For God's Entertainment Only

Deux joueurs, face à face.

Une image holographique représentant une planète les séparait, lévitant doucement au-dessus de la table de jeu.

— Eh bien ? s’exclama Anakronos. Qu’attends-tu donc, bonté divine ? »

— Le déluge, plaisanta celui qui répondait au nom de Melgar.

Il jeta négligemment les dés. Puis suivit leur progression, d’un œil faussement intéressé. Son visage s’éclaira pourtant d’une lueur de désir en déchiffrant les runes gravées sur l’une des faces. Il pianota sur son cadran translucide, avant de se frotter les mains d’impatience.

— Pluie de feu, lâcha-t-il en ronronnant de plaisir.

Écœuré, l’autre frappa la table d’un geste indigné. Ce qui ne l’empêcha pas pour autant de suivre les événements à venir.

Le globe en suspension opéra une rotation. L’image tridimensionnelle zooma sur un continent, puis un état et enfin une ville – magnifiée par le rendu ultra-précis de la technologie. Une foule cosmopolite déambulant le long de larges avenues ; chaque visage s’imprimant à la perfection sur la surface de l’hologramme, jusqu’aux moindres rides ou bourrelets de graisse. Soudain, des hallebardes enflammées fendirent les cieux. Hommes, femmes et enfants s’embrasèrent comme des torchons imbibés d’alcool, ne laissant derrière eux que des restes fumants et racornis. Des murs de flammes creusèrent leurs sillons dans la terre carbonisée, jonchée d’ossements. La panique et la terreur se répandirent progressivement.

À travers la sphère, aucun détail ne manquait, des cloques en formation jusqu’à la lente agonie dans un brasier mortuaire. La vue de ces organismes implorant la grâce divine dans leurs tourments ne leur inspirait aucune pitié. Un dieu ? Mais quel dieu, au juste ?

Ce spectacle n’émouvait guère plus ni Melgar ni son partenaire. La jouissance du Jeu ne résidait pas dans la mort, mais dans les manœuvres que chacun employait afin d’asservir ou détruire le territoire en balance. Un coup s’avérait gagnant lorsqu’un joueur pouvait contrer les plans de son adversaire, tout en s’assurant du bon déroulement de son expansion sur le terrain. Domination, destruction ou colonisation : toute chose bonne à prendre dans ce jeu despotique dont seuls Melgar et Anakronos connaissaient les règles.

Dégoûté, Anakronos envoya rageusement les dés à l’autre bout de la table.

— Cette fois-ci, tu vas goûter au trou noir de Querax ! fulmina-t-il.

À son tour, il fit courir ses doigts sur le cadran, puis cessa tout mouvement dans un silence circonspect. Il lança ensuite un regard acéré et teinté de malice à son compagnon de jeu.

— Alors, ça vient ? Vas-tu me faire languir encore longtemps ?

Puis, articulant soigneusement chaque syllabe, l’autre prononça :

— Nuée d’insectes Grabbanoïdes.

Melgar s’étouffa sous un flot d’obscénités, tandis que l’autre joueur actionnait un bouton pour lancer l’attaque. La boule zooma à nouveau, cette fois-ci sur une péninsule en forme de poire. Traversée de hordes de touristes et de flâneurs, une ville noire de monde offrait son panorama d’immeubles clinquants et d’espaces verts.

L’offensive débuta par l’explosion d’un édifice, d’où s’échappa très vite une créature d’allure insectoïde, haute comme deux hommes et pourvue de griffes létales. Le Grabbanoïde réduisit en charpie un groupe d’autochtones en un battement de cil. Un instant plus tard, un essaim d’insectes semblables s’engouffra par la brèche et la ville résonna bientôt des échos du massacre.

Plusieurs heures durant, la bataille fit rage entre les deux camps, chacun rivalisant de ruse et de cruauté pour arriver à ses fins. Ni l’un ni l’autre ne laissant à son assaillant la moindre ouverture et la partie progressa au rythme féroce de leurs attaques mutuelles. Jusqu’à ce que Melgar n’avançât le pion de la victoire. La guerre territoriale forcenée prit fin de façon abrupte.

— Annihilation Totale, annonça-t-il.

— Sournoise créature ! Tu as dit que tu me laisserais encore…

— Voyons, cette partie ne s’est déjà que trop éternisée. Si cela continue, nous allons terminer figés en statue de pierre.

L’autre marmonna quelques paroles de dépit, mais ses yeux furent vite happés par la sphère lumineuse où allait encore se jouer l’une de ces tragédies galactiques qui les passionnaient tant. Les deux compères se penchèrent afin de n’en rater aucune miette. Si les génocides et autres destructions de masse ne les impressionnaient plus, ils contemplaient avec la même fascination le spectacle d’un monde sur la voie de sa prochaine extinction.

Lorsque la matière s’étiolait peu à peu à travers le néant qui l’avait engendrée. Ce cycle immuable duquel chaque chose animée était tributaire…

L’astre exécuta une ultime rotation, puis se fragmenta morceau par morceau. Mais avant qu’il n’ait pu totalement se désagréger, il fut englouti au milieu d’une gigantesque boule de feu incandescente… Laquelle implosa enfin dans une déflagration infrasonique, faisant vibrer l’air tout autour de la table de jeu. L’essence vitale de la planète se dispersa alentour, bientôt remplacée par un vide insignifiant.

Aurora-4, du système Novus, n’était plus.

— Game Over ! s’écria alors Melgar d’un ton joyeux.

Satisfaites, les deux entités regagnèrent ensuite leur retraite éthérée, au-delà des mondes et des étoiles ; dissertant gaiement sur leur partie, tels deux enfants excités par leurs dernières aventures en date.

La partie était finie, il était l’heure maintenant de tirer le rideau… jusqu’à la prochaine.

***

Baptiste éteignit sans grâce la PlayStation 7, le visage empourpré de colère.

— Pfff, quelle arnaque, ce jeu !

Celui-ci consistait en l’annihilation de populations entières, sous l’avatar de divinités cosmiques. Techniquement sublime, le jeu se perdait vite en manipulations hasardeuses. Amusant un temps, mais vain. De plus, les paramètres ne permettaient pas configurer tous les aspects, faisant tomber certaines probabilités dans le domaine du hasard pur. Où se trouvait le plaisir, si on ne pouvait pas tout contrôler ? Par dépit, il éteignit la console, enfila un blouson et gagna la rue.

Peut-être le soleil et le climat estival lui changeraient les idées.

Brusquement, le sol trembla sous ses pieds et le ciel s’obscurcit. L’asphalte se fractura en larges crevasses. Des nuages poussiéreux grimpèrent jusqu’au firmament et se teintèrent d’une couleur de fin du monde. Au loin, des grondements roulaient dans l’air et tonnaient de leur menace assourdissante, en présage des horreurs à venir.

Un nouveau cycle d’anéantissement venait de débuter…

Game Start.

FIN

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Auteur depuis quelques années dans les vastes eaux du SFFF et genres apparentés, Steve Martins se plaît à mélanger l’ombre et la lumière, le beau et l’infâme, le sordide et le merveilleux, quelque part dans ces lignes de convergences où le gris se pare de mille éclatantes ou terrifiantes nuances. Novelliste dans l’âme, ayant déjà publié chez Otherlands, Rivière Blanche ou les Artistes Fous Associés, il travaille depuis plusieurs années sur un dyptique de romans, en écriture collaborative avec son fidèle camarade de plume Jean-Michel Gernier.

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