Planète bleue, éclipse, planètes bleues

Vue de l’espace, la Planète bleue est toujours aussi magnifique. Qu’elle soit l’œuvre  de Dieu, du Big-bang ou du Hasard, on ne peut qu’admirer la perfection de sa sphère. Des voiles nébuleux la nimbent ici et là. Des oripeaux de fantômes errants dans l’atmosphère, qui donnent à la Terre un aspect magique.

La mosaïque de bleu, de vert et d’ocre se précise à mesure que l’on se rapproche de l’Europe. Les tourbillons blancs des nuages dansent sur le continent, en révèlent la cartographie.

Les pointes acérées des reliefs déchirent maintenant la nuée. On voit s’étendre sur la France des nappes de forêts vertes. C’est beau.

Comme lorsqu’on se rapproche de l’écran d’une vieille télévision, les aplats de couleurs disparaissent bientôt. Ils laissent place aux pixels désordonnés de l’activité humaine. La ville étend ses toits, ses axes tortueux, ses cheminées. Mais aucune fumée n’en sort. L’avenue Jean Jaurès est déserte. Les branches des platanes flottent dans un air calme et tiède.

Au numéro 18 bis, quatrième étage, appartement F, Michael Frampier, trente-six ans, est confortablement installé sur son canapé. Sur ses genoux est ouvert l’un des plus grands classiques de la littérature française, à la première page :


« Tant qu’il existera, par le fait des lois et des mœurs, une damnation sociale créant artificiellement, en pleine civilisation, des enfers, et compliquant d’une fatalité humaine la destinée qui est divine ; tant que les trois problèmes du siècle, la dégradation de l’homme par le prolétariat, la déchéance de la femme par la faim, l’atrophie de l’enfant par la nuit, ne seront pas résolus ; tant que, dans de certaines régions, l’asphyxie sociale sera possible ; en d’autres termes, et à un point de vue plus étendu encore, tant qu’il y aura sur la terre ignorance et misère, des livres de la nature de celui-ci pourront ne pas être inutiles. »


Le roman de Victor Hugo voltige et s’écrase sur le carrelage, dans un froissement de papier. Michael soupire. C’est le genre de soupirs longs et sonores, du type franchement excédé. Mais quelle idée de lire ce truc ! Si c’est pour se taper mille six cents pages de phrases à rallonge qui nous certifient à quel point l’homme est misérable, c’est pas la peine ! Pas en ce moment ! Il entend encore la voix de Mélissa : « Tu devrais te cultiver un peu, tu ne lis pas souvent. » Il va peut-être commencer par du Nothomb. Ça fait moins peur, tout de même.

Troisième semaine de confinement. Il regarde autour de lui, l’état délabré de son salon. Des cadavres de bouteilles de bière, le cendrier qui déborde sur la table basse, au milieu de bouts de chips et de plastique. Oui, ce serait une bonne idée de nettoyer un peu. Même dans ses années étudiantes, il n’était pas tombé aussi bas. Plus tard. Il attrape son ordinateur et ouvre une page Facebook. Pas de nouveau message. Aucune notification. Fil d’actualités. Il scrolle, scrolle, descendant chaque fois plus avant dans les profondeurs du réseau social. Les contenus sont scannés à toute vitesse : article sur les dérives du gouvernement, pétition solidaire pour les caissières des supermarchés, publicité pour la nouvelle Fiat, le tout entrecoupé de statuts et de vidéos prétendument comiques. Personne n’en parle, de la propagation du virus de la connerie ! Ça le fout en rogne, en tout cas. Il referme son ordinateur d’un coup sec. Même cloîtrés chez eux, faut que les gens trouvent un moyen de se faire exister, c’est pas possible ! Quelque part, ça le rassure. Il n’est pas le seul à se morfondre.

La première semaine, ça allait encore. Ce goût d’inédit qui flottait dans l’air, la stupeur, l’effet « grande annonce » de Macron à la télé. Michael doit bien se l’avouer, ça lui avait filé un début de chair de poule. Elles étaient bienvenues ces vacances forcées. Il serait bien mieux chez lui qu’au boulot, à prétendre que tout allait pour le mieux. Il avait regardé l’intégralité des James Bond, et attention, en incluant aussi George Lazenby et Timothy Dalton, s’il vous plaît ! Le tout arrosé d’un Deliveroo tous les soirs : chinois, italien, japonais… Supplément frites, sauce Samouraï, gaufre au caramel. « Avec ceci ? » Eh bien vous me mettrez une bonne dose de gras en plus! Pour ce qu’il en avait à faire ! Ah, si Mélissa l’avait vu… Mais ça lui avait fait du bien, de se vautrer ainsi dans la décadence. Il buvait son Coca à même la bouteille, « l’Américain parfait ! », il s’était dit, en raclant sur son survêtement taché un bout de fromage séché qu’il avait ensuite gobé, sans trop se poser de questions.


Sauf qu’elle durait, la situation exceptionnelle. Et comme tout le reste, comme les histoires d’amour ou les séries aux trente-six saisons, quand ça se prolonge, non seulement ça devient fatigant mais surtout, ça devient ordinaire. Il en est là, à ronger son frein, écrasé par l’ennui mais pour autant incapable de s’atteler à quelque chose, n’importe quoi qui puisse l’en tirer. Alors, au lieu de rester là, les yeux dans le vague à ruminer, il va chercher une bière dans le frigo et sort une clope de son paquet, pour la vingtième fois de la journée. C’est l’heure de la sortie ! Accoudé à la balustrade de son balcon, il regarde l’avenue. Tiens, si, il y a quelqu’un là-bas qui marche. Une fille, avec un sac-à-dos. Jour de courses ? Trajet pour aller au travail ? Elle disparait bientôt dans une rue adjacente. Dommage. Il boit à petites gorgées mais sans soif. L’habitude. Il y a dans l’air une odeur de pollen. Face à lui, les bourgeons des platanes s’épanouissent sous le soleil de fin de journée. Des passereaux sautent d’une branche à l’autre, bousculant le vert tendre des feuilles naissantes. Ils ne sont pas concernés, eux ! Leur terrain de jeux s’est même sacrément agrandi ! Michael vide sa bière d’un trait et la lance de toutes ses forces sur le moineau le plus proche. Raté. Une myriade d’oiseaux s’envole vers le refuge du ciel. Quant à la bouteille, elle va se désintégrer sur la route dans un joli bruit d’étoile. Ce sera ça de moins à descendre au container.


Retour au canapé. Ordinateur. Facebook. Scroll, scroll. Scroll. Il bascule sur YouTube, regarde une vidéo de vulgarisation sur la théorie du chaos. Deux minutes et trente-trois secondes, saluons la performance ! Puis il va vérifier les dernières actualités sur le site du Monde. Le confinement aggrave les fractures sociales. Il lit l’article, poste un commentaire incendiaire, accusant les riches, le gouvernement, le capitalisme et la société de fouler au pied les petites gens comme lui. Ça ne sert à rien, mais ça soulage. Nouvelle clope. De la cendre tombe sur son survêtement, y fait une petite tache noire. Une de plus. Punaise, il faudra vraiment qu’il se change à l’occasion, ça ne peut pas continuer comme ça. Virage sur Amazon. Casque Audio Bose sans fil à deux cent cinquante euros. Panier ! Il faut savoir se faire plaisir. De toute façon, il ne dépense plus d’argent, il peut se le permettre. Rien à acheter, plus rien à offrir. Et ça fera tourner l’économie, c’est Macron qui va être content ! Salaud.


Alors qu’il saisit le numéro de sa carte bleue, la sonnerie « appel vidéo » se met à retentir. Oh non, il a encore oublié ! Il recoiffe ses cheveux de la main, repositionne l’ordinateur pour que le désordre ambiant échappe à l’œil de la webcam. C’est tout de même pratique, se dit-il. Elle ne verra que ce que je lui donne à voir. Le visage de sa mère apparaît à l’écran. Elle est sur la terrasse. Ses joues sont rouges. Elle a jardiné toute l’après-midi, s’il savait tout ce qu’elle a fait ! Plus de mauvaises herbes dans les fraises ! Les tulipes sont en fleurs. Elle a même vu un lièvre détaler dans les bois, quand elle promenait Friskie tout à l’heure ! « Et toi comment vas-tu mon chéri ? Que fais-tu de tes journées ? » Tout va bien ! Il s’occupe, il lit, bricole, prend le temps de faire ce que le temps ordinaire ne lui permet pas. Il a même nettoyé son frigo et réparé la fuite d’eau du robinet de la cuisine, c’est dire ! Disant cela, il prête l’oreille et entend, de loin, le ploc des gouttes d’eau qui s’écrasent sur la vaisselle sale. Ce qu’il lit ? Les Misérables, de Victor Hugo. « Ça te plaît ? » Plutôt oui, mais il n’en est qu’au début. Sa mère enchaîne sur ses lectures à elle, « ton père aussi, s’est mis à lire, maintenant qu’il a du temps ! On le vit plutôt bien, en fait ce confinement ! » Elle parle, parle, ça lui fait penser au pépiement des moineaux, tout à l’heure sur le balcon. Soudain, le visage maternel se ferme, devient plus sérieux. « Et Mélissa, tu as des nouvelles ? » Crispations dans le ventre. Non. Et mamie, comment elle va ? Transition peu subtile, mais qui a le mérite d’être efficace. « Tu me manques mon chéri, je m’inquiète pour toi. Tu manges correctement au moins ? » Coup d’œil sur les cartons de pizzas éventrés par terre. « Ne te fais pas de souci, maman, j’ai même acheté des brocolis l’autre jour au supermarché. » C’est vrai en plus. Avec vingt-quatre rouleaux de papier-toilette, toutes les Barilla qui restaient dans le rayon, et la sauce tomate qui va avec. Pour être sûr. Un type lui a demandé s’il pouvait céder un paquet de pâtes, vu qu’il n’y en avait plus en rayon. « Non, il a répondu, vous n’aviez qu’à anticiper. Il reste du quinoa si vous voulez. »

«  Tu m’écoutes ? » reprend sa mère. Oui, oui. Vingt minutes de verbiage plus tard, il peut enfin refermer son ordinateur. Il soupire. Pense aux brocolis. Ils sont toujours dans le frigo, probablement moisis à l’heure qu’il est. Il a pensé à elle en les achetant. Il aimait bien qu’elle veuille lui faire manger des trucs sains, en fait. Clope, balcon. L’air pur, ça change les idées !


Il est soudain tiré de ses pensées par des salves d’applaudissements et de cris qui résonnent dans le quartier. Il distingue des silhouettes dessinées à contre-jour dans l’encadrement des fenêtres, sur les immeubles d’en face. Ah oui, il est vingt heures. C’est tout de même simple la solidarité, non ? Tu te pointes au balcon, t’applaudis deux minutes, en bonne brebis lobotomisée, et après tu fermes les volets, très satisfait de ta petite personne, parce que tu as fait une bonne action.

« BANDE DE BALTRINGUES ! » hurle Michael de toutes ses forces. Mais, effrayé de ce que ses voisins à lui aient pu l’entendre, il se dépêche de rentrer et de refermer la baie vitrée. C’est l’heure du JT, au moins a-t-il quelque chose à faire. Il s’assoit dans le canapé. Les coussins commencent à prendre la forme de son cul, c’est mauvais signe. Le grand écran de la télévision s’allume sur les paroles métronomiques du présentateur. Des centaines de décès en plus. Partout. Ça n’est pas prêt de s’arranger cette affaire.


La sonnette retentit tout d’un coup. Michael sursaute. Qui ça peut bien être ? Il n’a rien commandé pourtant. Mélissa ? Pauvre abruti… Elle t’a dit qu’elle ne reviendrait jamais. Tu la connais, elle tient toujours parole. C’est ce que t’aimais aussi chez elle, pas vrai ? Il regarde par l’œillère de la porte d’entrée. Déception. C’est une voisine, il la reconnaît. Ça n’arrive que dans les films que c’en soit une jolie en nuisette, évidemment. La pensée du virus le bloque une seconde, mais non, il finit par ouvrir.

— Ouais ? demande-t-il d’un ton brusque.

Elle recule. C’est bien, il faut savoir respecter les distances de sécurité. Il la regarde pendant qu’elle se tortille les mains, toute tremblante. Ça se fait encore, les lunettes à double foyer comme ça ?

— Je suis désolée de vous déranger mais je ne sais pas quoi faire. Mon père est tombé tout à l’heure, il est resté inconscient pendant un long moment. Il saigne de la tête ! Je n’ai pas le permis, le SAMU est saturé d’appels et les autres voisins, à cause du couvre-feu, ne veulent pas prendre le risque de nous emmener à l’hôpital…

Elle se tait soudain, gênée de se rendre compte qu’il est la dernière personne à qui elle a bien voulu demander de l’aide.

— Est-ce que… ? S’il vous plaît, il est vieux, il a la santé très fragile…


Les verres de ses lunettes sont si épais qu’ils doublent la taille de ses yeux. Michael les regarde. Ces yeux… Il plonge dedans. On dirait deux planètes bleues, irisées de vert et d’ocre. Les pupilles, en leur centre, le fixent, suppliantes. Il se sent comme aspiré par ces deux trous noirs. C’est beau.

Il finit par répondre :

— Je prends ma veste et j’arrive, ne bougez pas.

FIN

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Drômoise d’origine et Grenobloise d’adoption, Éléonore Sibourg est docteur en lettres et professeur de français. Les incohérences et paradoxes qu’elle observe (et qui sont parfois les siens) sont le terreau des histoires qu’elle écrit : rapport hommes/femmes, écologie, dérives de la société moderne… Notre monde ne manque pas de sujets qui prêtent à la critique, à l’humour ou à la poésie, pour cette amoureuse des champs et des terrasses de cafés.