Confiné en plein cœur

— Enfermé ?

— Oui toujours.

— Pas trop dur avec ton coloc ? C’est toujours mieux que de vivre ça seul je trouve. Ça commence vraiment à me courir sur le système.

— Eh bien non, ça va. Il s’occupe. Mais il tourne en rond, tu vois ?

— Carrément.

— Sortir ne lui manque pas, tu sais comment il est. Son travail lui manque par contre. Du coup il fait à manger pour se rendre utile. Je ne me plains pas !

— Ha ouais, le chanceux. Aucune demoiselle, mais un cuistot. C’est déjà ça.

— Comme je te le dis, je ne me plains pas.

— Tu lui diras qu’il ne loupe rien. La ville est vide comme après le claquement de doigts de l’autre vilain dans le film là…

— Thanos ?

— Ouais, exactement ! Bref. Je livre toujours le courrier pour ma part. Et ce n’est pas de la tarte. L’autre jour les flics m’ont pincé ! Ils avaient fermé une voie verte qui m’évitait un putain de détour. Maintenant, si je « montre le mauvais exemple », directe une amende pour La Poste. Et crois-moi je le sentirais passer.

— Oui, tu me disais que ce n’était pas super en ce moment au boulot… Tu aurais dû partir avant.

— Peut-être. Au moins j’ai toujours mon salaire. Mais je te jure vieux, dans le centre de tri, les règles sanitaires ne sont pas réellement respectées. Cela me rend dingue. D’autant que les chefs, ce n’est pas eux qui viendraient se mouiller en notre compagnie ! Et ce n’est pas le pire. Je constate qu’un nombre hallucinant de gens ne respectent pas le confinement. Rien qu’un exemple : un couple de petits vieux qui profitent de leur chien pour se balader trois fois par jour. De mes propres yeux je les ai vus. Je suis sûr que le clebs n’a jamais autant profité de la lumière du jour ! Bordel. À cause de ce comportement individualiste, on va droit vers des semaines supplémentaires de confinement. J’ai envie d’aller à mes festivals, moi !

— Oui c’est sûr. Après, je vais courir moi tu sais.

— T’es fou ou quoi ?

— Pas du tout ! C’est bon pour le système immunitaire. Et puis je deviendrais zinzin à ne sortir qu’une fois par semaine pour les courses. Un autre fait divers ajouté dans les journaux que tu livres. « Deux colocataires s’étranglent avec leurs manettes de jeux… »

— Je ne livre pas les hebdomadaires de ce genre. Franchement tu devrais cesser. Le gouvernement devrait tout verrouiller et laisser seulement les militaires nous ravitailler. En un mois ce serait plié. Regarde, les chinois ressortent après deux mois seulement. Nous ça va durer combien de temps encore ? Jusqu’à la rentrée ?

— Tu y vas un peu fort. D’autant que je cours seul, moins d’une heure et que je ne touche ri…

— C’est pas le problème ! Ça encourage les autres à n’en faire qu’à leur tête !

— Doucement frérot, doucement. Et si on parlait de choses plus gaies ?

— Non. Pas tant que tu avoueras avoir tort.

— D’accord. J’ai tort.

— Tu te fous de moi, là ! Bordel. Tu ne vas pas en démordre, hein ? Et pas la peine de hausser les épaules comme ça. Je déteste lorsque tu t’en sors sans arguments c’est comme avec maman où… Pff. Laisse tomber, ça ne sert à rien.

— Ça va aller, ou tu as besoin qu’on ferme l’application et qu’on se rappelle plus tard ?

— Non.

— Bon…

— Rien de neuf ?

— C’est-à-dire ?

— J’en sais rien. Parle-moi d’autre chose sinon je fais un détour dans ma tournée et je te dépose une surprise odorante dans ta boîte aux lettres. Je sais où tu habites !

— Haha c’est ça, essaye donc !

— Tu paries ?

— Alors qu’est-il arrivé depuis la dernière fois où l’on s’est parlé…

— Ha !

— « Ha » quoi ?

— Tu souris.

— Et alors ?

— Tu souris de cette manière niaise chaque fois que tu as discuté avec une jolie fille et que le courant est bien passé. Le peu de fois où ça arrive. Attends mais comment tu as pu rencontrer une meuf dans ce contexte ? Putain vieux, t’as pas fait le con quand même ?

— Non, non ! Tu vas trop vite là !

— Ha bon ? Tu vas me dire que tu n’as pas rencontré de fille ?

— Bah…

— Que tu n’as pas fait une entorse au confinement même minime ?

— Heu…

— Tu vois ? Je te connais trop. Bon maintenant, raconte tout à ton grand frère. Sinon tu vas encore tout foirer. Remarque, ton cerveau a toujours été ton atout. Alors attendre pour le contact physique devrait être une bonne affaire pour toi.

— Hey ! Ça veut dire quoi ?

— T’occupes. Vas-y déballe.

— Mais…

— Allez !

–… Bon. Oui c’est vrai j’ai rencontré…

— J’en étais sûr !! Comment s’appelle-t-elle ?

— Élise et…

— Elle est jolie ?

— Je peux en placer une ou tu veux juste une liste rébarbative ?

— OK, OK. Prends ton temps mon vieux. Mais je te rappelle que je travaille demain. Essaye de faire plus court que d’habitude !

— Je t’en foutrais, moi ! J’ai un rendez-vous téléphonique tout à l’heure comme je te l’ai dit de toute façon.

— Ha ha, même par écrans interposés c’est toujours aussi facile de te titiller ! Allez frérot, tu peux commencer. Je t’écoute bien sagement.

— Sûr ?

— Hum hum.

— Alors, c’était il y a cinq jours, vers vingt heures, après les applaudissements. Ça devient un rituel, même si de moins en moins de monde y participe. En tout cas le point positif, c’est que nous avons rencontré les jeunes de notre résidence. Nous sommes les derniers à avoir emménagé et ils se trouvent tous dans les bâtiments voisins. Voilà pourquoi nous ne les connaissions pas. Du coup, les familles et personnes âgées se sont abritées du froid après quelques applaudissements. Nous, nous avons continué à bavarder tout en buvant une bière.

— L’apéro. Ça, c’est un rituel à ne pas perdre !

— Tout à fait. Enfin, là un membre du groupe nous alpague depuis son balcon, demande notre âge et nous propose de le rejoindre sur Facebook pour discuter, organiser des sessions pour s’occuper la journée, des jeux, et cetera. Parmi eux il y a cette fille qui nous regarde. David reste en retrait, tu sais qu’il n’est pas très sociable. Du coup je nous présente et elle me semble intéressée par moi.

— Tu te perds en conjectures, encore une fois… Faut vraiment que tu arrêtes de trop réfléchir. Mais j’en suis heureux, tu n’as pas changé d’un poil !

— Non mais attends, ce n’est pas tout.

— Vous chattez, j’imagine ?

— Un peu mais en groupe. Finalement nous les rejoignons le samedi soir. Tu sais, « TOUS AUX BALCONS ». Dans la résidence plus éloignée, un mec a un set de DJ. Pendant une heure, comme c’est autorisé je te le rappelle, il met du son. Et c’est génial ! Pour le coup nous sommes sortis avec nos verres, tout en gardant un intervalle de sécurité entre nous sans jamais se toucher.

— T’es pas sérieux !?

— Je sais, je sais. Mais cela fait tellement de bien de sortir avec des gens, discuter et danser. Mêmes aux autres balcons autour, les personnes allumaient des lasers et d’autres lumières. Vraiment, pas besoin d’être dans le centre-ville pour avoir une bonne ambiance.

— J’avoue que de mon côté, c’était mort. On entendait d’autres s’amuser seulement. Par contre tu me déçois un peu. J’espère sincèrement que tu n’as pas chopé cette saloperie en sortant malgré les recommandations. Ce n’est pas pour te faire la morale ou quoi que ce soit, mais…

— Je sais Marc.

… Avec maman dont on ne sait pas si…

— Je sais. Mais ça ira pour maman. Tu sais que ça peut être n’importe quoi d’autre. La connaissant, ce sera passager. Tous les printemps c’est comme ça.

— Hum.

— Marc ?

— Oui. Oui, tu as raison. On se concentre sur le positif, hein ? Par contre, tu ne m’as pas dévoilé le plus important.

— Qui est ?

— Mensurations ?

— Vraiment, tu n’es pas possible.

— Quoi ? Faut bien que je l’imagine. Je ne l’ai pas vue encore.

— Le truc, c’est qu’elle est en fauteuil roulant.

— De quoi ??

— Non, ne t’inquiète pas. Enfin je veux dire, ce n’est pas grave de base.

— Oui, si tu le dis.

— En tout cas, c’est temporaire. Elle a eu un accident la veille du confinement. Un peu comme mon vol de portable. Histoire de rajouter un peu de drame à toute cette histoire !

— Haha, vraiment vous faites la paire ! Elle va bien au moins ?

— Oui. Juste le pied dans le plâtre. Du coup sa tante est là ainsi que sa grand-mère. Je te passe cette histoire. C’est sa tante qui l’aide vu que, bien malgré nous et surtout moi, on ne peut le faire sans risquer de l’infecter.

— Bien.

— Elle joue du violon et a été championne d’escrime.

— Ha ! Une sportive, ça te change. Du coup j’imagine qu’elle n’est pas blonde ?

— En fait, si.

— Bon sang. Ce que tu es prévisible mon vieux. Laisse-moi deviner : petite et bien roulée ? Plus vieille sans doute. Deux ou trois ans je dirais ?

— De deux ans.

— Deux ans.

– …

— Haha tu devrais voir ta tête !

— Je me rends compte que tu avais raison. Ce qui est extrêmement perturbant tu dois l’avouer.

— Holà, l’élève tente de rattraper le maître ? Dans tous les cas, bien joué petit frère, bien joué. Donc Élise, blonde jolie et menue, plus âgée versée dans la musique… Ça te rappelle quelque chose ?

— Oui. Tu ne vas pas en faire un fromage quand même ? Mais oui, tu as raison. J’ai un type spécifique apparemment. Encore que, pour la musique, ce n’est pas si souvent.

— Anaïs et Pauline ?

— BREF.

— Haha. C’est drôle quand même.

– … Oui.

— Content pour toi vieux. Fais juste gaffe. Sois patient et passe à l’action dès que possible. Il faut battre le fer tant qu’il est encore chaud !

— Chef, oui chef !

— Haha. Ce qui est bien, c’est que ça te fera penser à autre chose. Pendant le confinement j’avais peur que tu rumines sur Astrid et… ha merde. Désolé.

— Non ça va.

— Mais non ! Tu me fais encore ce regard de chien battu là.

— Pas du tout !

— Mélancolique si tu veux. Mais tu me sors encore ce regard !

— Je peux en parler maintenant. En rire aussi.

— Oui mais pas au fond de toi ! Faut tourner la page mec.

— Comment ? Je sais que c’est elle. Elle fera toujours partie de moi.

— Rah, ne me sors pas ce truc à l’eau de rose.

— Tu n’y crois pas car tu ne l’as jamais vécu.

— Ça n’existe pas le destin ! Juste le bon endroit, le bon moment, le bon état d’esprit, un coup de chance et hop ! C’est dans la boîte.

— Et l’alchimie, qu’en fais-tu ?

— Peut-être que je te dirais bien d’aller la chercher où je pense…

— Je te l’ai déjà raconté, c’était magique. De la magie pure. Ça existe. Je sais que c’est elle. C’est viscéral, OK ? Je ne te demande pas de comprendre, mais accepte mon point de vue au moins. D’accord ?

— On en a déjà débattu quand on était avec les autres. Fais un parallèle avec ton histoire avec Anaïs.

— Ha non, s’il te plaît ne me ressors pas ce dossier !

— Quand plusieurs personnes te font le même retour, c’est que peut-être il y a effectivement un souci, non ? Tu étais d’accord si mes souvenirs sont bons.

— Oui mais…

— Alors ose me dire que tes amis ne t’encouragent pas à aller voir ailleurs ?

— Eh bien pas tous, justement. Tu sais comment cela s’est terminé avec Astrid. Et bien récemment j’ai rencontré quelqu’un. Elle pensait comme moi.

— Elle ?

— Oui, juste avant la fermeture de tous les bars… Non, je ne te détaillerais pas cette histoire maintenant. Je n’ai plus beaucoup de temps.

— Allez !

— Sache juste que mon sentiment ne m’a pas empêché de passer une merveilleuse nuit avec cette fille. D’ailleurs ensuite, nous avons discuté de nos aventures respectives. Elle ressent exactement la même chose sans vouloir revoir la personne en question. Comme quoi, nous sommes tous paumés en un sens.

— Pourquoi ça n’a pas continué avec cette charmante personne ?

— Confinement plus éloignement géographique. Le tue-l’amour suprême.

— Aïe.

— Tu comprends ? J’ai pu aller voir ailleurs. Peut-être serais-je très heureux avec quelqu’un d’autre. Mais c’est elle. C’est Astrid. Qu’y puis-je ? C’était si naturel, tellement simple. Jamais je n’avais ressenti ça avec quelqu’un. Il n’y a rien à ajouter.

— Alors dans ce cas pourquoi cela n’a-t-il pas fonctionné si vous êtes fait l’un pour l’autre ?

— J’ai bien plusieurs pistes. Cependant je n’ai pas envie de me torturer de nouveau avec ça. Ni de t’embêter non plus. J’en ai déjà trop fait.

— Bien. Frérot tu verras. Tu vas faire des folies avec cette Élise et Astrid tombera dans les limbes de l’oubli. Après on en rigolera une bière à la main.

— Mais arrête nom d’un chien ! Je viens de te faire part de ce que je ressens à ce sujet. Pourquoi ne veux-tu rien entendre ? C’est juste que tu ne connais pas ça. Pas encore. D’un côté je t’envie : tu es un ignorant bienheureux.

— Ben voyons.

— D’un autre côté, c’est une quête qui prend fin, ou reste en suspens peut-être ? Dans tous les cas, une autre commence.

— Tu débloques complètement. Bon, parle-moi de la blonde plutôt. Restons concentrés sur le plus important.

— Rien d’autre. Je ne la connais que depuis cinq jours. Sauf, oui. Pour me répéter, j’attends son coup de fil.

— Qu’est-ce que je t’ai déjà dit ? Appelle-la toi-même ! Ne la laisse pas diriger la conversation, tu finirais droit dans la friend zone.

— Mais non. Elle devait finir son entraînement quotidien de musique. Je ne vais pas la déranger. Elle ne va pas tarder vu l’heure qu’il est.

— Ha c’est pour ça que tu m’as dit par message, pas au-delà de 16 h 30 ?

— Oui et… mince ça sonne. Désolé il faut que j’y aille et… ha.

— Quoi, ce n’est pas elle ?

— Si.

— Quoi ? Je ne t’ai pas entendu, répète ?

— Si Marc. C’est elle.

— Roméo, tu souris encore !

FIN

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Je suis un jeune homme de 26 ans possédant une Licence d’Histoire de l’Art et d’Archéologie de l’université de Nantes. J’écris depuis dix ans, essayant de devenir écrivain. J’ai signé un contrat dans une petite maison d’édition. Cette nouvelle sélectionnée par Réticule est néanmoins ma première publication. Pour parfaire mon profil, sachez que je travaille au Musée d’Arts de Nantes, que je pratique des arts martiaux vietnamiens, et que j’appartiens à une association de créatifs nommés Les Aliénés de Cthulhu. Nous commençons à nous faire connaître dans le monde des webséries et diversifions les médias utilisés : vidéo, court-métrage, saga audio, roman, jeux de rôle… Ce fut sous l’influence de ma tante que je me suis mis à lire assez jeune. En particulier des littératures de l’imaginaire. Un jour, j’ai aussi pu lire le manuscrit du frère d’un ami. Ce qui m’a prouvé que, moi aussi, je pouvais écrire. J’ai alors décidé qu’il était temps de passer à l’acte, tout en continuant mes lectures. Je suis passionné par cela et je le resterais probablement à vie quoiqu’il arrive.