La vie d'artiste

La famille Jouvenel résidait dans le septième arrondissement et dînait chaque soir à vingt heures précises. Comme la fille aînée, Coline, avait opté pour un baccalauréat littéraire, ses parents acceptèrent avec indulgence qu’elle ne fît pas médecine.

« Ce n’est pas grave, lui dit sa mère au dîner. Tu feras hypokhâgne. »

Au regard que son père lança au cadet de la famille, Victor, Coline comprit que la faculté de médecine serait pour lui.

« Il y a de très bons partis à Louis Le Grand, reprit sa mère. »

Coline, qui était pourtant une jeune fille bien élevée, faillit recracher une arête de poisson.

« Des ?!

— Partis, répéta son père. Des jeunes hommes du quartier, très brillants. »

Victor Jouvenel, quatorze ans, ricana pour signifier que « des jeunes hommes du quartier très brillants » étaient plus que ce que sa sœur pouvait espérer pour son avenir matrimonial. Elle se retint de lui donner un coup de pied sous la table, car elle était une jeune fille bien élevée.

Pourtant, lorsqu’on la déposa en voiture, un matin de septembre, devant l’entrée du lycée Henri IV, son père s’étant fâché avec le proviseur adjoint de Louis Le Grand au cours de l’été, elle se fit l’effet d’un singe lâché en liberté dans son cirque.

Pendant les trois années qui suivirent, elle enchaîna les thèmes de grec, les commentaires de philosophie et les dîners mondains avec une docilité amorphe. À intervalles réguliers, on lui présentait les fameux bons partis, un Pierre-Marie ou un Jean-Aurèle de la faculté de droit. Elle hochait la tête et souriait, tout en se répétant cette question lancinante, Mais qu’est-ce que je fais là ? Parfois, il lui arrivait de repenser à cette histoire qu’elle lisait petite, celle de Peter Pan qui cherchait son ombre égarée pour s’y recoudre. Elle avait l’impression que son énergie vitale s’était échappée et courait partout dans la maison sans qu’elle puisse remettre la main dessus.

Un jour, en se promenant dans le Quartier Latin, un attroupement près de la cathédrale attira son attention. Comme trois années de classe préparatoire n’avait pas encore tué ce qu’il lui restait de curiosité pour le monde extérieur, elle s’approcha pour mieux voir ce qui intéressait tant de monde.

C’était un de ces artistes de rue comme on en voit dans tout le Paris touristique, de cette espèce appelée « les statues vivantes ». Celui-ci, couvert de peinture dorée des pieds à la tête, portait une canne fine et un chapeau melon à la Charlot et se tenait, effectivement, aussi immobile qu’une statue. Ce qui était saisissant dans ce tableau, c’est que l’artiste flottait au-dessus du sol. Ses pieds étaient à trente bons centimètres du trottoir, comme s’il s’était tenu sur une plaque de verre invisible ; seule sa canne reposait. Coline, comme tous les autres badauds, chercha l’astuce et ne la trouva pas.

La cathédrale sonna sept heures et demie : elle courut à la maison pour le dîner et arriva en retard.

Elle revint le lendemain après-midi, après avoir prétexté une soirée de révisions chez une amie. Assise sur un banc du parvis, elle guetta cette étrange statue d’or pendant des heures et des heures puis, lassée, décida d’ouvrir un livre. Lorsqu’elle releva la tête, vingt minutes plus tard, l’homme-statue n’était plus là. Elle ne l’avait pas vu partir. Furieuse après elle-même, elle se leva d’un bond et fit rageusement le tour du quartier à sa recherche. Elle s’apprêtait à abandonner lorsque son regard fut attiré par un éclair doré, en contrebas.

La jeune femme se pencha au-dessus du pont. Sur les quais de bord de Seine, un jeune homme était assis, les pieds pendant dans le vide. Il avait une canne brillante à côté de lui. Coline descendit les petits escaliers de pierre à toute vitesse pour le rejoindre. Vu de près, c’était un gringalet d’à peu près son âge, très absorbé dans la dégustation de son sandwich.

« Vous êtes l’homme-statue, dit-elle bêtement. »

Il releva la tête, sourit, et porta la manche de sa canne à sa tempe comme pour la saluer.

« Lui-même. Et vous êtes ?

— Coline. Je voudrais… »

Elle ne dit pas « vous inviter à dîner chez mes parents » pour plusieurs raisons évidentes, et se tordit les mains d’angoisse. Désespérée, elle chercha autour d’elle et eut une illumination en apercevant les nombreux troquets qui encerclaient la cathédrale.

« Vous inviter à boire un verre. »

Autour d’une limonade, l’étrange garçon lui apprit qu’il s’appelait Grégoire, qu’il avait vingt-quatre ans et qu’il était magicien, artiste de rue et clown blanc dans un cirque itinérant, selon les saisons et les opportunités d’emploi. Coline répondit « je fais mes études » et ne trouva rien d’autre à dire.

« Des études de quoi ? Demanda Grégoire qui avait raté son bac deux fois.

— De lettres modernes, je suppose.

— Et ensuite ?

— Je dois me marier.

— A vingt ans ? Mais avec qui ? »

Coline fit défiler dans sa tête les Jean-Marie et autres Pierre-Aurèle de la faculté de droit, les tâches ménagères de Maman et le journal La Croix de Papa, et laissa échapper un cri du cœur déchirant.

« Je ne veux pas ! Jamais !

— Et pourquoi ça ? »

Coline, qui était passée maîtresse dans l’art de la dissertation en thèse antithèse synthèse, scanda :

« Par-ce-que ! »

Grégoire hocha la tête sans cesser de la regarder. Jolie, apprécia-t-il, d’autant plus sincère qu’il n’y connaissait rien. Elle était plutôt grande pour une fille, très élancée surtout, avec d’épais cheveux bruns et des bras très longs.

« Si vous voulez, avança-t-il, je pourrais vous faire embaucher au cirque. On aurait bien besoin d’une assistante pour les spectacles de magie sur scène. La femme coupée en deux dans une boîte, qui disparaît dans une armoire, ce genre de choses. Vous avez la bonne tête. Ça vous plairait ? »

Coline s’accorda cinq secondes de réflexion, pour la forme.

« J’accepte à une condition. Répondit-elle. C’est de ne jamais tomber amoureux de moi, et de ne jamais me demander en mariage. »

Drôle de fille, rectifia Grégoire. Mais il était conquis. Ils se serrèrent la main en guise d’accord. Lorsque Coline rentra chez elle ce soir-là, elle ne songeait plus Mais qu’est-ce que je fais là, mais plutôt Mais qu’est-ce que je viens de faire ? et en riait de joie toute seule.

Le directeur du cirque accepta de l’embaucher. Quelques jours plus tard, au dîner de vingt heures, Coline annonça qu’elle arrêtait ses études et qu’elle allait partir à l’étranger avec un jeune homme d’affaires pour être son assistante.

« Il est très riche, dit-elle en réponse aux angoisses de ses parents à l’idée de la voir partir avec un inconnu. Jeune, audacieux. Il travaille dans la culture. Et il m’a dit que j’avais un excellent profil. »

Son père se rengorgea de fierté – toutes ces longues études et ces sacrifices avaient fait de son aînée une jeune femme accomplie. Voyant sa mère hésiter encore, Coline ajouta en toute innocence :

« Il est célibataire. »

Ces trois mots magiques lui valurent la carte bleue et la bénédiction de sa mère.

Coline devint une assistante magicienne très douée et appréciée du public. Grégoire lui apprit tous ses tours et ses astuces, jusqu’à ce qu’elle soit capable de les reproduire sur scène. La jeune étudiante gauche aux parents de droite se révéla extraordinairement habile et fine dès qu’il s’agissait de créer des spectacles. Elle assista, joua aux cartes, apprit à nourrir les animaux, à monter les filets de sécurité des trapézistes, et devint très vite un membre à part entière de la troupe.

Elle envoyait régulièrement des photos des endroits où elle se rendait pour affaires à ses parents sans leur en dire plus, car elle était tenue au secret professionnel. Ses parents frémirent de joie, comme à chaque fois que le terme « professionnel » était mentionné devant eux, et ne posèrent aucune question. Ils lui envoyaient parfois un peu d’argent, pour l’aider à couvrir ses dépenses, comme des tailleurs ou un téléphone personnel. L’argent servit à financer de nouveaux costumes.

Un jour, en nourrissant les animaux, elle fit remarquer à leur maîtresse :

« C’est cruel, non, de les garder dans une si petite cage ? »

La dresseuse de fauves, une sorte de Madame Thénardier dont la figure seule suffisait à terrifier les tigres, ouvrit les bras d’un air désolé.

« C’est la taille minimum requise par la loi. Dit-elle. On n’a pas les moyens de plus grand. »

Coline écrivit à ses parents pour leur annoncer que, après plusieurs mois de fréquentation, l’homme d’affaires l’avait demandée en mariage et qu’il lui fallait une dot. Elle ajouta en pièce jointe à son mail une photo trouvée sur Internet qui représentait une main avec une bague de fiançailles au doigt, une main qui aurait pu être prise pour la sienne si elle était mal pixelisée. Ce qu’elle était.

Coline acheta des grandes cages avec sa dot.

Deux ans après leur rencontre sur les quais de Seine, Grégoire annonça à Coline qu’il quittait le cirque pour se marier avec Pierre, leur clown blanc.

« Je sais que tu as fait le vœu de ne jamais te marier, mais j’ai besoin d’un témoin et…

— N’en dis pas plus. »

Dix jours plus tard, toute la troupe était rassemblée pour célébrer l’union des deux artistes clowns. Comme les mariés étaient en costume, Coline fut autorisée à porter une robe blanche pour officier la cérémonie. Elle annonça à ses parents qu’elle s’était mariée sans témoin avec son homme d’affaires dans une île secrète près de la Grèce. Elle ajouta dans le mail qu’elle n’avait jamais été aussi heureuse ce qui, pour le coup, était la plus stricte vérité. Sa vie était parfaite ainsi. À la question insistante de ses parents « Ton époux est-il beau garçon, au moins ? » elle et Grégoire leur envoyèrent une photo de Coline avec Pierre-le-clown en costume de marié. Ils furent ravis.

Coline quitta le cirque, car elle y avait appris tout ce qu’elle souhaitait. Elle voyagea beaucoup, longtemps. Prague, Athènes, Pergame, Sophia, Tunis. Elle apprit à monter à cheval, puis partit en Côte-d’Ivoire pour y observer les troupeaux d’éléphants. Ensuite, elle acheta une camionnette pour presque rien et fit le tour de l’Afrique du Nord avec des amis et des auto-stoppeurs avant de rentrer en France. Au cours de ses voyages, elle fut successivement demandée en mariage par un ethnologue, un étudiant en année de césure, une serveuse de bar corse et un jeune sculpteur. Coline refusa ces demandes mais, inspirée par son ami artiste, elle commença la sculpture.

Elle avait suivi des cours d’arts plastiques pendant des années à l’adolescence avant d’abandonner, dégoûtée pour toujours des chrysanthèmes et autres natures mortes. Elle voulait créer quelque chose de ses mains, quelque chose de vivant. Alors elle travailla le marbre et la glaise sans relâche, à en avoir des tendinites et des cloques ampoulées dans les paumes. Sa pièce maîtresse, une statue de femme à cheval qui mesurait près d’un mètre de hauteur, fut intitulée « Femme libre. » Toutes ses œuvres étaient signées sous le nom de Célia Berthe, puis Célie B. Coline Jouvenel, étudiante au lycée Henri IV, devint un lointain souvenir.

Coline, sous le nom de Célie B., fut exposée dans des galeries d’art contemporain à Paris, Londres, puis Berlin et y vendit ses plus belles œuvres, ce qui lui permit d’acheter une villa au bord de la mer et d’y inviter ses parents. Elle leur fit visiter la salle de bains avec baignoire, les deux chambres, la belle vue sur la mer. Elle ne les avait vu que deux ou trois fois ces dernières années, mais ils n’avaient pas changé d’une ride. Victor, retenu par son travail, les rejoindrait plus tard.

« Et dis-nous, ton homme d’affaires, ce Monsieur Pierre ? Demanda soudain sa mère.

— Oui, dis-nous, comment se passe la vie en paire ? Renchérit son père. »

Je désespère, songea Coline. Elle avait travaillé dans un cirque, dressé des fauves, fait le tour du monde et vendu des statues d’une valeur de quelques milliers de dollars chacune, et elle se trouvait encore et toujours réduite à un anneau de métal passé à son doigt et à son cycle d’ovulation.

Madame Jouvenel prit une petite gorgée de thé et reposa doucereusement la soucoupe en y faisant tinter ses ongles trop longs.

« A moins, dit-elle, qu’il n’y ait jamais eu de mariage avec Monsieur Pierre… ? »

Coline releva la tête, suffoquée.

« Mais…

— Il y a six ou sept ans, reprit sa mère sans l’écouter, nous avions appris l’arrivée d’un cirque près de la maison de vacances. Non, pas celle de Deauville, chérie, celle d’Avignon. Bien entendu, ton père et moi avons organisé une pétition pour empêcher ces saltimbanques de s’installer près de chez nous et de jouer leur spectacle. Et nous avons fait la rencontre de ce monsieur Gringoire…

— Grégoire, ma douce, corrigea le père. Un homme charmant. Homosexuel, mais charmant.

— Bref, nous avons laissé tomber cette pétition et il nous a invité à dîner chez lui et son mari… »

Coline se releva brusquement, manquant de renverser la tasse de thé posée sur la table basse. La tête lui tournait et l’infusion réglisse-menthe lui revenait avec un vague, mais irrémédiable goût de nausée. Elle avait construit les douze dernières années de sa vie sur un mensonge afin de vivre libre et maintenant, par le plus grand des hasards, par un concours de circonstances aussi improbables…

Lorsqu’elle rouvrit les yeux, elle était toujours sur le canapé du salon, ses parents penchés sur elle. Le choc de savoir toute sa supercherie découverte, à la façon des jeunes femmes bien élevées du dix-neuvième siècle, lui avait fait perdre connaissance.

« Je suis désolée, bredouilla-t-elle, les lèvres sèches. »

Son père lui tapota la main, mal à l’aise.

« Ce n’est pas grave, Coline. Nous avions bien compris, depuis le temps, que tu n’étais pas plus mariée à ton Monsieur Pierre qu’à Monsieur le Pape !

— Nous avions des projets pour toi, bien sûr, comme tous les parents, mais nous ne voulons que ton bonheur, renchérit sa mère. Tu ne serais pas heureuse en étant mariée, nous le voyons bien. »

A trente-et-un ans, Coline était une femme accomplie qui avait très peur de décevoir ses parents. En fait, elle avait tant œuvré pour les satisfaire qu’il était presque décevant qu’ils ne soient pas déçus.

« Mais l’hypokhâgne, les bons partis de Louis-Le Grand… ?

— Ne m’en parle pas ! S’écria son père furieux. Jean-Aurèle, tu sais, le grand fils de Sidonie, le sénateur ? Il vient d’avoir un procès pour détournement de fonds publics, ce grand crétin. Se servir dans la caisse, c’est une chose, mais se faire prendre, de nos jours, c’est de la négligence.

— En plus, tu t’en sors très bien toute seule. Cette belle maison ! Tous ces beaux voyages ! »

Coline crut qu’elle allait s’évanouir une seconde fois.

« Mais tout le monde se marie. Insista-t-elle sans se rendre compte de cette stupéfiante inversion des rôles. Tout le monde a des enfants.

— Et trois personnes sur quatre divorcent. Où est le problème ? »

De toute sa vie, jamais elle n’aurait pu imaginer un tel revirement. Depuis ses quinze ans, elle avait passé ses soirées et ses mercredi après-midi au salon de thé, aux soirées mondaines et aux cours d’arts plastiques et de cuisine, tout ça pour… elle s’arrêta en voyant sa mère se remettre debout.

« Maman, ne te lève pas si vite, tu es fragile. Tu dois encore être sous le choc. Ton pauvre cœur…

— Et ton cœur à toi ? Répliqua sa mère. »

Elle ne semblait même pas fâchée. Plus elle souriait, plus le sentiment de rébellion et de liberté sauvage qui avait guidé la vie de Coline s’amenuisait comme un feu mal nourri.

« Qui sait ? Plaisanta son père en remettant sa veste et son chapeau. Si nous ne t’avions pas mis tant de pression, comme tu dis, si tu ne nous avais pas dit que tu partais travailler pour un homme célibataire, tu n’aurais pas vécu cette existence incroyable !

— Oui, répéta Coline, hébétée. J’aurais pu vivre totalement autre chose. Choisir autre chose. »

Ses géniteurs ne semblèrent pas remarquer son trouble, trop contents d’avoir su garder la surprise pendant toutes ses années. On devinait sans peine, à leurs faces rondes et réjouies, qu’il leur semblait parfaitement normal que leur fille et eux-mêmes s’étaient mentis mutuellement. Sur le pas de la porte, ils abreuvèrent leur fille de mille recommandations et conclurent en harmonie parfaite :

« Nous allons te laisser te reposer, ma chérie.

— Nous t’aimons !

— Et tu es libre de tes choix ! »

Alors ses parents, qui tout pendant toute son adolescence lui avaient fait miroiter ce futur avec mari et enfants comme étant le seul chemin possible au point de la faire fuir de chez elle pendant douze ans, ces gens-là quittèrent la villa du bord de la mer pour se reposer, satisfaits d’eux-mêmes et de leur attitude de gentils parents.

Restée seule, Coline alla dans la pièce qui lui servait d’atelier. Ses statues étaient parfois couvertes de draps, d’autres laissées à l’air libre. Toute forme de tendresse et d’indulgence avaient quittée leurs yeux vides de pierre, qui la fixaient maintenant avec pitié.

Hagarde et ne sachant plus quoi penser, elle s’assit sur un tabouret au milieu de ses sculptures inachevées et resta immobile au milieu de sa vie, bâtie sur une idée fausse plutôt que sur ses désirs profonds, une vie, en somme, qui n’était bâtie sur rien.

FIN

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Étudiant dans la région du caviar (le 92). Écrivain queer qui scrolle Twitter au lieu d’écrire et achète plus de livres qu’il n’a le temps d’en lire. Blog en construction par ici :

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