Terre chrysalide, ciel de rage

« Je suis pessimiste avec l'intelligence, mais optimiste par la volonté » Antonio Gramsci, 19 décembre 1929

Lorsque sa tête heurta une nouvelle fois la paroi, Gaël ne pensa même pas à la bosse supplémentaire qu’il allait récolter. C’était bien là le cadet de ses soucis ! Par-delà la vitre, l’enfer se déchaînait. Tout au moins ce qui s’en rapprochait le plus sur cette Terre bouleversée par la transition climatique. Oh, l’expression avait été murement choisie, ni trop anxiogène, ni trop explicite quant à ses débouchés possibles, de quoi faire mieux supporter les dérèglements induits par la constante aggravation du réchauffement… Les cons ! Les mots, en l’occurrence, ne lui serviraient à rien pour se sortir de cette méga-tempête. Là aussi, une appellation inédite mise au point par des experts n’en ayant jamais traversé de l’intérieur. Quelle chance il avait ! Son planeur solaire était brinquebalé depuis un temps qu’il évaluait à au moins une heure, pour un palmarès digne d’une compétition impossible : une aile percée à plusieurs endroits par des impacts de grêlons dignes de météorites, le gouvernail tordu par un jet de foudre, la vitre étoilée suite à la rencontre avec un animal non identifié transporté gratos par une des tornades de ce mastodonte. Et comme si cela ne suffisait pas, les batteries électriques montées en réseau arrivaient à leurs dernières extrémités, et le navigateur semblait définitivement en état de mort cérébrale. Il ne savait même plus où il se trouvait, et c’était peut-être ça le pire. Car s’il pensait pouvoir se sortir de cette frénésie naturelle, il n’en serait pas de même s’il franchissait la frontière chinoise. Depuis que le pays avait fait le choix du repli, visant une autarcie dictatoriale verte et rouge, le rideau de bambou d’antan s’était concrétisé en une série de balises aériennes, solidement reliées au sol par autant de mines nucléaires. Autrement dit, une erreur de direction, et adieu Berthe ! Encore un choc, frontal celui-là ; la douleur nasale et le goût de fer chaud sur ses lèvres ne trompaient pas. Évidemment, la météorologie, de science, s’était transformée en alter égo de l’astrologie. Et encore, il accordait davantage de crédit aux caractéristiques supposées de son signe – Taureau – qu’aux prévisions de ces bouffons. Une chance sur combien pour qu’une méga-tempête naisse sur son itinéraire, au fait ? On avait déjà les tempêtes « normales », qui s’étaient multipliées et généralisées au fil des décennies, mais la fameuse entrée dans la quatrième décennie du XXIe siècle avait vu l’apparition de leurs grandes sœurs : des monstres s’étendant sur plusieurs centaines de kilomètres, que quelqu’un avait définis comme un concert de tornades. Ouais, pas mal, mais Gaël aurait préféré que le mec s’amuse à calculer les chances de survie pour un pilote dans un tel pandémonium. Putain, il ne manquait plus que ça : voilà que le planeur partait en vrilles horizontales. Son sang passé à la centrifugeuse, ses yeux se fermèrent presque avec soulagement. Juste avant de sombrer dans l’inconscience, il eut une dernière vision : celle d’une ville flamboyante, posée au bord d’une étendue d’eau infinie, mais à l’envers…

Une ville flamboyante, il en avait déjà vu une par le passé. Vous savez, cette fameuse réplique que tout le monde sort à un moment ou un autre, sur CET événement dont on se souvient toute sa vie, pour lequel on se rappelle avec précision où on se trouvait, ce qu’on faisait. Pour un de ses enseignants, c’était le 11 septembre 2001, radoté à longueur de cours. Pour lui, un début de week-end presqu’ordinaire, en septembre 2029. Lorsqu’il avait appris l’assassinat de Greta Thunberg. La jeune femme en avait fait, du chemin, depuis son passage si médiatisé à la tribune de l’ONU. Elle avait initié un véritable mouvement international, une nébuleuse d’organisations, d’associations, d’ONG citoyennes, dont le but était de faire pression sur les gouvernements pour une révolution verte. Des morts dans leurs rangs, il y en avait eu, ça oui, et pas qu’au Brésil, première étape de ce tour du monde du macabre. Les dérèglements du climat n’en finissaient pas de s’emballer, durant toute la décennie 2020, la montée des eaux plus rapide que prévue, les incendies de forêts, et quelques pandémies par-dessus liées au dégel du permafrost sibérien. On ne disait d’ailleurs plus « quel froid sibérien ! », mais plutôt « quel putain de virus sibérien ! ». Et le changement de cap des élites persistait à se faire à la vitesse de ces glaciers pourtant disparus, même pour les quelques gouvernements où les Verts avaient enfin obtenu la majorité parlementaire. L’appel de Greta Thunberg à renverser les pouvoirs en place, qu’elle lança le 1er mai 2029, pour préparer l’ouverture d’une nouvelle décennie enfin décente, n’avait donc rien eu pour surprendre. L’agitation sociale connut d’ailleurs un net regain, dans pratiquement tous les pays du globe, avant le choc du 15 juillet : l’enlèvement de l’égérie verte, durant son voyage entre la Suède et Paris. Les semaines qui suivirent, l’humanité – ou tout au moins une bonne part d’entre elle – les vécut en apnée. Des informations transmises au compte-goutte ; une vidéo où on voyait Greta, le visage tuméfié, crachant à la face de la caméra ; des revendications contradictoires, mêlant condamnation du totalitarisme écologique, plainte de la disparition du mâle et lutte contre l’antéchrist. Jusqu’à ce week-end de septembre, où le corps supplicié de l’activiste soit retrouvé et identifié dans une rue de Rouen. De meneuse, elle était devenue martyre. Symbole. Figure de ralliement et d’unanimité. Ce vendredi soir, Gaël Donpleu était en train de prendre l’apéro avec sa femme, Alicia, quand leurs portables sonnèrent de concert. Immédiatement, une clameur glaçante semblant venir de partout et de nulle part. Des cris dans la rue, des bris de vitres. Il ne savait pas comment l’idée lui en était venue si vite, mais saisissant deux sacs à dos, il intima l’ordre à Alicia de prendre l’essentiel. Pas le temps de discuter, il fallait agir. Ils étaient ensemble depuis suffisamment longtemps pour opérer de concert. Vingt minutes, pas plus, d’écoulées, et les voilà sur le trottoir. Le choc. Une foule dense, des voitures prises à partie alors qu’elles tentaient de quitter les lieux. Et déjà, au loin, les panaches opaques des premiers incendies. La ville rose mutait pour devenir cramoisie. Prenant son épouse par la main, Gaël se fraya péniblement un chemin dans la cohue, cette masse devenue force, puissance, colère. Il avait déjà un plan tout tracé : se rendre à pied jusqu’à la start-up installée en périphérie de l’agglo où il travaillait, et où il savait pouvoir trouver des vélos électriques – s’en servir pour se rendre dans la résidence secondaire de ses parents, près d’Albi – attendre que la situation se calme et permette d’y voir clair. Il ne pouvait se douter que trois ans seraient nécessaires… ni qu’il les vivrait seul, sans Alicia. Près de la place du Capitole, un mouvement de foule comme il n’en avait vécu que dans des concerts de métal, les mains qui se dénouent, lui tombant par terre, piétiné, deux doigts gauches brisés ; s’étant extrait de la mêlée, l’incapacité à voir Alicia. Dans un restaurant proche, réquisitionné pour amener les corps des victimes de la panique : sur une des tables, où trônait encore un reste d’entrecôte et de frites trop cuites, Alicia, la cage thoracique enfoncée. Fallait-il vraiment subir la mort de si près pour prendre conscience de la fragilité du vivant ? La Grande Réaction venait de débuter. Oh, pas vraiment la révolution ordonnée appelée par Greta Thunberg, ou qu’un de ses camarades de fac souhaitait, en bon trotskyste qu’il était devenu ; son appel à la nécessaire violence révolutionnaire avait même fait pleurer sa meilleure amie, quelle ironie ! Aucune organisation n’avait de toute façon les moyens, ni peut-être la volonté de singer les bolcheviques de 1917. À la place, des émeutes, oui, mais aussi des actions plus ou moins coordonnées, des zones d’autonomie proclamées à divers endroits, le pouvoir légal poussé vers la sortie ou chassé un peu plus violemment, l’incapacité de la plupart des États à orchestrer le retour à la normale et la cure d’amaigrissement de la plupart des territoires placés sous leur autorité. Quelle était cette normalité qui laissait mourir une pure, une innocente ? Toute une large partie de la jeunesse, entre autres, n’avait pas attendu les rumeurs circulant dès l’été sur la toile, accusant les élites économiques et politiques, pour avoir envie d’en découdre. Pas les fameux 99 %, c’est sûr, mais sans doute plus de 60 % se mirent en mouvement, de bien des façons. Et pour les gouvernements qui résistèrent, les actions du terrorisme profond – les partisans d’une écologie radicale et antihumaniste, qui sentaient que la situation favorisait leur cause –, ajoutées aux troubles endémiques, leur firent mettre genou à Terre. On racontait même l’histoire de cette dictature d’Asie centrale où les habitants émigrèrent tous en même temps, laissant leur autocrate seul dans une capitale désertée.

Lorsqu’il reprit conscience, Gaël fut écrasé sous la douleur. Elle semblait déborder de sa tête, cogner les parois de son crâne pour mieux les fissurer. Gardant les yeux fermés, il laissa le temps s’écouler, afin de mieux repérer la souffrance, de l’isoler, de la repousser dans les recoins. Portant les mains à sa tête, il constata que du sang désormais coagulé s’était écoulé à plusieurs endroits, jusque dans sa queue de cheval noire et grise. Les paupières se levèrent délicatement, autorisant la lumière à s’insinuer jusqu’à sa conscience. Il était toujours dans le cockpit, mais sur un terrain d’une étonnante stabilité. Il ne ressentait aucune vibration, et en ouvrant la verrière, la température lui sembla idéale, presque fraîche. C’est toutefois ce qu’il voyait face à lui qui le frappa de stupeur. Un mélange presque agressif d’architectures, un arc de triomphe antique ouvrant sur une place émaillée de cônes en verre, et voisinant avec un gratte-ciel torsadé et un temple de style corinthien… Cette improbable métropole était précédée par un parc, sur l’herbe duquel le planeur s’était justement échoué. Descendant de son appareil, Gaël détourna précautionneusement le regard pour voir ce qu’il y avait derrière son embarcation. Quelques pas, les nuages à portée de main… et le recul, instinctif ! La vache ! Il se trouvait en plein ciel, à une hauteur telle qu’il ne distinguait aucunement le sol… Mais alors, cette température ? La main tendue vers l’extérieur lui permit de sentir une légère sensation électrique, comme lorsqu’il touchait à la campagne la clôture électrique d’un pré. Il avait l’impression de rêver : une ville dans les nuages, protégée par un champ de force ? L’impact de la méga-tempête l’avait-il projeté dans des souvenirs d’enfance, une réminiscence des rediffusions du Village dans les nuages ?? Il fit demi-tour et s’élança vers l’arc de triomphe, espérant trouver dans les constructions habitants et réponses. Sitôt l’ombre de la porte romaine atteinte, un choc sur ses épaules, le poids qui le fait tomber et sombrer dans l’obscurité.

L’obscurité, c’est aussi ce qui dominait, en ce mois de décembre 2030. Les lumières de l’aire urbaine toulousaine, qui généraient tant de pollution lumineuse, étiraient de manière artificielle ce jour synonyme de labeur et de consommation, déréglaient les rythmes de la faune, s’étaient pratiquement toutes éteintes. Un mode de consommation énergétique plus sobre, combiné à la destruction de nombreux lampadaires, les premiers mois de la Grande Réaction, laissait Blagnac dans l’ombre, surmonté seulement de quelques myriades d’étoiles ; tout au moins celles qui n’étaient pas masquées par les nuages de cette nuit propice à la pluie. Avec l’ami Luc, Gaël avait décidé de frapper un grand coup. Il connaissait bien, de par son précédent emploi d’ingénieur, la géographie d’Airbus-ville, comme on la surnommait autrefois. À présent, un espace intégré à la ZAC, la Zone Anté-Coloniale, en clair, un territoire dominé par les racialistes, anciens Indigènes de la République. Les identités multiples, les identifications croisées, avaient largement préparé le terrain de cet éclatement généralisé. Les 36 000 communes apparaissaient aux yeux des réformateurs comme un legs du passé dépassé ? Que diraient-ils aujourd’hui, devant ce tableau de pays scindé en millions de tesselles, certaines ouvertes et universalistes, comme celle d’où il venait, d’autres exclusives et excluantes. Ici, pas de « blancs », comme ils disaient, la couleur de peau elle-même n’étant qu’un des nombreux critères pris en compte. Même Luc, de lointaine ascendance algérienne, serait considéré comme un traitre. En même temps, mieux valait les racialistes que les néo-luddites : avec eux, toute trace de technologie de l’âge industriel était à éradiquer ! Pour l’heure, tous deux se glissaient dans les rues proches de l’aéroport, plus exactement de la piste d’essai qui servait autrefois aux Airbus. Une des nombreuses victimes collatérales du changement en cours. Mais ce qui intéressait Gaël se trouvait à l’intérieur d’un hangar annexe, désormais très proche. Un petit temps d’observation aux jumelles thermiques, et les voilà fixés. Luc pose délicatement son projectile sur le corps de l’arbalète avec laquelle il vise sa cible : juste une perturbation de l’air ambiant, à peine discernable, et le carreau à la pointe remplacée par une sphère de plastique renforcé percute le crâne de la sentinelle appuyée contre la paroi en métal. Elle coule jusqu’au sol, telle une bougie qui aurait épuisé toute sa cire. Sans bruit, et sans mort inutile.

— Bien joué ! — Tu sais, je pratique tellement ! — Bon, on s’approche tous les deux, tu fais le guet pendant que je pénètre à l’intérieur.

Un échange paume contre paume, et les deux hommes s’élancent de toute la force de leurs jambes. Pendant que Luc bâillonne et entrave le garde inconscient, Gaël utilise son passe universel pour actionner la serrure de la petite porte du bâtiment. Juste un léger grincement, et le voilà plongé dans les ténèbres. Il sort sa lampe torche, et effleure de son faisceau, avec une vraie délicatesse, les silhouettes ressuscitées. Bingo ! Il en a les larmes aux yeux… Choisissant la plus à droite, il gravit l’échelle de coupée, ouvre le cockpit et se pose sur le siège. Comme le vélo. Il marque une hésitation, le doigt posé sur le commutateur central. Si toutes les batteries sont à plat… Une impulsion, l’écran qui s’allume, rayonnant de cette si belle teinte verte ! Victory ! Et s’il osait… avec un peu de chance, elle était si visiblement décidée à le gâter… Il sortit d’une poche la télécommande, et la pointa vers la grande porte coulissante du hangar. Incroyable, elle entama son cycle d’ouverture !! Seul hic, il avait oublié que se trouvaient ainsi enclenchés les éclairages intérieurs et extérieurs. Un déluge de lumière, rien de mieux pour faire un petit coucou. La poisse ! Pas le choix. Tout en enclenchant le moteur, Gaël se redressa dans le cockpit encore ouvert.

— Lulu, je prends de l’élan, cours vers moi et saute sur l’aile !

Une opération casse-gueule, mais ils s’y étaient préparés lorsqu’ils avaient passé en revue tous les scénarii possibles, tous les organigrammes ; une vraie resucée de son travail de maître du jeu ado. En face, la ruche, réveillée, laissait partir tous ses combattants. Ils étaient encore trop loin pour faire mouche, mais certains excités se laissaient déjà aller. Cette fois, c’était des armes à feu, des vraies. Merde, en voilà deux qui déboulent à tribord ! Un brusque jeu de manche, et l’aile droite s’inclinait, percutant les deux hommes. Ça allait saigner, pour sûr. La mise au tapis avait toutefois dévié Gaël de son itinéraire initial, obligeant Luc à courir plus loin. Putain, il n’allait pas le perdre comme il avait perdu Alicia !

— Accroche-toi au train, je décélère avant le grand saut !

Il ferma le cockpit, compta jusqu’à dix, puis appuya de toutes ses forces sur les gaz. Un choc sous ses pieds, le manche tiré, plus vite qu’un samouraï se faisant seppuku, et les étoiles plongèrent vers lui. Il sentit quelques coups de feu pénétrer la carlingue, mais paria sur leur caractère bénin. Forcément bénin. C’était bon, il le sentait ! Le dernier prototype du planeur solaire nouvelle génération était à lui ! Plus qu’à se poser dans un pré, récupérer Luc, et cap vers Biarritz !

Décidément, il y prenait goût, aux chocs ! S’il ne se chopait pas un traumatisme crânien, avec tout ça…

— Vous me voyez désolé de vous voir dans cet état, gros sac, mais je ne savais pas si vous représentiez un danger. J’ai donc préféré vous immobiliser de manière préventive.

Gaël, allongé sur le sol en simili marbre, fixait debout devant lui un homme sec, vêtu d’un costume noir. Les mains dans le dos, il demeurait impassible.

— Qui êtes-vous ? Et pourquoi m’avez-vous insulté ?

— Appelez-moi Alfred, vieille baderne.

— Mais enfin…

— Une explication s’impose, j’en ai conscience. La programmation de mes concepteurs inclut ces éléments de langage, censés apporter un peu d’humour et d’irrévérence à mon vocabulaire plus soutenu.

— Vous êtes… tu es un androïde ?

— En effet, pauvre tache.

S’étant relevé, Gaël put arpenter en compagnie d’Alfred la grande place sise au centre de la curieuse métropole aérienne, d’abord en s’appuyant sur son épaule, puis seul.

— Nous sommes ici à Bezosta, cité volante nommée en hommage à Laputa, dans les voyages de Gulliver. Elle a été bâtie par les grands de ce monde, afin d’offrir un refuge à leur mesure face aux bouleversements climatiques et sociaux.

— Mais je ne vois personne, ils ont peur de l’intrus que je suis ? D’ailleurs, comment mon planeur a pu se retrouver à l’intérieur du champ de force qui semble entourer la structure ?

— Vous posez beaucoup de questions en même temps, fossile défraîchi. Le champ de force qui protège Bezosta des agitations atmosphériques est conçu pour laisser passer des appareils technologiques jugés sans danger, sans explosif en particulier. Quant aux habitants, ils ne sont plus là.

— Plus là ? Ils ont trouvé un plus bel havre ? Et au fait, pourquoi ce mélange baroque d’architectures ?

— Incorrigible, vous êtes, grosse pourriture. Les concepteurs de Bezosta ont souhaité s’inspirer de tous les projets utopiques qui ont émaillé l’histoire humaine. Quant aux résidents, ils se sont très vite déchirés en querelles idéologiques, autour du transhumanisme authentique et de la géo-ingénierie. Certains ont finalement expérimenté des greffes qui les ont transformés en hommes volants, tandis que la plupart ont choisi de télécharger leur conscience sur des disques durs envoyés dans l’espace. Ensemencer le cosmos, devenir les démiurges de nouveaux mondes, y a-t-il plus belle perspective ?

— La cité est donc vide d’humains ?

— Tout à fait, sac à merde. J’ai bien peur d’avoir perdu les derniers signes vitaux des ultimes hommes volants à l’occasion de la méga-tempête qui vous a amené en ces lieux. Comme vous êtes à présent le seul humain présent, c’est à vous que je vais confier les clés de Bezosta.

Le voyage avait pourtant bien commencé. Après une dernière embrassade avec sa fille Maëlle, cinq ans bien tassés, et un trop bref câlin à Anastasia, celle qui avait défibrillé son cœur et sa vie, il avait pris son envol de l’ancien aéroport de Biarritz en cet automne 2036, sous un ciel aux nuages épars. Dans des moments comme ça, lorsque son engin planait au-dessus d’un monde qui avait regagné toute sa grandeur, tout son merveilleux, il ne regrettait pas son existence antérieure. Tout au contraire, cette pulsion d’aventure qu’il avait remisée dans un coin de sa pensée, au cours d’une vie en pilotage automatique, elle s’était enfin épanouie, dilatée aux dimensions de la nature. Désormais, plusieurs fois par an, il faisait la navette entre le Pays basque et l’Asie ; l’ancien Vietnam constituant pour l’heure l’extrémité de ses explorations. À la clef, des échanges de produits devenus rares, et surtout de belles rencontres humaines. Bon, c’est vrai, pour ce nouveau voyage, il s’était tapé les tirs de flèches de quelques primitivistes germains, mais le danger était forcément limité ! Il avait également frôlé le Moyen-Orient, sans oser s’y aventurer. Dans cette ère post-numérique où l’Internet était devenu épisodique et fragile, les informations en provenance de cette ancienne poudrière géopolitique, portées sur les ailes du Khamsin, avaient tout du mirage. C’était ces mêmes voix qui, jadis, susurraient dans les gorges des oueds, chantaient la gloire d’empires déchus, la vitalité de héros déjà défunts. Ce nouveau culte, judéo-islamique, par exemple, dont on parlait tant, avait-il une existence autre que fantasmatique ? Après tout, le nouveau califat de Daech avait duré ce que durent les roses des steppes, et le modèle libertaire kurde semblait désormais faire tache d’huile. Plus que la communauté matriarcale en Ukraine, l’étape qui marqua durablement Gaël, avant l’épisode de la méga-tempête, c’était celle du désert du Kyzylkoum. Un problème technique l’avait obligé à y poser son planeur. Un comble : l’abondance de rayonnement solaire, et un appareil immobilisé au sol ! En investiguant le moteur, le problème lui était rapidement apparu, un simple câble de liaison fondu. Sauf qu’il n’en avait pas de rechange. Le proche environnement n’avait du reste rien pour le rassurer. À quelques mètres, des ossements humains s’accumulaient, formant une file ininterrompue, seulement noyée de-ci de-là par les concaténations éphémères de sable. Les victimes du mal vert, cette étrange folie dont des groupes entiers avaient été frappés, peu de temps après la disparition de Greta Thunberg : suivant un joueur de flûte d’Hamelin invisible, impalpable, ils s’étaient enfoncés dans des déserts, des zones radioactives ou carrément précipités dans les flots maritimes. Une psychose collective que d’aucuns avaient attribuée à la volonté de Gaïa, cette Mère Nature aussi fumeuse que les dieux d’antan ou d’aujourd’hui. Trois nuits et deux jours s’écoulèrent, de quoi sérieusement entamer ses provisions et sa réserve d’eau, avant qu’une caravane de dromadaires ne parvienne jusqu’à lui. C’est une silhouette spectrale, toute vêtue de blanc immaculé, s’approchant à petits pas, qui lui avait redonné l’espoir ; une femme pour laquelle seuls les yeux verts étaient à découvert, le même vert que celui de la végétation dont elle était la gardienne. Zénobie avait ouvert les portes de son oasis, un écrin au cœur de l’aridité, un refuge protégé par la morsure de l’erg des pillards et rôdeurs aux intentions hostiles. Il y avait en ces lieux une des communautés matrices de l’avenir. Un conglomérat cosmopolite, vivant en bonne entente, maniant le linguik (la nouvelle langue universelle croisant l’anglais et l’espéranto, né au sein du mouvement baroque de Greta Thunberg), uni par les soins donnés au frère végétal. De nouvelles plantes commençaient même à naître, des espèces jamais vues, ruses d’une nature que l’on avait crue bien trop vite exsangue et à l’agonie. Un régime alimentaire à base de légumes, de céréales et de farines d’insectes lui redonna du tonus, tandis que les collationneurs, ces passionnés de la récup’ de tous les objets du monde d’avant, lui avaient déniché un câble flambant neuf. Partir avait été un déchirement, et Gaël savait qu’il aurait pu rester, initier une nouvelle vie de plus aux côtés de Zénobie, dont les yeux verts s’étaient couverts d’un voile de pluie lorsque son planeur s’était arraché à la gangue minérale…

Gaël avait l’impression d’avoir retrouvé son adolescence. Assis au bord du toit du bâtiment principal de son collège, en pleine période de grandes vacances, avec son meilleur ami à ses côtés ; oh, ils ne refaisaient pas le monde, non, cette année 2004 n’en avait pas encore vraiment besoin. Leurs échanges portaient plutôt sur les jeux de rôles qu’ils avaient découverts grâce à leur prof d’histoire-géo et à son club, désormais une passion débordante. Et comme dans ce théâtre de la vie, la sensation de se trouver au bord du vide était un moyen de repousser la finitude, cantonnée au sol de bitume craquelé. C’est la même impression qu’il retrouvait, en étant assis sur le bord de Bezosta, Alfred à ses côtés. Ce dernier avait été un guide parfait, l’initiant à tous les appareillages, toutes les facilités qu’offrait la cité volante, parmi lesquels les procédures de pilotage, habituellement informatisées. En se penchant au-dessus de l’abime, Gaël apercevait les sommets de l’Himalaya, pour certains encore saupoudrés de neige. Il se sentait galvanisé, presqu’aux anges.

— Dis-moi, Alfred, c’est bien en référence à Batman et à son fidèle serviteur que tes maîtres t’ont baptisé ?

— Absolument, enculé. La pop culture faisait partie de leurs jardins secrets.

— Alors, tas de ferraille, tu as peut-être des facilités pour voler !

De sa main droite, il poussa brutalement l’androïde, qui chuta dans le vide. Le champ de force, conçu pour ne pas laisser passer dans un sens ou dans l’autre tout être vivant, ne s’appliquait pas aux machines, aussi perfectionnées soient-elles.

— Je ne suis même p..a..s e……n m………é…………t………….a…………………l……………………….

Là, il était pleinement serein ! Cet artéfact uniquement pour lui… Il rêvait déjà à la possibilité de transformer Bezosta en plateforme d’envol pour des planeurs cosmiques, à retourner ce ghetto de puissants en trait d’union capable de relier toutes ces humanités dispersées et lumineuses. Peut-être la Terre chrysalide avait-elle déjà accouché de son papillon du futur ?

FIN

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Jean-Guillaume Lanuque est enseignant dans le secondaire, chercheur membre du collectif Dissidences spécialisé dans les mouvements révolutionnaires, et passionné de science-fiction ; il chronique romans (et musique !) dans la revue Galaxies SF, propose des articles d’analyse ou des communications à divers colloques, coordonne la série d’anthologies “Dimension Merveilleux scientifique” (Rivière blanche) dédiée à la science-fiction originelle… et écrit de la fiction, donc.

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