Évolution

D’abord, c’est le chaos. Dans les premiers instants qui suivent l’explosion du sac, d’incessantes collisions entre les particules de carton répandent une énergie fulgurante. Puis l’immobilité est glaciale. Le magma originel fusionne toutes les pièces dans une soupe indistincte. Le temps n’existe pas encore. Peu à peu des forces primordiales isolent les éléments de même couleur. Des galaxies s’enroulent sur elles-mêmes se forment et s’éloignent lentement les unes des autres. L’expansion de la matière colonise l’espace disponible, la table du salon, puis la table basse, puis toutes les tables.

C’est le hasard qui provoque la première mutation. Deux minuscules morceaux situés l’un à côté de l’autre se connectent. Sur le canapé, il ouvre un œil.

Il a mangé, il a dormi, il a regardé ses écrans. La curiosité le pousse à jouer avec les morceaux. Le temps commence à s’écouler. D’abord, c’est la démarche essai-erreur, répétée dix fois, cent fois, mille fois. Chaque emboîtement provoque le frisson inédit d’une émotion enfouie dans des plis de son cortex. Une pièce avec un bord rectiligne. Encore une pièce. Le petit bruit – minuscule – Encore une fois,. Comme le jeune Pythagore qui trace un triangle dans le sable doré d’une plage grecque, il invente la géométrie. Les bords se rejoignent. Ils contiennent tous les possibles dans une surface finie. L’ordre est un futur envisageable.

L’œil, le cerveau, les mains. Partir d’une tache de couleur et puis la faire grandir, comme on plante une graine. Recréer le monde à partir d’un brin d’herbe, de l’éclat d’une vague, du reflet du soleil sur la pierre. Rien n’est acquis cependant et la progression demeure erratique. Les détails de la photo sur la boite ne sont plus reconnaissables une fois éclatés, découpés, perdus dans la masse. Les repères se brouillent et se confondent à passer sans cesse du global au morcelé, du but à la tentative. Le moment ne ressemble à rien de connu, c’est un basculement. L’homo puzzliens est apparu au début du 21e siècle.

Les progrès rythment les mornes journées étirées à l’infini. Il invite ses coconfinés à jouer avec lui. Les avancées sont les seuls événements remarquables dans la suite des heures semblables aux heures. Il célèbre les réussites dans la cuisine et sur le Grand Réseau. De nouveau, des discussions et des rires dans la maison. Le bonheur est à portée de main. Mais le puzzle est difficile à finir.

Il établit des plannings pour assembler plus vite. Des stratégies sont mises au point, des protocoles validés, des normes édictées. Des tensions éclatent, çà et là pour l’accès aux morceaux. Rien de grave. Sur le Grand Réseau, des théories circulent sur un puzzle gigantesque qui les contiendrait tous. Toutes les parties familiales sont une partie du tout. Il faut industrialiser l’assemblage, c’est la seule voie possible.

Il rassemble un groupe d’experts sur le Grand Réseau. Une fois le puzzle global assemblé nous serions tous sauvés. Il lance une consultation via les écrans et la population se prononce favorablement, les gouvernements nationaux sont dissous. Le Grand Puzzle se réunit par téléconférence et édicte de nouvelles lois mondiales. L’assemblage devient obligatoire à partir de 13 ans. Des preuves irréfutables sont diffusées sur le Grand Réseau : longtemps pris pour une représentation du réel, le Puzzle contient le réel. Le Puzzle est le réel. Le Grand Puzzle est son représentant. Il faut finir au plus vite. Le Grand Puzzle décide des mariages et des naissances pour que les assembleurs améliorent leurs capacités. Toute dissidence est sévèrement punie, pas de puzzle pour les ennemis du Puzzle.

À l’heure où j’écris ces lignes, nous sommes en 50 après GP*, toute la planète est occupée à finir le Grand Puzzle. Toute ? Non, un village peuplé d’irréductibles Gaulois…

*GP : grand puzzle

FIN

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Je suis une lectrice intrépide, installée le temps d’une pause à Berlin ville-voyage, si loin, si proche.

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