Dans mon domaine, je suis aussi un pionnier.

Déjà, le compte à rebours des deux minutes commence. Sans aide. Pas d’internet. Que faire ? Réfléchir. OK. Mais réfléchir à quelque chose qu’on ignore, comment s’y prendre ?

Façon Sherlock mon cher Watson. Par déduction. Les solutions sont là, alors creuse un peu mon neveu.

OK. Donc, on parle d’une invention dans son domaine : une invention littéraire… Peut-être un genre de littérature ?

Stéphane passe en revue dans sa tête son vocabulaire pour y trouver une pépite, écrivain, thème, romantisme, comédie humaine. Il bloque. Il sent que ses nerfs font tant de nœuds qu’il ne sait plus faire fonctionner son petit cerveau.

Sur le cadran, il ne reste que 10 secondes.

Et en un claquement de doigts, 5 sont passées.

Et le cadran affiche la fin du compte à rebours.

Le garçon pixels apparaît, au bout de la corde. La chaise renversée. Le bonnet d’âne sur la tête.

« Oh ! Que je suis triste. Mais quelque part, je suis aussi très heureux. Car ce soir, tu as perdu. Mais je peux faire quelque chose pour toi ! »

Une lueur d’espoir apparaît dans les yeux angoissés de Stéphane.

« Oui, je peux te donner la réponse à la question avant… »

« Avant quoi ? »

Un immense sourire se pose sur le visage de Balzac, effrayant et presque inhumain.

« Tada. »

Je suis où ?

Stéphane est derrière une vitre énorme, c’est sa première impression. Il ne comprend pas bien ce qu’il voit. Il connaît pourtant ce décor. Oui, il connaît les motifs, ce sont ceux de sa couette. Il regarde sa chambre à travers un écran géant.

Et il voit ce garçon qui lui ressemble et qui le regarde avec des yeux pétillants de bonheur. Dans sa chambre.

« Mais je suis où ? »

Le personnage marche vers lui dans le noir de cette grande pièce étrange, la corde toujours au cou. Et plus il s’approche plus Stéphane voit les marques rouges sur sa gorge. Terrorisé, il crie, des larmes sur ses joues :

« Mais je suis où ? »

« Dans le jeu. Et qui sait qui sera le prochain participant ? lui répond d’une voix calme le pendu.

Peut-être quelqu’un comme toi ! Un joueur pas très bien éduqué. »

FIN

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Passionnée d’histoires sous toutes les formes, Gilles ALLIAUME écrit et illustre pour différentes revues et sites (Pluésie, Réticule, Caractère, ShortÉdition). Il est l’auteur de plusieurs ouvrages en attente de publication : romans (Voyage d’été, Pagaille), nouvelles (Fait d’hiver), poésie (Les éphémères rouges), pièce de théâtre jeune public (La nuit égarée). Son roman fantastique Alice et la prophétie de l’Oride, en cours d’écriture, est à découvrir sur fyctia.com. Son univers, poétique et parfois onirique, aborde les thèmes de la rupture, de la séparation, de l’identité. La question de la souffrance est au centre de son œuvre. Il prépare une exposition intitulée « Camouflage ». Un aperçu de ses créations grapĥiques et colorées sont sur son compte Instagram -algil71-.