Douleur muette

On était dimanche. J’essayais de vivre ce qui me restait de vie.

Un matin j’ai ouvert le tiroir de la cuisine, celui où je range les couverts ainsi que quelques ustensiles mal identifiés dont je peux simplement supposer qu’ils ont un jour été utiles à ma femme pour faire la cuisine. Je ne sais plus ce que je cherchais. Certainement un tire-bouchon que je n’ai jamais trouvé pour ouvrir une bouteille que je n’avais pas envie de boire. Juste au moment où je commençai à farfouiller dans le fatras des cuillers mal assorties et des fourchettes en fer blanc mal lavées, mon regard glissa plus bas, juste en dessous du tiroir, vers le sol, et repéra quelque chose qui n’aurait pas dû s’y trouver. Un feutre. Violet. En plastique translucide avec des bateaux blancs imprimés dessus. Le bouchon cannelé exhibait à son extrémité une indécente tache orange qui prouvait sans ambiguïté que bouchon et feutre étaient dépareillés. Un feutre. Pour enfants.

Mon geste s’arrêta, celui qui se proposait d’aller chercher dans le tiroir un objet dont l’importance et le simple souvenir venaient de se pulvériser comme une motte de terre sèche qu’on effrite entre ses doigts, et je pliai les genoux pour examiner ce feutre incongru de plus près. Je le voyais un peu flou, mais ce n’était que l’effet des larmes qui s’accumulaient au coin de mes yeux. Un feutre pour enfants. Je le pris dans ma main droite, l’observai attentivement sous toutes les coutures puis sous l’effet de l’émotion je me relevai d’un seul coup et pan ! le coin du tiroir vint s’encastrer avec un petit bruit sournois pile au point culminant de mon crâne. Le choc se propagea lentement dans tout mon corps, onde mécanique progressive paresseuse, raz de marée gluant engloutissant l’ensemble de ma tête, ma cage thoracique puis mes membres, mes bras, mes jambes, l’extrémité de mes orteils, avant d’aller rejoindre le sol. Je perçus distinctement la vibration de tout mon corps, aussi distinctement que mon esprit décelait la fabuleuse incongruité de l’absence totale de douleur qui accompagna tout ce processus. J’avais presque entendu l’os gémir sous l’assaut du coin de bois, je pouvais maintenant passer ma main sur mes cheveux et sentir le sang tiède sourdre entre mes doigts comme une fontaine souterraine épaisse et visqueuse, regarder ma main ensanglantée sans comprendre totalement ce qui m’arrivait, il fallait pourtant bien se rendre à l’évidence : cela ne m’avait pas fait mal, jamais, et pas même à présent que je palpais la crevasse du sommet de mon crâne, non, cela ne me faisait définitivement pas mal.

Je ne sentais rien.

J’eus la présence d’esprit de sentir quand même le danger. Pas de douleur, certes, mais un petit coin de tête en bouillie et une hémorragie que sans être médecin je pouvais qualifier sans risque d’erreur de sérieuse. Ma main explorant au hasard la zone touchée m’envoyait des rapports alarmistes oscillant entre l’existence d’un cratère béant au sommet de mon crâne et la prévision d’une centaine de points de suture. Je me décidai donc à me présenter aux urgences.

Je pris tranquillement ma voiture avec pour bagage un livre pour résister à l’attente de l’hôpital sempiternellement bondé et un paquet de coton hydrophile pour éponger le sang qui coulait maintenant le long de mon cou et venait se perdre avec un chatouillement désagréable entre mes omoplates. Je notai avec intérêt le chatouillement ce qui rendit immédiatement l’absence totale de douleur encore plus angoissante.

L’infirmière des urgences qui me vit arriver roula de gros yeux stupéfaits et malgré sa probable habitude des cas désespérés appela l’interne avec une précipitation qui me laissa penser sans trop m’attarder sur cette hypothèse que les cas comme les miens arrivaient rarement jusqu’ici sur leurs deux jambes. La sentence ne tarda pas à tomber : sept points de suture, ce qui restait largement en deçà de mes prévisions pessimistes, mais ne rassura pas l’infirmière ni le médecin qui me prescrit de quoi occuper des semaines entières au CHU en radiographies de contrôle et autres examens complémentaires du même acabit.

L’infirmière qui eut la tâche apparemment délicate de refermer ma boîte crânienne prit d’infinies précautions pour ne pas trop me faire mal. C’était une petite dame brune d’une cinquantaine d’années avec des yeux fatigués et gentils, qui répétait toutes les quinze secondes Dites-moi si je vous fais mal, hein ? et toutes les minutes C’est bientôt fini…. Moi, je regardais son visage pendant qu’elle se concentrait sur son travail, le mouvement rapide de ses yeux marron qui semblaient manipuler l’aiguille à la place de ses doigts, et je ne pouvais cesser de penser que tout cela n’éveillait toujours pas en moi la moindre douleur. Je me retins de demander à la gentille infirmière de piquer un peu plus profond, un peu moins gentiment, juste pour voir si elle parviendrait à raviver mes terminaisons nerveuses, mais je préférai ne pas lui donner trop de doutes sur mon état psychiatrique. J’avais déjà suffisamment d’examens de contrôle à faire sans en rajouter. D’ailleurs je ne pipai mot de mon état aux médecins de peur de réveiller chez eux cette humeur suspicieuse qui vous hospitalise un innocent contre son gré.


Je rentrai chez moi avec un énorme bandage autour de la tête et un abîme de perplexité à l’intérieur. À peine passé le seuil de la porte, je me livrai à une série de tests rigoureux de manière à étayer de manière indiscutablement scientifique l’effrayante hypothèse qui prenait place dans mon crâne endommagé. Je commençai par de petites épreuves simples et sans danger comme piquer le dos de ma main avec une fourchette et constater l’absence de sensation. Puis recommencer la même chose avec la pointe d’un couteau, puis entailler carrément ma main avec le même couteau pour aboutir à la même conclusion sans appel : un bandage de plus autour de la main, mais toujours pas l’ombre d’une douleur. Le test de la main posée sur la plaque chauffante de la cuisinière fut écourté de peur de ne plus pouvoir disposer de l’aide précieuse de ma main droite, insensible à la chaleur, mais dont je redoutais la destruction à court terme. Un coup de genou contre le coin de la commode de la chambre se solda par un hématome gigantesque sans susciter la moindre protestation de mon système nerveux. L’eau bouillante parut agréable à mon coude brûlé au second degré et le verre pilé crissa sous mes pieds sans parvenir à éveiller plus qu’un chatouillement noyé dans des plaies indolores.

Ce n’est qu’après avoir martyrisé chaque parcelle de mon corps, du doigt de pied à moitié broyé dans l’indifférence générale à l’oreille transpercée par une épingle à nourrice que je me rendis enfin à l’évidence : mon corps était devenu totalement insensible à la douleur.

Plus rien ne me faisait mal.

Enfin.

Quand je fus enfin convaincu du diagnostic, ma première réaction fut de repenser à une émission de radio que j’avais entendue quelques années auparavant et dans laquelle quelqu’un décrivait un syndrome héréditaire qui provoquait chez ceux qui en étaient affligés une absence totale et définitive de la sensation de douleur. Le médecin invité par l’animateur affirmait que les individus affligés de ce syndrome ne vivaient généralement pas vieux car, de toute évidence, on ne peut pas vivre sans une douleur salutaire, indispensable pour se rendre compte du moment où il devient vital de faire cesser une épreuve avant qu’elle ne vous détruise. Les personnes atteintes, avait assuré le médecin, finissent par se blesser à mort dans la plus parfaite insouciance.

Bonne nouvelle, me dis-je : mon avenir à court terme semblait assuré.

Je réfléchis au problème pendant toute une partie de l’après-midi. J’arrivai à la conclusion que ma situation pouvait s’éclairer un peu à la lumière d’une autre information, glanée dans mes souvenirs de licence de biologie, selon laquelle un nerf exposé continûment à la même douleur, même à peine supportable, finissait par s’y montrer totalement insensible. J’allai chercher mes anciens bouquins de cours pour trouver la confirmation qu’une grenouille soumise à des impulsions électriques continues sur une de ses jambes finissait par ne plus être capable de faire bouger le moindre électron sur l’oscilloscope chargé de recueillir ses impressions musculaires. Tout se passait comme si on pouvait s’habituer au pire, du moins chez les grenouilles.

Tout devenait clair. J’étais donc une grenouille atteinte d’un syndrome héréditaire fatal qui me condamnait à un autodafé involontaire ou à une destruction lente et muette de mes fonctions vitales. Je pouvais donc envisager l’existence sous un jour totalement neuf qui m’ouvrait des perspectives jusque là insoupçonnables et profiter de l’occasion pour bouleverser un peu ma vie.

Bien.

Il fallait maintenant faire un dernier test. Si la science disait vrai, les chances d’en sortir vivant existaient peut-être.

D’un pas décidé, j’allai chercher la clé dans le tiroir de mon bureau et j’ouvris leur chambre. Pour la première fois depuis cinq ans. Ça ne me faisait toujours pas mal. Tout allait bien. Je continuai. J’ouvris les placards, là où j’avais rangé toutes leurs affaires dans des cartons dont je déchirai d’un coup sec l’adhésif qui en maintenait les pans. Même pas mal. Je déballai toutes leurs affaires, les jouets que j’avais gardés Dieu sait pourquoi, les dessins, les cahiers, et comme je n’avais toujours pas mal, je passai vaillamment à la difficulté supérieure : les photos. Et là, rien. Toujours pas la moindre souffrance, pas un picotement, pas même le commencement d’une irritation. Je regardai toutes les photos une par une, patiemment. Ce sont de beaux enfants, me surpris-je à penser sans en crever. Et cette femme, là, leur mère, est aussi belle que dans mon souvenir. Je les caressai tous du regard sans ressentir la brûlure qui hier encore m’aurait réduit en cendres.

Je terminai ainsi mon dimanche avec eux. Quand j’eus passé en revue toutes les photos, tous les petits jouets, les dessins, les petites pierres ramassées dans la rue, les livres, et même les petits bouts de plastique que les enfants gardaient compulsivement lorsqu’un jouet se cassait et qu’ils espéraient contre toute évidence le recoller, quand j’eus empli mes yeux de mes propres souvenirs, je choisis les trois plus belles photos et je décidai de les encadrer pour les avoir près de moi sur mon bureau. Je décidai également de ne pas ranger les cartons tout de suite, de laisser ce désordre que j’avais créé dans l’ancienne chambre de mes enfants pour y faire revenir un peu de vie, enfin. Puis comme rien ne semblait plus pouvoir me faire mal, je rassemblai mes forces pour aller chercher au fond du dernier carton le petit paquet qui contenait les disques que je n’avais pas eu la force de jeter et dans le même mouvement pour ne pas trop penser à ce que j’étais en train de faire, j’extirpai du paquet « la passion selon Saint Mathieu » de Bach et je fonçai installer le disque dans le lecteur du salon avant de finir ma course dans le canapé, épuisé. La musique m’enveloppa immédiatement comme un linceul de coton, cette musique que je n’avais plus écoutée depuis cinq ans, cette musique qui aidait autrefois mon cœur à battre, mais qui l’aurait déchiqueté si je l’avais écoutée hier encore. Mais aujourd’hui par miracle plus rien ne me faisait mal, alors couché sur le dos sur le canapé je me mis à pleurer de bonheur. Je ne pleurais plus mes enfants morts, ni mon amour massacré, je ne pleurais plus mon impuissance de n’avoir rien pu faire, ni le regret de n’avoir pas agi autrement pour éviter l’accident, ni la honte d’avoir seul survécu, non, je pleurais simplement parce que la musique était belle, si belle que les larmes me venaient aux yeux toutes seules sans penser à mal.

Quand la musique se tut, je sentis qu’il était temps de sortir. Il faisait encore jour, c’était la fin d’un beau dimanche d’été. Je décidai d’aller lire quelque part où je pourrais profiter de la tiédeur du soir. Les échos de la musique de Bach emplissaient encore mon esprit quand je décidai d’exhumer mon exemplaire de « Clair de femme », de Romain Gary, celui que j’avais failli brûler à la mort de ma femme, comme tous mes livres qui me la rappelaient trop. Je me sentais bien, heureux d’entamer ma lecture.


Je choisis un banc dans le jardin public enserré par les immeubles de mon quartier et je me plongeai dans mon livre. Je n’avais pas lu dix pages que quelque chose heurtait ma tête, réveillant sous mon pansement une douleur intolérable, celle de mes sept points de suture que j’avais fini par oublier. Ma tête menaça d’exploser pendant deux ou trois interminables secondes, me laissant en proie au doute et à l’angoisse autant qu’à la souffrance. Hébété, je cherchai du regard une explication à ce bouleversement et je trouvai en face de moi un petit garçon qui pouvait avoir six ans et qui me regardait avec une insistance mêlée d’hésitation, son regard décrochant de temps en temps en direction d’un point qui semblait se situer à proximité de mes pieds. Baissant les yeux j’aperçus un ballon et, comprenant tout à coup, je tentai de me baisser pour le ramasser, réveillant dans mon crâne une armée de rhinocéros furieux qui coururent piétiner avec enthousiasme la plaie fraîche de mon cuir chevelu. Le mouvement de ma tête vers le sol y déclencha l’équivalent de l’action conjuguée d’une dizaine de trépans manipulés par des chirurgiens ivres. Je résistai bravement à l’envie de hurler et, me forçant à afficher un visage serein et bienveillant, je rendis son ballon au petit garçon. Sans même un début de mot d’excuse pour me l’avoir envoyé dans la tête ni une ébauche de remerciement pour le lui avoir rendu il fila droit vers sa mère. Je tâtai précautionneusement mon crâne pour constater avec soulagement que les points avaient l’air d’avoir tenu et je restai un moment sans réaction, profitant de la douleur qui s’atténuait comme j’avais profité de la musique un peu plus tôt, cette douleur salutaire et nécessaire qui m’annonçait avec fracas, comme un indicatif radiophonique clinquant dans lequel les cuivres et les percussions auraient écrasé tous les autres instruments, que ma vie venait enfin de recommencer.


Alors je me calai sur mon banc et je repris ma lecture.

FIN

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Brice Gautier écrit uniquement des nouvelles dont on se demande bien à quel genre elles appartiennent. Claires ou sombres, parfois teintées de fantastique ou carrément de science-fiction, parfois teintées de rien de spécial, on les retrouvera dans les revues Harfang, Rue Saint Ambroise, Arkuiris, Le Cafard Hérétique, Pourtant, ou encore en ligne dans la revue Squeeze ou l’Ampoule. C’est à se demander s’il n’est pas du genre à considérer qu’en littérature, comme pour les êtres humains, il est idiot et vain de vouloir distinguer des races ou des genres là où rien ne vaut le métissage et la nuance. Sa vie privée est protégée par une armée d’homonymes, de sorte qu’on ne peut pas réellement décider s’il est directeur des ventes dans un cabinet d’avocats, conseiller financier à la Banque Postale, enseignant-chercheur dans une discipline que personne n’a envie de comprendre ou coiffeur pour chiens en Nouvelle-Calédonie.