Veille de Noël

Le vent soufflait de toutes ses forces. Les contrevents claquaient.

J’étais triste. Je n’avais le goût de rien en regardant mornement ma tasse de thé qui refroidissait sur la nappe à carreaux de la table de la cuisine.

Les volets menaçaient de se briser sur le mur en pierre. Un élan inattendu me permit de me redresser et de traverser la pièce dont les couleurs provinciales m’arrachèrent une grimace de dégoût. J’ouvris la porte, poussée par la perspective, peu motivante, de devoir réparer les dégâts seule.

Seule. Cette pensée me donna la nausée. Je haïssais cette solitude que je n’avais pas choisie, raison de ma si grande peine. Je la subissais à chaque moment, d’autant plus en cette veille de Noël.

Une rafale fit voler mes cheveux. Le froid de cette fin d’après-midi me ranima. Je ne m’attendais pas à ce léger regain d’énergie. Je refermai derrière moi et contournai la maison.

Derrière chez moi, se dessinait le lac. D’habitude aux couleurs vertes qui attiraient les touristes à la saison, il reflétait ce jour le gris du ciel. Je m’y dirigeai, sachant que je n’y trouverai pas la sérénité qu’il m’avait apportée durant toutes ces années de bonheur.

Le vent sifflait avec violence. Il transformait la surface habituellement limpide en mer déchaînée et dangereuse. Les arbres, aux troncs à demi noyés par la crue, agitaient leurs branches.

Un cri retentit. Un corps émergea près de la rive. Puis se laissa engloutir par les flots.

Je fermai brièvement les yeux. Le déroulé de mon existence m’apparut. Mes parents aimants. Mon enfance heureuse.

Dans un geste quasiment instinctif, j’ôtai mes chaussures. La plante de mes pieds se réveilla au contact du gravier froid.

Je repensai à mes brillantes études. Mon diplôme. Les opportunités professionnelles qui affluaient.

J’entrai dans l’eau glacée. Des milliers d’aiguilles me transpercèrent.

Je souris tristement au souvenir de mon amoureux. Mon mariage. Mon enfant.

Je plongeai entièrement. Mes yeux explosèrent dans les ténèbres aqueuses, à l’image de mon quotidien tranquille et rangé.

Je remontai à la surface pour reprendre mon souffle. J’étais encore loin de la forme qui se débattait dans les flots. L’eau m’engluait alors que je me rappelais mon mari m’abandonnant pour une maîtresse, plus jeune et plus gaie. Le hasard des semaines paires et impaires et la froideur de la justice. Le premier Noël sans mon petit garçon.

La solitude m’emporta vers le fond. L’eau paraissait trop froide, trop lourde. Et ma vie terne, si sinistre.

Une étincelle jaillit dans ma tête fatiguée. Mon fils. Le soleil et les montagnes aussi. Qu’importe. Je réalisai que je ne voulais pas mourir. Mon corps s’offrit alors un dernier soubresaut avant de sombrer dans le néant.

« C’était juste ! Nous étions sur le point de nous noyer toutes les deux ! Il faut avouer que tu avais le moral dans les chaussettes. Non mais ça ne va pas de te mettre dans cet état ! »

Allongée sur la rive ensablée d’un lac qui ne ressemblait en rien à l’étendue d’eau derrière chez moi, je me retournai vers la jeune femme. Elle me réprimandait comme une gamine alors que j’avais essayé de la secourir.

Ses cheveux bruns ruisselaient sur ses épaules légèrement rondes. Ses yeux noirs me fixaient avec intensité. Ses lèvres s’étiraient en un large sourire devant ma surprise. Moulée dans sa robe de fête trempée, pieds nus, elle avait exactement mes traits. Une jumelle. Une réplique parfaite. Un clone qui riait joyeusement de ma mine déconfite.

J’étais donc morte. Je n’envisageais pas d’autre solution. Cela ne m’arrangeait guère.

« Allez, viens. Nous allons nous sécher et nous réchauffer. J’habite par là » désigna la femme en contournant le lac et en s’engageant dans la forêt.

Nous marchions en silence. Des questions se bousculaient dans ma tête. Je n’arrivais à en formuler aucune. Elles étaient toutes trop impensables.

La fille me fit entrer dans sa demeure, une grande bâtisse en pierres au milieu des bois. La salle de bain était chaleureuse, la serviette éponge très douce et la petite robe noire, parfaitement à ma taille.

Devant un thé fumant au pamplemousse, mon préféré, mon double me donna enfin quelques éclaircissements.

« Comme tu as pu le voir, le lac permet le passage de l’une à l’autre.

— De l’une à l’autre ?

— Oui. Enfin, pas juste toi et moi, mais aussi tous nos alter ego, celles qui ont, à une croisée de chemins, pris des voies différentes. Tu vois ce que je veux dire ?

— Pas du tout ! La seule explication possible, c’est que je me suis noyée, que je suis dans le coma et que tu n’es que le fruit de mon imagination délirante. 

— Nous avons toujours été bien trop pragmatiques ! Finis ton thé la comateuse. Je t’emmène avec moi. Il est déjà tard. »

J’enfourchai un vélo, avec prudence. Ma compagne me lança un sourire radieux et s’élança sur le sentier. Je la suivis avec hésitation, me demandant jusqu’où mes neurones me mèneraient dans cette rêverie. Je m’attendais, à chaque instant, à apercevoir la lumière blanche du tunnel ou, au contraire, à survoler des chirurgiens s’escrimant à me ramener à la vie.

Mais, les cheveux au vent, je ne dégustais que le soleil, éblouissant, dans cette région à la température plus douce que celle de mes montagnes. Nous atteignîmes un charmant cœur de village. Un marché nous y accueillit. Ma jumelle salua chaque commerçant de sa mine avenante. La joie transparaissait dans les paroles échangées et les emplettes déposées dans le panier. Je m’en nourrissais et me plaisais à croire que, lorsque je serai revenue à moi, je parcourrai de nouveau les places provinciales de mon enfance, pour me délecter de l’allégresse des rencontres.

Les gens m’ignoraient totalement. Par réflexe, j’imaginais que je ne rayonnais pas comme ma compagne. Ma fadeur laissait le monde indifférent.

Je reçus un coup de coude dans les côtes.

« Cesse donc de te poser tant de questions sur l’image que tu renvoies. Tu ne fais tout simplement pas partie de cette dimension.

— C’est impossible, tu le sais bien. Sinon, tu ne dialoguerais pas avec moi. Tu risquerais de passer pour une folle qui soliloque.

— Ce n’est pas un souci, répondit-elle en souriant, parler seule est l’apanage des rêveuses.

— Comment as-tu deviné mes pensées ?

— Ces interrogations m’envahissaient parfois, avant. Mais pourquoi s’embêter avec cela ?

— Parce que nous ne vivons pas seules ? Parce que nous ne nous réalisons qu’au travers des relations avec les autres ?

— Non. Nous nous réalisons aussi au travers des relations avec les autres. Mais il y a tant à vivre… »

Songeuse, j’effectuai le retour en silence. Nous nous arrêtâmes auprès du lac, bien plus petit que le mien, entouré d’une épaisse forêt et bordé d’une plage de sable fin. Sur la terrasse en bois de la guinguette, abandonnée en cette journée d’hiver, la jeune femme m’interrogea.

« Tu veux rentrer chez toi ?

— Je n’ai qu’à plonger ?

— Oui.

— Il fait trop froid pour une baignade. Et je suis très curieuse de goûter à tous ces mets alléchants que tu as achetés ! Oh ! Mais je n’ai pas pensé. Tu es sûrement en famille ce soir, pour le réveillon.

— Non. Mes proches vivent à l’étranger depuis quelques années.

— Moi aussi.

— Et mon petit garçon passe les vacances avec son père.

— Le mien également. Nous cumulons beaucoup de points communs !

— Tu as l’air étonnée ! Il serait peut-être temps que nous nous racontions nos existences afin de savoir à quel moment nos décisions ont différé.

— Ça y est ! J’ai compris ! Je suis morte. Et tu es une épreuve ou un rite de passage. Une rencontre avec moi-même pour effectuer un bilan de mes choix ! »

Mon interlocutrice éclata d’un rire qui m’était tellement familier, secoua la tête, remonta sur son vélo en me criant que la liberté nous attendait.

Je la suivis donc jusque chez elle. Elle s’activait dans la cuisine, entassant dans un panier de victuailles du pain frais, des pâtés, une bouteille de vin et du fromage. Lorsqu’elle se lança dans la préparation d’une curieuse tarte aux pommes, je reteins un bâillement et m’en fus explorer les lieux.

Mes parents, souriants, trônaient sur la cheminée. Contempler leur photographie de mariage me désarçonna totalement. Dans la chambre de mon hôte, je me découvris petite fille sur une balançoire, jouant avec ma poupée, ouvrant mes cadeaux à Noël. Les mêmes photos prenaient la poussière dans le grenier de ma maison.

Le cœur battant, je retrouvai mon double, un cliché d’elle, ou de moi, fêtant dignement notre diplôme en tenue d’apparat.

« C’est ma vie ! Mais qu’as-tu fait ?

— J’ai juste suivi la mienne. C’était un bon souvenir, non ?

— Oui. J’avais travaillé très dur. Je regrette un peu de ne pas en avoir tiré profit. Mais je me suis mariée. Je n’ai pas accepté ce poste qui me plaisait tant. »

Ma jumelle resta pensive quelques instants.

« Ce travail dans une petite ville proche de l’océan ?

— Oui.

— Et bien moi, je l’ai fait. J’ai déménagé et je suis là maintenant. Et toi aussi.

— Mon fiancé ne voulait pas m’accompagner.

— Le mien non plus ! Je suis partie sans me retourner. J’ai parfois eu des regrets, un peu comme à chaque rupture sentimentale, je crois. Il est difficile de savoir si nos choix sont les bons. Mais, au final, j’ai une très belle vie. Et tous les matins, je me réveille en me demandant ce que le monde va m’apporter de beau. J’avoue que je ne m’attendais pas, aujourd’hui, à réveillonner avec un moi-même en plein chagrin d’amour. Quelle jolie surprise ! »

Les photos d’un blondinet m’interpellèrent. Ce n’était pas mon enfant, dont l’absence m’envahissait soudainement. Je repris mon souffle et montrai les images présentes sur tous les murs.

« Mon fils. Il me manque terriblement. Mais il doit préparer Noël avec son papa, et c’est le bonheur pour lui. Dans une semaine, nous irons fêter le passage de la Nouvelle Année et des nouveaux espoirs ensemble. En attendant, je pense que tu es là pour quelque chose. Je vais t’y amener. »

Elle chargea le panier dans le coffre de la voiture, m’ouvrit la portière. Je m’assis dans sa vieille auto bringuebalante. Les questions se bousculaient dans ma tête.

« Nous n’avons pas le même enfant.

— En effet.

— Nous avons vécu une enfance semblable. Que s’est-il passé ?

— Une de nos décisions était différente. J’ai accepté cette proposition de travail. J’ai rompu il y a des années avec l’homme qui vient de te quitter. J’ai accompli ma destinée ici. 

— C’est donc toi qui as eu raison.

— Pourquoi dis-tu cela ?

— Tu es épanouie. Je le vois bien. Moi, j’étais prête à me noyer.

— Ne t’inquiète pas ! Dans l’existence, il y a de la douceur et des malheurs. Lorsque nous ferons le compte à la fin, je suis certaine que les bonheurs l’emporteront. Tu as suivi ton chemin à toi. Tu as ton fils. Et mille aventures vous attendent. Tu en doutes ?

— Un peu moins depuis que je te connais. »

Je ne pouvais me résoudre à sa version. Atterrir dans un monde irréel en allant fermer mes contrevents me paraissait toujours aussi improbable. Néanmoins, discuter de nos souvenirs communs me procura un plaisir immense. Attendrie par nos bêtises de gamines espiègles et de nos espoirs d’adolescentes rêveuses, je ne sentis pas le moteur s’arrêter.

« Te rappelles-tu de ce cadeau que nous voulions si fort le Noël de nos six ans ?

— Bien sûr ! Aller danser sur la plage sous les étoiles. Je ne souhaitais ni poupée ni jouet. Juste mettre mon tutu rose et offrir un ballet à l’océan. Te souviens-tu du visage des parents quand nous avions refusé de faire une liste au père Noël ? »

Mon double ne répondit pas. Elle souriait, heureuse. La fraîcheur et les embruns m’enveloppèrent en sortant de la voiture. Je découvris, à la lueur de la pleine lune, une large langue de sable blanc. Les vagues, déchaînées, claquaient inlassablement. Dans les airs retentit une ritournelle que nous chantait jadis notre mère. J’esquissai quelques pas, me déchaussai et enchaînai sur des entrechats, bientôt rejointe par ma compagne.

Transpirante, à la fin de notre long pas de deux, je l’entraînai en courant vers le rivage. Nous tenant par la main, dans un pur moment de liberté et de joie, nous plongeâmes dans les flots.

Je me réveillai en sursaut, la tête reposant sur la table de la cuisine.

Mon thé au pamplemousse était froid. La nuit se devinait au travers du volet ouvert. Je me levai pour le fermer, puis me coucher. Demain, une longue journée m’attendait. J’irai chercher mon fils. Nous traverserons ensuite le pays pour danser devant l’océan, dans cet endroit où j’aurais pu vivre. J’en souriais d’avance.

Je ne résistai pas à l’envie de contempler le lac derrière chez moi. La lune s’y reflétait. Rien ne venait troubler la sérénité de ses eaux calmes. Pas un souffle de vent, et encore moins la main d’une femme en perdition.

J’ébauchai quelques arabesques sur la rive, surprise de sentir mes cheveux mouillés se détacher de mon chignon, comme de voir des grains de sable scintiller sur ma peau à la lumière des étoile.

FIN

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Jeune auteure occitane, voguant de contes merveilleux en chroniques de voyages, de nouvelles fantastiques en textes poétiques, Samantha Liger a publié en 2019 aux Edition J’aime la littérature les ouvrages « Dernière Course », romance teintée de science-fiction et « Voyages, cinquante textes de relaxation ». Sa nouvelle « De l’autre côté de la G31 » a été primée lors du festival Terre de lecture organisé par la Médialudo de Blagnac (31) en janvier 2020.

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