Nullipare et partout

Elle le regarde, à la fois effrayée et attendrie. Elle ne peut décemment croire qu’elle est à l’origine de cette création, c’est absurde, impossible. Elle est traversée par un sentiment d’étrangeté indicible, une sensation sourde naviguant entre inquiétude et fierté. Un orgueil viscéral, pur et fragile.

Il ne correspond pourtant pas à l’image qu’elle s’en était faite. Elle avait projeté en lui des caractéristiques qu’il ne parait pas détenir, imaginé des qualités dont il ne semble pas nécessairement doté. Sa soif d’absolu la fait souvent tomber dans une idéalisation excessive qu’aucun argumentaire rationnel et tempéré ne peut modérer, alors la déception est bien souvent à la hauteur d’attentes rarement satisfaites et honorées.

Ce n’est pas le premier mais elle est toujours surprise d’être saisie par ces émotions qu’elle connaît déjà et semble néanmoins à chaque fois redécouvrir, les mêmes émois dynamiques et éphémères qui la font osciller d’une humeur à l’autre. Son océan d’amour se transforme aussitôt en torrent de colère, sa rivière limpide et cristalline est soudainement envahie d’une vase boueuse. Il suffit d’un rien pour que tout s’anime ou ne s’écroule.

L’événement tant espéré est un heureux avènement vainement mélancolique. Il est né et voilà que déjà, elle se remémore les instants qui ont précédé le terme. Les joies et les soupirs, les bouffées de sérénité et les vertiges, les nausées, les douleurs morales et physiques, l’envie de tout abandonner quand la fatigue ne disparaissait pas. Elle repense aux nuits écourtées par l’angoisse, au sommeil chahuté par l’urgence de pensées sporadiques à immédiatement consigner au risque de les voir perdues pour toujours. Elle se figure de nouveau les jours moroses, la lumière qui faisait violence quand le cœur était empli de doutes obscurs.

Et si elle n’était pas à la hauteur ? Elle observe cette extension d’elle-même, ce prolongement de ses entrailles, se rappelle ses pensées contrastées jusqu’à l’expulsion finale. Elle se souvient du soulagement intense et du vide qui l’ont respectivement frappée une fois qu’elle le tenait entre ses mains. Il était là. Concret, palpable et si irréel à la fois. Un de plus. Pourquoi s’était-elle imposée ça ?

Il faut lui trouver un nom. Pour les précédents, elle avait tantôt eu une idée précise en tête avant même qu’ils ne pointent le bout de leur nez, une conviction profonde que rien ne pouvait ébranler, ni les remarques suspicieuses des uns, ni les railleries des autres ; tantôt attendu la rencontre finale pour se décider.

Cette fois-ci, elle n’avait pas eu de fulgurance, aucune évidence ne s’était présentée à elle. Elle mesure l’importance de ce choix impérissable, gravé dans le marbre pour toujours, alors elle attend le moment où elle sera saisie par la proposition qui suscitera en elle une parfaite résonance.

Elle le contemple, encore. Comment va-t-elle s’y prendre, pour celui-là ? Parviendra-t-elle à l’accompagner sans l’étouffer ? Il lui semble déjà qu’il ne lui appartient plus. Il a été dépendant d’elle durant des mois, risquait sans cesse de dépérir si elle ne le nourrissait pas et voilà que la fusion appartient désormais au passé. Une joyeuse et délicate parenthèse ayant engendré une ponctuation autonome. Il est un élément parmi d’autres, une individualité à part entière.

Il s’apprête à faire son chemin, elle ignore la route qu’il empruntera, les critiques auxquelles il s’exposera, les obstacles qu’il aura à surmonter. Bien sûr, elle prendra soin de le défendre corps et âme mais elle devra le laisser apprendre à encaisser seul les coups. Il lui survivra alors elle doit impérativement lui enseigner à se passer d’elle. D’autres feront sa rencontre, il se construira son propre récit, fondera sa propre légende. Certains penseront percer ses mystères quand d’autres aborderont son essence avec l’humilité de ceux qui savent que l’on n’accède à la vérité de personne.

Elle le scrute avec effroi, décèle sa fragilité, sa vulnérabilité, perçoit ses imperfections. Et s’il avait été un autre, à quoi aurait-il ressemblé ? Si elle l’avait conçu à un autre moment, une autre période, qui serait-il ? Si les termes de l’équation avaient différé, quel aurait été le résultat ? Elle culpabilise de se poser cette question qu’elle juge indigne et pourtant, elle ne peut se résoudre à n’y point céder. Qu’aurait-il pu être d’autre s’il n’avait pas été ce qu’il est ? S’il avait été d’un autre genre, quelle vie aurait-il mené ? Quelle aurait été sa voix, comment aurait sonné son phrasé ? Aurait-il eu le même humour, la même sensibilité ?

Elle imagine sa trajectoire parallèle, lui invente un destin alternatif puis se ravise, se déteste de s’infliger autant de questions stériles et ineptes. Il est là, lui, à quoi bon se figurer une autre réalité inaccessible et parfaitement fictive ?

Les quatre autres, ses aînés, sont tous très différents et pourtant, c’est la même chair qui leur a donné naissance. Chacun sa personnalité, son caractère, ses manies et défauts. Elle les aime tous, indéfectiblement, même s’il lui est arrivé d’en douter. À l’arrivée de l’avant-dernier, elle s’est effondrée, s’enlisant dans un chagrin post-partum qu’elle n’avait pas vu venir. Elle s’était mise une pression trop forte, avait décompensé mais s’était relevée plus forte, avait appris à lâcher-prise.

On l’avait mise en garde, pourtant. Lorsqu’elle avait annoncé son désir à ses proches, ils l’avaient regardée avec appréhension, certains avaient même tenté d’étouffer sa vocation. Le plus grand projet de sa vie n’était pas sérieux selon eux. Irresponsable et inconscient. Elle se fermerait des portes, se détournerait de la vraie vie.

Elle n’avait pas choisi. Cela s’était imposé à elle. Ce n’était pas une question de choix mais d’urgence. Elle n’avait pas décidé de mener cette vie-là. C’est elle qui l’avait choisie. Elle s’était pliée de façon complice à cette existence atypique, presque monacale. Il y avait peu de place pour autre chose.

Elle suscitait la pitié ou l’envie mais jamais l’indifférence. Son courage était souligné, sa persévérance, saluée. Son talent était lui aussi encensé mais elle n’avait jamais cherché ni la gloire ni la reconnaissance, elle était guidée par autre chose, une énergie insondable qui la poussait à créer encore et encore. Dès qu’elle pensait en avoir terminé, voilà qu’une nouvelle envie se présentait à elle, comme une heureuse malédiction.

Le téléphone sonne. Sa sœur souhaite passer prendre des nouvelles, ses nièces veulent l’embrasser.

Elles sont toutes là, dans la même pièce. Deux sœurs menant des vies opposées et réunies par une même dévotion. Géraldine semble toujours sur le qui-vive, un œil appliqué à surveiller ce que fabriquent ses filles énergiques. Elle se lève de temps en temps pour en reprendre une, consoler l’autre, arbitrer un conflit sans importance.

Soudain, l’éclat. Marguerite a trouvé. Elle se lève, se précipite vers lui pour ne pas risquer d’oublier.

Le manuscrit est là, sous ses yeux, attendant de recevoir la bénédiction finale. Son identité est désormais complète. Sa singularité est reconnue, son corps est décoré. Il existe.

Marguerite est émue, comme à chaque fois. Elle a trouvé un titre, ou plutôt, le titre est venu la trouver. Il s’agit toujours d’un jaillissement venu de nulle part et émanant de partout à la fois. Elle s’est dépêchée de cueillir le pétale avant qu’il ne se fane.

Le visage de Marguerite est gagné par un sourire béat, elle regarde ses nièces se chamailler en jouant. Elle pense au mot de Tolstoï, selon lequel la plus haute vocation d’une femme ne se trouve pas dans la maternité.

Marguerite est mère. D’excroissances d’elle-même qu’elle a couché sur le papier depuis ses dix-sept ans, de fragments formant des mosaïques uniques et éternelles. Génitrice de mots dansant entre eux, sur lesquels elle porte une infinie tendresse. Elle chérit leurs imperfections, applaudit leurs maladresses.

Celui-ci, c’était le dernier, se dit-elle, après avoir inscrit en lettres capitales le titre du roman ayant accaparé l’intégralité de son temps et de son esprit depuis neuf mois.

Le dernier.

Jusqu’à ce que l’urgence d’écrire vienne la saisir encore et lui enjoigne de sortir de son lit, en pleine nuit, pour prendre la plume et composer à nouveau.

Le dernier, rien qu’un petit dernier.

FIN

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27 ans, résidant en région parisienne. Je suis diplômée de philosophie du droit et droit politique (Assas Paris II) et je suis désormais éducatrice. J’ai d’ailleurs publié en mars dernier, aux éditions Érès, un livre concernant mon quotidien. J’aime l’art sous toutes ses formes (J’ai pratiqué le piano, chant, théâtre, cinéma, littérature, écriture…)

https://www.editions-eres.com/ouvrage/4570/oeil-pour-oeil-clan-pour-clan