Z(H)ERO

Son héros polaire, c’est sans modestie qu’il signe les longs mails chargés de photographies incroyables qu’il envoie sans se lasser depuis six mois, depuis l’autre bout du monde, loin d’elle, à Concordia. Il n’a jamais su avoir la gloire élégante, la discrète assurance de celui qui s’élève au-dessus du commun des mortels, le bon goût de ne pas souligner l’évidence. Maintenant qu’il vit l’aventure ultime de l’Antarctique la fierté dégouline de ses postures solitaires au milieu du désert blanc qu’est le pôle Sud, postures solitaires souvent, car bien qu’il ne soit pas seul dans la station il est maintenant seul devant le reflet du smartphone. Narcisse au bord de l’étang qu’est l’écran noir.

Les clichés s’accumulent : Stan pose devant le satellite à la recherche d’exoplanètes, Stan pointe du doigt la merveilleuse aurore australe, Stan conduit une dameuse sous le soleil de minuit, Stan apprend à cuisiner des gnocchis avec le chef italien, Stan toujours et sous tous les angles, devenu l’horripilante version virile de Dora l’exploratrice.

Agnès l’aime malgré tout, malgré lui surtout.

Son dernier mail dissèque l’isolement d’une mission polaire, des douze colocataires qui volontairement sont partis vivre 12 mois sur les kilomètres de glace de Concordia, dont 9 mois sans visite ni ravitaillement. Ce court essai anthropologique a été envoyé à presque la moitié de l’hémisphère nord, des milliers d’amis sans visages, sans oublier les poches de civilisation occidentale persistantes dans l’hémisphère sud, mêmes réseaux, mêmes repères. Des phrases à rallonge gorgées de superlatifs qui parlent de solitude, de distance, de routine et de ce tout petit univers que serait devenu sa vie.

Et ce matin le mot de trop… confinement.

Pris au piège des deux bâtiments cylindriques qui composent la station de Concordia, les douze hivernants dont je fais partie entament l’absolue claustration dans la nuit polaire qui commence, quatre mois cernés par l’obscurité et un froid abyssal atteignant souvent les -80 °C…

Ah ça il les aime ses chiffres chéris, records inédits, de nous qui le plus loin fait pipi ?

… dans un confinement si absolu dont seuls peut-être les astronautes sauraient comprendre la léthargie et la subtile angoisse.

Il n’est pas seulement sur un autre continent, il est maintenant parti vers une autre galaxie.

Au début de l’épidémie il a bien posé quelques questions concernant sa vie et son travail, puis il a rapidement conclu que sa vie étriquée n’avait pas dû beaucoup changer, et que l’hécatombe des gérontes qui tombaient comme des mouches à la maison de retraite n’était pas un événement digne d’intéresser ses milliers d’amis invisibles.

Le soupir agacé qui lui échappe est de ceux qui se répètent de plus en plus souvent ces dernières semaines, il a remplacé le petit gémissement satisfait de fierté qui ponctuait d’habitude la lecture des heures de gloire de son homme. Par la fenêtre le soleil boude les rues de Belley, le ciel gris semble littéralement écraser les toits lessivés de pluie. C’est lundi pourtant les rues sont vides et silencieuses, le monde s’est arrêté. Heureuse et inquiète à la fois Agnès enfile son manteau et attrape son sac, sans oublier le gâteau au chocolat qu’elle pourra partager avec ses collègues tout à l’heure. Les petits bonheurs sont la lumière de ses jours depuis que le virus a tiré les verrous de France. Chaque geste touche, chaque sourire masqué compte.

A pas pressés elle enfile les rues désertées jusqu’à l’hôpital, s’excusant presque du claquement de ses talons sur le bitume luisant. Dans les premières heures du jour elle craint de réveiller… quoi ? Un fantôme urbain, l’esprit animiste caché dans le feu tricolore ?

L’EPHAD est vétuste, un long bâtiment rose délavé depuis longtemps rongé par l’oubli. Il s’habille de la misère qu’il abrite, la solitude, la maladie et la dépendance dont chacun souhaite être à jamais épargné. C’est là qu’elle travaille, dans ses chambres imprégnées de vieillesse qu’elle mérite son salaire. Bien sûr Stan lui dit souvent qu’elle devrait faire des études, être au moins infirmière à défaut d’être capable d’être médecin. Elle ne répond plus, se contente de sourire et n’oublie pas que malgré les textes les hommes ne naissent pas égaux en droit, et les femmes encore moins.

D’ailleurs si ce n’était pour gonfler la feuille de paye, quel intérêt à être médecin ?

Personne n’est plus soignant que la mal nommée aide-soignante.

Qu’à cela ne tienne elle aime ce qu’elle fait, et depuis le 17 mars plus que jamais. Derrière les portes du service on oublie le décompte macabre dont se délectent les chaînes de télévision, on méprise le scabreux, on laisse le sensationnel aux journalistes et aux politiques. Les visages de ses collègues respirent la confiance et le respect, il n’y a plus dans la blouse blanche cette crainte de l’autre, de la contamination. On peut se parler, partager un café, se rassurer aussi.

Parmi les toilettes du matin il y a celle de M. André, un pensionnaire qu’elle connaît depuis presque quinze ans. Elle a le droit de l’appeler Justin, il a le droit de la taquiner. Allant à l’encontre de tous les principes de sa profession elle se confie sans réserve à Justin, lui dévoile l’intimité de son cœur quand il lui abandonne l’intimité de son corps. Il est nu presque chaque jour sous ses mains dans le rituel déroutant de la toilette, l’ultime défaite de l’homme vieillissant. Chacun connaît l’autre, l’évidence du laid, la beauté ignorée.

Affublée du masque et du tablier elle lui frotte vigoureusement le dos puis passe plus doucement le gant de toilette dans son cou. Tandis qu’elle masse gentiment il plisse les yeux d’aise puis risque une question parfaitement intéressée :

— Des nouvelles de votre amoureux ?

— Oui hier encore, il va très bien, il s’est mis à la guitare, répond-elle en souriant sans joie. C’est drôle comme ses activités là-bas ressemblent à celles que les gens trouvent ici depuis le confinement.

— S’inquiète-il pour vous ? demande Justin du bout des lèvres.

— Bien sûr que non, babille-t-elle encore, je fais tout pour le rassurer, il sait que je n’ai rien à craindre.

Justin attrape la main qui allait prendre la serviette et la fait venir devant, il pose une main contre sa joue couverte du masque :

— Il ne faut pas vous savez, vous pourriez vous contaminer et…

— Mourir oui, je sais ma jolie, mais à presque quatre-vingt-dix ans et coincé dans cette carcasse incapable ce n’est pas un drame.

Elle ne peut s’empêcher de paniquer mais garde la façade apaisante qui convient à son rôle tandis qu’elle se dégage de la main osseuse et trop compatissante pour la rassurer.

— Vous vous rendez compte qu’il ne se rend pas compte ? reprend Justin.

— Ça fait beaucoup de comptes à rendre, rétorque-t-elle en retrouvant un sourire timide.

Justine soupire et attire les deux mains de son amie dans les siennes :

— Il ne vous mérite pas.

— Vous êtes jaloux, se moque-t-elle sans conviction d’une lèvre tremblante. C’est un héros polaire.

— Et vous êtes l’héroïne qui n’en a pas l’air.

Elle ne sait plus quoi répondre, s’assoit, s’agace, soupire et se lève pour prendre les vêtements propres pliés sur le bras du fauteuil. Tandis qu’elle l’habille en ménageant ses vieilles articulations il garde un silence songeur, puis enfin entre deux boutons de chemises qu’elle ferme pour lui arrive l’aveu d’un Casanova fatigué :

— Je serai jaloux si j’avais un demi-siècle de moins ma chère, et je vous aurais enlevé à ce crétin depuis longtemps soyez-en sûre. Il n’a pas la moindre idée du bijou que vous êtes, drôle, douce, fine et perspicace. Il ne vous arrive pas à la cheville.

Elle s’assoit face à lui sur le lit et vaincue admet timidement ses doutes :

— Peut-être bien qu’il n’est pas très gentil avec moi, mais il est extraordinaire non ?

— Quoi parce qu’il fait tourner dix ordinateurs et nettoie la lunette du télescope ?

— Un super télescope en Antarctique tout de même…

— Balivernes ! hurle le vieillard subitement dépouillé de son habituelle vénérabilité. Cela fait quinze ans que vous me sauvez la vie Agnès. Ils sont ici les véritables héros, et la masse des crétins du monde les ignore.

Dans un éclat de rire elle se relève et achève de coiffer convenablement son ami dont la colère a subitement rajeuni les traits. Quelques minutes d’un silence confortable s’ensuivent jusqu’au moment où elle va refermer la porte sur sa solitude. Elle a alors retrouvé tout son humour pour dire son dernier mot :

— Et bien Justin tenez-vous prêt, si je suis bientôt célibataire c’est moi qui viendrais vous enlever.

— Merci ma douce, répond-il en saluant aussi bas que lui autorise son arthrose, je vous promets de vous traiter comme une reine.

L’après-midi s’étire dans les gris, la journée aussi. Alors que le gâteau au chocolat n’est plus qu’un vestige de miettes sur la table de l’office elle repense au coup de sang de Justin. Bien sûr elle sait que son homme manque d’égards à son égard, simplement elle s’estime chanceuse de l’avoir trouvé, de ne pas être seule.

Pourtant elle EST seule, maintenant, malgré lui.

— Un problème ?

Elle sursaute et réalise que dans sa grande solitude son collègue Julien est assis avec elle, avec application il récolte du doigt les petites miettes de chocolat éparpillées avant de les glisser sous son masque. Par-dessus le papier vert plissé ses grands yeux noirs reviennent sans cesse sur elle :

— Non, non, bredouille-t-elle, je réfléchissais.

— À quoi ?

C’est peut-être la première fois qu’ils sont seuls tous les deux. Il est venu en renfort depuis Annecy et vit sur le site même de la maison de retraite depuis deux semaines. Il est un des rares hommes de l’EHPAD et sa virilité tranquille apaise l’ambiance de poulailler qui s’installe invariablement dans les équipes féminines.

— C’est un peu personnel… commence-t-elle… et donc pas très intéressant.

— Dis toujours, répond Julien en essuyant ses mains.

Ses mains sont fines et bronzées, alors qu’il baisse son masque son sourire le rend très beau. C’est la première fois qu’elle voit son visage. Il se penche à peine au-dessus de la table, il ne la quitte pas des yeux. Désarmée par le silence elle cède et concède :

— Et bien c’est M. André, il se propose de remplacer mon amoureux actuel sous prétexte qu’il ne serait pas à la hauteur, débite-t-elle avant d’éclater d’un rire trop bref pour être sincère.

D’abord il garde le silence. Sous le masque le rouge qui lui cuit les joues est insupportable, elle regrette d’avoir ouvert la bouche. Au bout d’un temps virtuellement infini Julien répond enfin :

— Est-il à la hauteur ?

— Et bien j’imagine que oui…

— J’imagine plutôt le contraire, rétorque Julien, sinon tu ne serais pas là à te tordre les méninges en silence.

Abasourdie par son culot elle le regarde se lever et s’apprêter à quitter la salle de repos :

— Nous sommes coincés entre ici et là, continue-t-il en indiquant les murs blancs et la fenêtre, jusqu’à nouvel ordre.

— Et…

— Tu ne peux pas vraiment te cacher, explique-t-il d’une voix charmeuse.

— C’est une menace ? réplique-t-elle sans croire au jeu de séduction.

— Une promesse. À partir d’aujourd’hui je te drague officiellement, tiens-toi prête à recevoir des bouquets de pâquerettes du jardin et des rouleaux de papier-toilette volés au risque de ma vie, jusqu’au jour où je pourrai enfin faire glisser ton masque et t’embrasser.

— C’est interdit de s’embrasser, est la seule chose qu’elle trouve à répondre.

— Dommage, conclut-il en fermant la porte.

Dommage, se dit-elle en ne retrouvant plus le fil de ses idées.

Dans sa poche l’écran noir vibre et exhibe la vignette d’un nouveau mail : c’est lui. D’un pouce tout puissant elle balaye le message et coupe le son de l’affreux gadget sensé lui assurer une vie sociale. Sa vie est ici et maintenant, loin des pôles et près des gens, là où les sentiments se disent avec les yeux… au-dessus du masque.

FIN

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Née en 1983 à Angers, globe-docteur qui partage ses mission entre les hémisphères, Terres Australes et Antarctiques, Centrafrique, Polynésie, le stéthoscope dans le sac-à-dos. En attendant de publier un roman j’écris, des chansons, des articles, des nouvelles, tout ce qui me tombe sous le crayon.