Chacun chez soi

« Ting ! » Nouveau message. Le cinquième depuis le début de la journée. Je tends maladroitement le bras pour me saisir de mon portable posé à l’autre bout du canapé, en renversant au passage la pile de linge qui attend d’être repassée depuis le début du confinement. Tout en sirotant mon café déjà tiède, je lis distraitement le SMS qui vient d’arriver. « Tout va bien ma chérie ? Bisous ! Maman » Je me retiens de lui répondre « comme hier et comme demain » vu qu’elle m’envoie ce message tous les matins, ou « pas d’embrassade ! respecte les mesures générales nécessaires pour faire face à l’épidémie dans le cadre de l’état d’urgence sanitaire ! ». J’évite, ma mère n’a jamais compris le second degré. J’opte pour une option plus conventionnelle : « Coucou ! Ça va super, je vais aller courir. Prends soin de toi et de papa. Bisous ! ». Elle devrait être rassurée avec ça.

Bien entendu, je n’ai pas l’intention de sortir pour aller suer en trottinant dans mon quartier. Je n’ai jamais été adepte du running et je ne garde pas un très bon souvenir des séances d’endurance en EPS. Certes, le ciel bleu et le grand soleil printanier devraient m’inciter à sortir, mais je serais plus motivée pour me poser en terrasse que pour user mes baskets. Problème : les bars sont tous fermés. L’alternative « canapé » est donc la seule envisageable dans l’état actuel des choses.

Je termine mon café en deux gorgées, puis je fais un effort surhumain pour me lever et aller déposer la tasse dans l’évier. Au passage, ma vision périphérique me rappelle que du linge m’attend… Aucune urgence, ce n’est qu’un tas de pantalons à pinces et de chemisiers : des vêtements de la vie d’avant, en fait. Après trois jours pendant lesquels je me suis forcée à m’habiller correctement, à me coiffer et à me maquiller, j’ai abdiqué. Ma nouvelle routine ? Queue de cheval floue, crème de jour et jogging informe. Ou pyjama, quand je n’ai pas besoin de sortir. C’est tellement confortable… Travailler dans un ensemble en pilou orné de petites fleurs, il n’y a rien de mieux.

Bosser à la maison, au début, ça ne m’enchantait pas vraiment. Moi qui ai toujours mis un point d’honneur à séparer ma vie privée de ma vie professionnelle… Officiellement, c’est une question d’équilibre, mais en vrai, c’est juste pour ne pas être la gentille collègue à qui on refile les dossiers pourris et en retard. La quiche de service. En instaurant des limites strictes, je ne suis pas dérangée le week-end ou pendant mes congés. Le revers de la médaille, c’est que contrairement à mes voisins d’open space plus zélés, je ne touche jamais mes primes d’objectifs dans leur intégralité. Je m’en fiche en fait : la tranquillité, ça n’a pas de prix.

Mais bon, « à circonstances exceptionnelles, mesures exceptionnelles ! » comme dit ma boss. J’ai consenti à lui transmettre mon adresse mail personnelle (un compte créé spécialement pour l’occasion en fait), ainsi que mon numéro de portable (il sera toujours temps d’en changer après le confinement si elle m’appelle trop souvent). Je travaille officiellement du lundi au vendredi, de neuf heures à midi puis de treize heures à dix-sept heures. Trente-cinq heures par semaine tout pile. Une véritable employée modèle.

En vrai, je bosse de dix-huit heures à minuit, avec une pause Skype vers dix-neuf heures, apéro oblige, et une série ou un film dans un coin de l’écran de mon ordinateur. Finis les regards accusateurs de mes collègues, je suis libre ! Et aussi productive qu’avant, comme quoi. J’ai déniché une fonction « programmation de l’envoi du message » sur ma boîte mail. C’est merveilleux ce petit truc là ! Ça me permet de faire croire que je suis à mon « poste » aux heures de mon choix ! Le travail de la veille est systématiquement envoyé le lendemain, dans des créneaux stratégiques. Et différents chaque jour, pour ne pas éveiller les soupçons… J’ai quand même dû faire un tableau de suivi sous Excel. Comme quoi, tricher est parfois bien compliqué…

« Ting ! » Je reviens vers le canapé pour lire un message de ma collègue maquettiste : elle me réclame le visuel pour le projet V. Je ne comprendrais jamais ces gens pour qui une plaquette d’information est plus importante qu’une pandémie. Je me pose deux secondes pour me remettre le truc en tête : je suis sûre d’avoir déjà planché sur cette commande, mais jusqu’où étais-je allée ?

Je me perds un peu dans les projets, depuis que je télé-travaille : à l’agence, c’est plus simple, chaque client à son espace sur le mur du bureau et notre boss nous briefe tous les matins sur nos retards (pour elle, nous ne sommes jamais dans les temps : tout doit être fait pour la veille, sous peine de nous faire doubler par la concurrence). Les premiers jours, j’ai utilisé le tableau en liège de la cuisine pour recréer un « work board », mais les notes et autres planches d’inspiration ont rapidement débordé de tous les côtés.

Je n’ai plus qu’à croiser les doigts en espérant que je m’étais suffisamment motivée pour tout faire en une fois.

J’allume mon ordinateur et je farfouille dans le dossier « confi » pendant plusieurs minutes avant de tomber sur le fichier « proj V ». Je l’ouvre et je constate avec bonheur que le visuel est terminé. Je vérifie deux trois trucs par sécurité avant d’envoyer le document par mail et de répondre à ma collègue « c’est parti ».

Puis je m’écroule à nouveau sur le canapé. J’ai bien travaillé !

La première chose qui m’a marquée, c’est le bruit, ou plutôt l’absence de bruit, ce silence qui n’est, certes, pas absolu, pollué par le bruit des appareils électriques et de l’extérieur, mais un silence familier et rassurant qui nous enveloppe comme une vieille couverture confortable. Il est rare de pouvoir goûter cette atmosphère ouatée dans nos vies quotidiennes, pris que nous sommes dans le tourbillon de nos activités et dans le rythme effréné de la ville.

Depuis le début du confinement, j’apprécie ce calme qui m’entoure, le réveil-matin éteint, le portable en silencieux, l’absence de voitures dans les rues… Ne reste que le doux chant des oiseaux et le passage du vent. Je ne subis plus les conversations d’open space, les sonneries de téléphone incessantes, les à-coups des photocopieurs et toutes ces pollutions sonores inhérentes au travail. Je suis chez moi, seule, déconnectée, tranquille et heureuse.

Avant, je pensais être fatiguée par les longues journées de travail ainsi que par les transports en communs bondés et oppressants. J’ai réalisé au fil des semaines que ce que je supportais le moins, c’étaient les gens. Je travaille encore, peut-être même plus que d’habitude, car, au-delà des tâches liées à mon activité professionnelle, qui sont nombreuses, ma patronne ne m’a pas oublié, j’ai ressorti de mes cartons un projet d’album qui obsède mes pensées depuis plusieurs années.

Nous avons tous un rêve, un objectif un peu fou, une envie irrationnelle, que sais-je encore, qui nous trotte dans la tête. Et nous manquons tous de temps. Cet isolement forcé, je ne le vis pas comme une contrainte ou une punition, j’y voit plutôt une merveilleuse occasion de reprendre le contrôle sur la gestion de mon temps.

Et qu’est-ce qui est plus précieux que le temps ? Vivre à son rythme est un luxe dont la valeur est inestimable.

Ce constat, qui, de prime abord, est évident, est la seconde chose que j’ai réalisé pendant ce confinement. Chaque jour, je donne des heures de vie et une précieuse énergie à mon entreprise, et pour quel résultat ? Le jeu en vaut-il vraiment la chandelle ?

Je suis redevenue maîtresse de mon temps, et je culpabilise un peu lorsque je sollicite mes collègues : j’ai l’impression de leur voler une partie de cette liberté qui m’est si chère. Je me suis donc fixée des limites : un seul message par jour et par personne, après le déjeuner. Cela me force à synthétiser mes demandes et à être la plus exhaustive possible, ce qui me fait un bien fou. Avant, je pouvais envoyer des centaines de mails ou de SMS au cours d’une journée, parfois pour revenir sur un point de détail fort peu utile. Par ricochet, je devais traiter des centaines de réponses et être en permanence aux aguets, dans un état de veille permanent épuisant et délétère pour ma capacité de concentration.

Je redécouvre aussi mon appartement, ses volumes, ses couleurs, ses odeurs, mélange parfumé dans la salle de bain, effluves de lessive venant des draps dans la chambre, ou souvenirs olfactifs des plats qui ont mijoté dans la cuisine. Comment ai-je pu ignorer toutes ces choses pendant si longtemps ?

« Tu t’es mise à la pleine conscience ? » m’a demandé une amie quand je lui ai parlé de ces sensations nouvelles, pendant notre conversation téléphonique hebdomadaire. Ne sachant pas de quoi elle parlait, je l’ai longuement interrogée sur le sujet, avide d’en apprendre plus sur ce phénomène fabuleux. J’ai griffonné quelques notes sur un carnet qui me suis partout désormais car je suis bien décidée à vivre ma vie pleinement et à ne plus subir les contraintes extérieures.

Bien entendu, je me suis demandée comment je pourrai concilier cette nouvelle philosophie de l’existence avec mon travail, le déconfinement arrivera bien un jour et, même si la perspective de reprendre le métro ne m’enchante guère, je ne peux pas non plus envisager de m’enfermer dans mon appartement comme dans une tour d’ivoire. La vie est dure, violente, incontrôlable, mais si on ne s’y frotte pas, on ne vit pas.

J’ai encore quelques semaines pour trouver une réponse à cette question, même si je sais que les heures à venir vont filer comme le vent. Les minutes semblent glisser si vite entre nos doigts quand nous sommes maîtres de notre temps. Je peux résoudre ce problème, je le dois, je me le dois. Je ne veux pas perdre ses sensations et ses émotions nouvelles qui me font apprécier la chaleur d’un simple rayon de soleil lorsque je prends le thé sur mon balcon. J’en ai besoin.

En attendant, l’heure est venue de me remettre dans mes dossiers professionnels. Tout est planifié : lecture des messages, rédaction d’une liste de tâches et pour finir, mise en page dans un logiciel dédié.

Ma collègue m’a envoyé ses croquis : je vais pouvoir commencer à travailler.

Je termine la vaisselle du déjeuner en sifflotant. Je les ai gâtés ce midi : salade tomate/mozzarella, gratin de pâtes à la courgette et pour finir, un gâteau aux pommes confectionné ce matin avec les enfants. Le grand a découpé les fruits, la petite a mélangé les ingrédients. Je les ai occupés pendant une bonne demi-heure, ce qui m’a rempli d’un sentiment de fierté très agréable. Il faut dire que depuis un mois, trouver une activité qui retient leur attention pendant plus de 10 minutes est devenu une mission impossible. Avant, je pouvais les emmener au parc, par exemple : entre le trajet à pied, les bonjours aux copains, les courses poursuites entre les jeux, le goûter et la pause pipi aux toilettes publiques, cette sortie toute simple prenait deux bonnes heures. Désormais, coincés dans 70 mètres carrés, au troisième étage sans balcon, se supporter sans se hurler dessus est un défi quotidien.

J’adore mes enfants, c’est un point qui ne se discute même pas, mais je dois avouer que depuis le début du confinement, je rêve d’un peu de tranquillité. Je suis pourtant habitué au bruit et à un rythme trépidant : étant commercial, et donc un des piliers de l’entreprise, je passe mon temps dans des transports en commun bondés pour honorer des dizaines de rendez-vous, allant d’une entreprise à une collectivité locale, en passant par une boutique indépendante. Je dois sans cesse m’adapter à mon interlocuteur et faire fonctionner ma matière grise à plein régime pour proposer le produit susceptible de le séduire. Et de lui faire signer un contrat avec ma boîte plutôt qu’avec la concurrence. Qui est très rude, en région parisienne. Heureusement que je suis le meilleur.

Depuis que nous sommes tous plus ou moins assignés à domicile, j’essaye de garder le contact avec mes clients : il reste quelques dossiers à boucler, malgré la crise. J’ai totalement arrêté la prospection, les rentrées d’argent étant quasiment inexistante chez la plupart de mes cibles potentielles : quand un restaurant ne peut pas ouvrir ses portes à sa clientèle, il ne dépense plus rien en publicité. Ce n’est que partie remise : je repartirai en chasse cet été !

La situation fait que j’ai beaucoup de temps libre, alors ces longues heures disponibles me servent à devenir le super papa que j’ai toujours rêvé d’être. Et le super mari, aussi. Mes horaires de travail et les dossiers que je ramène à la maison m’ont longtemps servi de prétexte pour ne m’a m’investir dans la vie domestique. J’ai beau prôner le partage équitable des tâches, la plupart du temps, je quitte l’appartement alors que les enfants dorment encore et le soir je me contente de mettre les pieds sous la table avant de m’écrouler sur le canapé devant la télévision. Mon excuse la plus simpliste ? Ma femme travaille à mi-temps, normal qu’elle gère les petits, les courses et le ménage ! La chance que j’ai est que l’être merveilleux qui a choisi de partager ma vie se contente de me faire un petit sourire en coin lorsque j’évoque mes grandes théories sur le fonctionnement du couple devant nos amis.

Pour la remercier de sa loyauté sans faille et pour me faire pardonner tous ces week-ends où j’ai préféré aller jouer au foot avec mes potes plutôt que de l’aider à la maison, depuis quatre semaines, je me suis transformé en elfe domestique. Au début, j’ai eu un peu de mal avec la cuisine, premièrement parce que je ne savais pas où étaient rangées les casseroles et deuxièmement parce que mon « plat signature » était les nouilles chinoises instantanées. Grâce à une exploration minutieuse des placards et à une fréquentation assidue des sites de recettes sur Internet, je suis désormais capable de nourrir toute la famille avec des plats sains et délicieux, dans lesquels je planque des légumes. Je suis devenu un véritable cordon bleu.

Concernant le ménage, c’est du 50/50 : bien obligé, un handicap visuel étrange fait que je suis incapable de voir la poussière ou de remarquer les traces sur les vitres. C’est peut-être génétique. Pour les enfants, je les prends en charge le matin et ma femme les gère l’après-midi. J’aide le grand avec ses devoirs, elle fait les activités envoyées par la maîtresse avec la petite. Pour nous aérer un peu et pour éviter toute envie de meurtre, je vais courir avec notre fils tandis que ma femme et ma fille vont chercher le pain. Le temps passé devant les écrans est strictement encadré et je remercie intérieurement chaque jour mes parents pour avoir précieusement conservé tous les jeux de société de mon enfance. Je peux dire, le plus sérieusement du monde, que les petits chevaux ont sauvé ma famille.

Nous pourrions presque vivre dans une parfaite harmonie s’il n’y avait pas ces satanés problèmes de mathématiques. « Un train part de Bordeaux vers Paris à 7h37. Il roule à la vitesse de 215 km/h. A 8h12, un train part de Paris vers Bordeaux. Il roule à la vitesse de 192 km/h… » La question est, bien entendu, de savoir à quelle heure ces deux fleurons de la SNCF vont se croiser ! Moi, ce qui m’intrigue, c’est la différence de vitesse entre les deux trains et, surtout, l’intérêt de déterminer l’heure à laquelle ils vont passer au même point. Les passagers veulent se faire coucou à travers les vitres ? C’est absurde ! Je n’en peux plus de ces histoires de baignoires qui se vident et de ses calculs savants d’achats de viennoiseries. A chaque fois que je m’attelle à résoudre une de ces énigmes, je prie pour qu’un message professionnel me donne une bonne raison d’abandonner mon fils à son triste sort. C’est lâche, je sais, mais c’est la seule façon de ne pas perdre la face, ni mon statut de super papa.

La maquettiste m’a d’ailleurs tiré ce matin des griffes d’un problème de chute de neige, totalement d’actualité en plein mois d’avril au passage, en m’envoyant une plaquette à faire valider par un client. Dès que j’aurai fini d’essuyer les assiettes, je me remettrai au travail.

Le chat et moi, nous nous sommes lancés dans une compétition d’un genre nouveau : c’est à celui qui passera le plus de temps à dormir. J’ai tendance à la jouer à la loyale, alors que lui, il triche. Vers 3 heures du matin, cette petite boule de poils maléfique prend un malin plaisir à me sauter dessus pour me réveiller en sursaut avant de se pelotonner dans le creux du ventre de ma copine pour ronronner à plein régime. Impossible de me rendormir : mon cœur bat à cent à l’heure et puis je ne supporte pas le bruit. Voilà comment il gagne une bonne demi-heure chaque nuit. En journée, c’est plus compliqué pour lui : sa maîtresse passe son temps à le solliciter, en lui réclamant des caresses ou en lui servant une gamelle de croquettes. Difficile de refuser quelque chose à l’être qui vous nourrit, il sait bien qu’il doit prendre soin de son humain. Je profite alors de ma capacité à somnoler dès que je reste immobile plus de cinq minutes pour rattraper mon retard.

Mon record est de 16 heures de sommeil et siestes diverses sur 24 heures. Une belle performance réalisée alors que ma copine travaillait encore, me laissant donc le champ libre pour exploiter le potentiel de ma flemme. À peine avais-je eu le temps de trouver la meilleure place pour m’écrouler sur mon canapé que son directeur la renvoyait chez nous pour télé-travailler C’en était fini de notre tranquillité, au chat et à moi. Pas pour longtemps, heureusement. Elle a bien essayé de nous faire bouger, pendant les premiers jours du confinement, mais face à notre résistance acharnée, elle a dû accepter l’évidence : elle vit avec des grosses feignasses.

Nos deux paires d’yeux verts mi-clos la regardent donc sortir pour aller courir tous les matins. Elle est toute douce dans son jogging, le chat va toujours se frotter à ses mollets avant de retourner se coucher dans son panier. Moi, je me contente de lui faire un petit signe de la main depuis notre lit, interrompant ma lecture matinale pendant un instant. Je lis beaucoup depuis le début du confinement, tous les ouvrages de la bibliothèque y sont passés, des romans aux bandes-dessinées en passant par les guides pratiques. Je suis incollable sur « les techniques naturelles de nettoyage de nos grands-mères ». En théorie, parce qu’en pratique…

Ayant réduit drastiquement mes besoins, je ne vois pas l’intérêt de faire plus que le minimum. Comme je traîne en caleçon et en T-shirt tout le temps, une lessive tous les 15 jours, c’est bien suffisant, comme je me nourris uniquement de céréales pour petit-déjeuner, je n’utilise pas grand-chose niveau vaisselle, à peine un bol et une petite cuillère et comme je ne sors plus, je ne salis pas le sol, c’est l’évidence même !

Je m’économise. Il faudrait quand même que je contacte ma chef et mes collègues. Si je me souviens bien, on devait rendre un dossier avant le mois de mai. Et puis ma copine n’en peut plus de me voir glander (alors qu’elle ne reproche rien au chat, quelle injustice), il faudrait donc que j’allume mon ordinateur avant son retour, histoire de lui faire croire que je travaille…

« Les tomates que j’ai achetées au marché, é e s ! » Ma fille me regarde avec de grands yeux admiratifs : maîtriser l’accord du participe passé, c’est comme avoir un super pouvoir. Je profite de ma petite minute de gloire avant de passer aux exercices d’histoire géographie : je vais moins faire ma maligne quand il s’agira de replacer les principaux fleuves français sur la carte…

Mon portable vibre : nouveau message du père de la petite qui ne pourra pas venir la récupérer jeudi soir pour cause de réunion en visioconférence. Je ne supporte plus ces changements d’emploi du temps intempestifs qui m’obligent à m’adapter en permanence à l’emploi du temps de Monsieur. Moi aussi j’ai une entreprise à gérer, je ne dispose pas de mon temps comme je le souhaite !

La question que j’ai le plus entendu après notre séparation est « pourquoi tu l’as quitté ? » suivi d’une myriade de « bonnes » raisons de le garder : il gagne bien sa vie, il a de l’humour, il est bel homme et, cerise sur le gâteau, il ne m’a jamais trompée ! C’est sûr que si je devais construire ma vie avec une liste de « qualités » à cocher, il aurait tout bon. Son seul défaut ? Il n’est pas fiable, mais alors pas du tout ! C’est le genre d’homme qui, sous son aspect de gendre idéal, cache une planche pourrie de première catégorie. Je ne compte plus les fois où il a oublié d’aller chercher notre fille à l’école, de faire les courses ou de me prévenir qu’il avait invité des amis à dîner. « Il t’aide à la maison, c’est déjà bien ! » Non, donner un coup de main quand ça lui chante et me mettre dans la panade tous les quatre matins, c’est juste insupportable. J’ai donc arrêté de le supporter, et je lui ai gentiment, mais fermement, indiqué la porte. Et j’ai bien fait : je n’aurais jamais pu rester confinée avec lui.

Je ne fais même pas l’effort de lui répondre. Qu’il vienne quand il pourra, de toute façon, il nous trouvera à l’appartement, nous ne sortons plus du tout. Je me fais livrer les courses et pour prendre l’air, il y a les pelouses de la résidence. Le sac de ma fille est toujours prêt, rangé dans le fond de sa penderie, au cas où son papa débarquerait pour la garder quelques jours. C’est une chose qui peut arriver.

Nouveau message, de mon commercial cette fois-ci. Le projet V. est bouclé et il me demande ma validation avant d’envoyer les visuels au client. Il semblerait que notre chef de projet soit encore aux abonnés absents. Depuis un mois, je dois pallier ses manquements en permanence, il m’épuise, lui aussi.

J’essaye de me concentrer sur le dossier mais la vibration des basses provenant de chez mes voisins m’empêche de mobiliser sereinement mes capacités de réflexion. Les locataires du 3B vivent dans une ambiance de boîte de nuit de midi à minuit. Plusieurs visites du président du syndic n’ont rien donné : les « petits jeunes » refusent de comprendre qu’ils ne sont pas seuls dans l’immeuble. Les autres résidents, en majorité à la retraite, ne me posent pas ce genre de problème. Et même quand ils sont un peu sourds, ils sont équipés : sonotone ou casque pour regarder la télévision à tous les étages ! La vie moderne a de bons côtés.

J’envoie ma fille jouer dans sa chambre tandis que je cherche une paire de bouchons d’oreilles dans le tiroir de mon bureau. Elle a très rapidement pris le rythme du confinement : devoirs le matin, cuisine le midi, jeux l’après-midi et film tous les soirs après le dîner. Nous avons revu tous les classiques Disney et nous avons attaqué les Pixar. Je préfère, car les histoires de princesses en mal de princes charmants qui remplissent leurs journées en effectuant des tâches ménagères, je commence à saturer. L’argument principal de Blanche-Neige pour se faire accepter chez les sept nains ? « Je ferai la vaisselle », génial !

Quand le temps le permet, nous allons nous aérer une heure ou deux : ma fille court dans l’herbe, je fais du yoga en plein air et nous rentrons calmées et relaxées à l’appartement pour l’heure du goûter. Le maître mot : efficacité !

Et nous faisons aussi une cure de fruits et légumes bio depuis un mois. Je cuisine la plupart du temps avec ma fille, essentiellement pour lui montrer que les haricots verts sont aussi gentils que les poissons panés, mais aussi pour lui apprendre à être autonome. Je ne vais pas lui éplucher ses pommes toute ma vie…

Le « boum-boum » de la techno s’estompe grâce aux boules Quies et je peux enfin me concentrer sur le dossier V. Rien de compliqué, mais je dois être attentive au moindre détail afin de rendre un travail de qualité et d’éviter des aller-retours entre l’équipe et le client. Il est déjà difficile de reprendre des projets en temps normal, quand tout le monde travaille dans la même pièce, alors en ce moment… Une modification insignifiante, une couleur ou un recadrage d’image par exemple, peut prendre un après-midi entier !

Je tente de relancer le chef de projet par messagerie tout en envoyant les corrections à la graphiste par courriel. Je passe la moitié de mes journées à essayer de mettre mon équipe au travail, avec plus ou moins de succès. Le bureau me manque : vivement le déconfinement que nous nous remettions tous ensemble au travail !

FIN

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Marathonienne de l’écriture via le Nanowrimo depuis plus de 10 ans (j’ai auto-publié un roman, « Des femmes qui ont du chien », après un mois de novembre particulièrement productif), je poste aussi sur Youtube (Mademoiselle Marie Hamel), avec une prédilection pour les inventeurs méconnus, les anecdotes insolites et… le retard chronique !

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