L'avaleur de temps

Je m’appelle Robert Mancini, et il faut que je me rende à l’évidence, je suis né en traînant les pieds. J’ai essayé de ne pas trop le montrer mais mes collègues de bureau se sont très vite gaussés de ma lenteur, de ma résistance à exécuter quelques photocopies demandées par mon supérieur hiérarchique. C’est curieux, mais monter en grade m’a toujours laissé indifférent. Fonctionnaire, catégorie C au service Archives et Documentations d’un ministère, mon bureau est le mieux rangé de l’étage, absolument vierge de tout objet.

La plupart du temps, mon chef avait l’oreille collée au téléphone, était en réunion ou dans la salle de projections du service à regarder des copies de film 16 mm ou des diaporamas. Il gesticulait beaucoup. Prendre des dossiers, les ouvrir, les refermer, tout en fumant cigarette sur cigarette. Mon chef avait surtout le talent de faire croire qu’il était très occupé. Je n’ai jamais su simuler. Quand je n’ai rien à faire, je ne fais rien, je reste les bras posés sur mon bureau vide, je regarde par la fenêtre qui donne sur un parking. Ah, tiens ! La belle secrétaire du grand patron part en avance. Tiens ! Le chauffeur du grand patron brique la belle voiture de fonction.

A une époque, mon horizon s’éclaira car mon chef accepta une jeune stagiaire, étudiante d’une école de cinéma, curieuse, posant sans arrêt des questions à mon supérieur, tout doux, tout fier de se donner une importance. Un matin de 1982, la jeune Mathilde, c’était le prénom de cette stagiaire, revint la mine enjouée, d’une projection d’un documentaire technique consacré au Minitel. La jeune fille, visiblement subjuguée, n’arrêtait pas d’imaginer ce qu’on pourrait faire avec ce nouveau bijou téléphonique. Je détournai le regard de la fenêtre et du chauffeur du patron en train de briquer pour la énième fois sa belle CX et je m’adressai à Mathilde.

« C’est beau l’enthousiasme »

Ce qui eut pour effet d’installer un lourd silence, vite interrompu par mon chef.

« Si on ne veut pas faire la queue à la cantine, il faut y aller tout de suite. »

Je regardai mon bureau vide, espérant avoir quelque chose à ranger, je passai quand même la main sur le bois même pas rayé et je me levai. Une chose un peu perturbante se passa car mon chef dit d’une voix autoritaire.

« Mancini, vous mangerez à notre table et soyez enthousiaste. »

Il rit bruyamment mais il était bien le seul. J’appréciai le geste de Mathilde qui me prit la main et me gratifia d’un sourire timide.

En général, je mange seul ou alors je me mets à un bout de table, et si possible loin de mes collègues qui ne peuvent s’empêcher de sortir quelques remarques acides.

« Alors Mancini, combien de photocopies aujourd’hui ? »

Enthousiaste, c’est un mot que j’aime prononcer et pourtant si loin de moi. J’ai même consulté le Larousse où on peut lire que l’enthousiaste, dans la période antique, est celui qui est possédé par les dieux. Moi, c’est plutôt un trou noir qui m’a gobé et me digère lentement. Ai-je jamais été enthousiaste ? Aussi loin que m’emmènent mes souvenirs, je me suis toujours ennuyé. Enfant unique, de parents, enfants uniques, je n’ai jamais cherché à me faire des amis.

« T’as le goût à rien » me serinait ma mère.

« Viens, je t’emmène faire une promenade au cimetière » m’ordonnait ma grand-mère, vieille misanthrope portée sur la bouteille, remplie d’une abominable piquette.

Bon, j’avoue. J’ai quand même vu quelquefois l’enthousiasme faire escale dans ma tête d’ado. L’été, mes parents louaient un mobile home au Crotoy, dans la baie de Somme. Promenade pédagogique, pêche à pied et visite obligatoire du Parc Ornithologique de Marquenterre. Patienter dans une cahute, jumelles devant les yeux et voir enfin le héron cendré, le canard souchet, la spatule blanche. Beau spectacle, mais je gardais mes sensations pour moi. Ma mère se faisait confidente et se confiait à mon père qui pensait déjà à l’apéro du soir, pastis saucisson, pris en compagnie de ses voisins, les mêmes depuis au moins dix ans, un couple sans enfants.

« Robert a l’air de s’intéresser à quelque chose, pourvu que ça dure »

L’été de mes seize ans, toujours au Crotoy, toujours dans le même mobile home, toujours à côté des mêmes voisins, mes parents m’autorisèrent à me balader seul dans la baie. Je marchai, chaussé de grandes bottes à la recherche de la salicorne sauvage. Salicorne, un mot d’été, appris au cours des promenades pédagogiques, une herbe succulente cuisinée en salade, très recherchée par les restaurants du coin. Mes pas s’arrêtèrent au pied d’un homme en ciré et en bottes, accroupi, tenant dans ses bras un héron cendré aux pattes baguées. Je me surpris à poser quelques questions à cet homme aux gestes doux, tenant tendrement l’oiseau à la patte cassée. Je déclenchai une avalanche de mots comme si ce bon samaritain n’avait pas parlé à un semblable depuis plusieurs jours.

Explications sur le baguage des oiseaux sauvages, le fichage de chaque animal…

« C’est votre métier ? »

« Et oui, mon petit gars mais ça ne l’a pas toujours été, il faut que je te raconte mon histoire »

Puis s’adressant à l’oiseau.

« J’en ai pas pour longtemps, mon pépère »

Et il se lança, visiblement content de partager ce moment avec moi.

« Pendant vingt ans, j’ai travaillé comme ouvrier d’entretien dans une usine textile. Tous les matins, je me suis pointé à l’arrêt du car qui faisait le ramassage des salariés et huit heures par jour, je réglais les machines à tisser. Je n’ai pas vécu l’enfer, j’avais des potes. Je ne me posais pas plus de questions que ça. Un point c’est tout. Je ne me demandais même pas si j’étais heureux, juste content d’avoir un job. J’ai même fait rentrer ma femme dans cette boîte, ni pire ni meilleure qu’une autre. Jusqu’au jour où j’ai entendu aux actualités régionales, un mot rare à l’époque : délocalisation et j’ai vu la tronche d’un ouvrier hongrois qui, d’ailleurs, à quelques détails près, avait la même tête que moi. Une fin d’après-midi, les portes de l’usine se sont ouvertes devant ma femme et moi, libres dans notre nouvelle prison à ciel ouvert. Du jour au lendemain, plus rien. Un peu de répit grâce aux indemnités de licenciement. Le parcours du combattant de la recherche d’emploi. Les réponses, à peu près toujours les mêmes. « Ce n’est pas exactement le profil que nous recherchons »

« Déprime, honte devant ses propres enfants, alcool. Un peu d’espoir avec ma femme qui retrouva un travail à mi-temps. »

L’homme à l’oiseau blessé s’arrêta pour me donner la petite bête inquiète.

« Allez ! N’aie pas peur »

Il se releva et continua son récit.

« De longues ballades dans la baie de somme et la pêche à pied m’aidaient à garder le moral, jusqu’au jour où je suis tombé sur un vieil homme, penché sur le viseur d’un appareil photo sophistiqué, posé sur un pied. Un ancien professeur de sciences naturelles devenu un ornithologue amateur. »

Presque véhément, il me prit à témoin.

« Tous les jours, je me promenais sous la voûte céleste en compagnie d’oiseaux sauvages et je n’avais même pas eu la curiosité de me renseigner sur ces êtres vivants, habitants du monde au même titre que moi. »

Devant mon attitude un peu gauche, il me reprit l’oiseau.

« Très souvent, je rejoignais le vieux professeur, qui patiemment, m’enseignait des merveilles que je ne pensais pas accessibles à un type comme moi. Jusqu’au jour où, comme si mon apprentissage était terminé, le vieil homme me donna un bout de papier où était griffonné un nom et un numéro de téléphone. »

Mon interlocuteur fit une pause. Son menton tremblait, les larmes n’étaient pas loin. Après un silence pesant, tout en continuant à caresser le héron cendré qui fermait les yeux, il continua.

« Centre d’Ornithologie de la Baie de Somme ». Entretien et me voilà parachuté technicien territorial affecté à la surveillance des oiseaux migrateurs. Comptage, baguage, etc. Formation de six mois et embauche à contrat indéterminé si tout se passe bien »

« Petit, tu t’appelles comment » ?

« Robert, Robert Mancini, Monsieur »

« Robert, regarde-moi et tu verras un homme heureux. Tous les jours je me promène, une paire de jumelles à la main, j’observe, je surveille mes enfants sauvages, j’arrive à les reconnaître. J’ai l’impression qu’ils ralentissent leurs vols pour me faire un petit coucou. Dans ma petite voiture de fonction, je sillonne les petites routes du littoral. Quelquefois, je m’arrête, tant l’émotion est forte. Avoir attendu cinquante ans pour connaître la liberté. Éprouver du plaisir à se lever le matin pour aller à la rencontre du héron cendré, de l’aigrette. Je ne pensais pas que ça pourrait m’arriver. Certains de mes anciens collègues ne veulent plus me voir car je respire trop le bonheur. À leurs yeux, c’est insupportable. D’autres se sont ressourcés à mon enthousiasme. Tous les jours, je remercie le vieux professeur qui ne vient plus jouir du spectacle des voyageurs du ciel à cause de son arthrose, mais très souvent, je viens lui montrer des images filmées avec mon caméscope. Quelquefois, je me surprends même à remercier l’ouvrier hongrois. Robert, c’est mon histoire, tout le monde n’a pas eu ma chance. »

J’avoue ne pas avoir tout compris. Que venait faire un ouvrier hongrois délocalisé dans son histoire ? Mais je sentais que cet homme avait trouvé sa voie. Chamboulé devant tant de passion, ne sachant que répondre, j’interrompais la conversation.

« Il faut que vous emmeniez l’oiseau se faire soigner, il doit souffrir »

L’homme sortit de son monde, un peu sonné.

« Je me sauve. Robert, observe les oiseaux, moi, ils m’ont sauvé »

Je revois encore la tête de mes parents après ces quelques mots dits d’un ton péremptoire.

« Plus tard, je baguerai les oiseaux sauvages et remplirai leurs fiches de santé. »

Ma mère prit quelques instants avant de répondre.

« Ce n’est pas un métier, juste un passe-temps. Avec un père qui travaille aux Mutuelles Réunies et un oncle fonctionnaire, estime-toi être chanceux et termine ton diplôme »

Je n’ai plus jamais reparlé de cette journée qui m’avait ouvert la porte sur les continents inconnus de l’enthousiasme.

Ma vie de jeune homme qui s’ennuie a continué et grâce à mon oncle, je suis rentré dans un grand ministère après l’obtention d’un BEP Métiers des services administratifs.

Les années passent, les collègues sollicitent de moins en moins le service documentation. Mon chef approche de la retraite et tousse de plus en plus. Avec beaucoup de retard, le grand chamboulement se prépare. Informatisation des services, restructuration, numérisation de tous les films d’entreprise archivés. Une meute de jeunes loups embauchés comme contractuels accompagnent cette révolution. Une rumeur s’amplifie, le service audiovisuel va disparaître et sera confié à une boîte privée.

Mon chef a été hospitalisé en urgence et le diagnostic est tombé : cancer du poumon avec métastases. Un an maximum à vivre. Je ne le reverrai plus et j’ai même pas été le voir à l’hôpital. Des collègues me l’ont reproché. Je vous l’ai déjà dit : je ne sais pas simuler. Pendant quelque temps, j’avoue avoir caressé l’idée de remplacer mon chef pour un intérim de quelques mois mais rien n’est arrivé. Il a fallu que je donne même mon bureau à l’un de ces jeunes loups informaticiens. Ma fierté en a quand même pris un coup. Pas eu le courage de prendre une décision comme celle de me plaindre. Le grand patron a trouvé la solution en proférant un beau lapsus.

« Mancini, je vous archive dans la salle de relégation. Euh, je voulais dire, je vous relègue dans la salle d’archives en demi sous – sol avec un vasistas pour l’aération. Les archives, du bon vieux papier, témoin de la mémoire de notre grand ministère. De temps en temps, des étudiants thésards viennent nous solliciter. Jusqu’à maintenant, j’ ai toujours refusé, mais il est temps de faire connaître cette grande famille et de redorer le blason de la fonction publique dont vous faites partie. Mancini, vous serez leur interlocuteur. Je ne vous ai pas inscrit à un stage d’informatique. Vous n’êtes pas si vieux mais je ne vous sens pas motivé. Mancini, sans vous vexer, vous êtes un homme du passé »

Mon chef est mort. Je ne suis pas allé à son enterrement et certains collègues me font la gueule. Des collègues ! Parlons-en ! Je n’ai plus de collègues.

Relégué dans la salle des archives poussiéreuses, avec comme locataires quelques souris venant grignoter du bon vieux papier jauni, je passe mon temps à passer le temps. Au début de mon installation, j’ai quand même pris une décision en dehors de mes attributions. Monté sur la seule chaise de la pièce, j’ai nettoyé la vitre du vasistas avec un vieux journal mouillé par ma propre salive. J’ai essayé d’ouvrir cette unique petite fenêtre mais je n’ai pas réussi.

Je crois que je suis bien parti pour me faire oublier, cette idée ne me fait même pas peur. Personne ne m’attend, pas de femme, pas d’enfants et les collègues ne m’envoient même plus de vannes. Je suis devenu transparent. Les quatre murs de la salle d’archives sont recouverts de vieux dossiers. La pièce est coupée en deux par un meuble étagère qui monte jusqu’au plafond, rempli lui aussi de vieux paperasses. Le plus vieux dossier date de 1918. Quelques chemises laissent déborder de vieux bordereaux grignotés par mes gentilles petites colocataires. J’en ai repéré quelques unes. Les premiers jours, nous nous sommes étudiés, évalués, puis acceptés. Maintenant, elles ne s’angoissent même plus de ma présence. En ce qui me concerne, je n’ai rien contre les souris.

C’est curieux comme le moindre petit événement retient mon attention au plus haut point. Les souris, de plus en plus aventurières, la tache de lumière qui vient éclairer une chemise datée de 1960, année de ma naissance, le rayon de soleil captant les grains de poussière, mon seul contact avec l’extérieur. J’espère qu’aucun étudiant ne viendra troubler ces moments de grande solitude qui frise l’extase.

J’ai pris une décision. Étant désormais le maître de ces lieux désertés par ceux des étages, je vais rester ici cette nuit et les autres sans sortir pour m’alimenter. Je suis donc arrivé ce matin avec un pack d’eau minérale. Au départ, c’était juste pour vérifier si le vigile descendrait jusque dans mon antre mais je suis sur du contraire. Cette pièce me parait soudainement trop vaste. Je teste les étagères du milieu, elles sont constituées de meubles posés les uns à côté des autres. Après avoir enlevé quelques dossiers, elles peuvent bouger. J’en déplace quelques-unes que je réinstalle m’octroyant ainsi un petit carré de deux mètres sur deux. Assis sur ma chaise, je regarde mon nouveau mur qui masque désormais cette porte ouverte sur le monde des salariés de ce grand ministère, qui fonctionne comme une grande famille, dixit le grand patron. Les souris font un raffut du diable, perturbées par ce changement. Je parie qu’elles vont vite trouver une solution pour venir me rejoindre. Mon intuition était la bonne, le vigile n’est pas passé. C’est la troisième nuit que je passe ici. Je bois à petite gorgée mais la faim commence à me tenailler. Mes amies les souris sont de retour et s’attaquent de nouveaux aux archives.

« Mesdemoiselles, tout ce que vous voulez mais pas la chemise 1960. »

Elles n’oseront quand même pas venir la grignoter car je l’ai posée sur mes genoux. Allez Mancini, un peu de curiosité, ouvre-la, cette chemise ! Des bordereaux, des coupures de presse.

Vingt-six Janvier 1957, Monsieur Rousseau, administrateur 3e classe à été nommé administrateur 2e classe. Nouveau statut pour les receveurs généraux, etc.

Beaucoup de ces pages offrent un recto vierge et une idée pointe. Je sors mon stylo, confiné dans la poche intérieure de ma veste depuis des lustres et offert par le service documentation. Je vais écrire ce qui me passe par la tête, ça fera passer le temps et oublier la faim. Je rapproche les étagères d’un mètre, je commence à être à l’étroit, je respire le papier poussiéreux.. Encore deux bouteilles d’eau. Je garde les vides pour pisser dedans et j’ai récupéré une grande chemise pour mes besoins mais jusqu’à maintenant, c’est sûrement dû à ma nouvelle vie, mes intestins sont complètement bloqués.

Le grand patron ne pouvait pas mieux dire.

« Mancini, je vous archive dans la salle de relégation ».

Je pars dans un fou rire qui fait peur à mes amies. Celle qui s’était aventurée jusque sur mon épaule a sauté d’un coup et est parti se réfugier dans une chemise quelque peu éventrée. J’avale une grande gorgée d’eau et je grignote quelques pages de la chemise 1962. Je mange ainsi la mort de Marylin Monroe et l’embargo total des États Unis contre Cuba. Pages poussiéreuses, je bois plus que de raison. Plus d’eau.

Ce matin, j’ai encore rapproché les étagères, j’évolue maintenant dans une bande de deux mètres sur cinquante centimètres. J’ai viré la chaise. Debout, je me bourre de pages d’archives, épié par les souris qui n’hésitent plus à me grimper dessus. Je ne pensais pas pouvoir écrire. J’ai surtout expérimenté le pouvoir de l’écriture qui ramène à la surface des souvenirs enfouis. J’avoue y avoir pris du plaisir. Je ne peux m’empêcher de vous dire la première phrase. « Je m’appelle Robert Mancini et il faut que je me rende à l’évidence : je suis né en traînant les pieds……

Je viens de m’introduire trois grosses boules de papier et j’étouffe. La chemise 1960 flotte dans les airs. Un héron cendré vient s’y poser et se tient sur une patte. J’étouffe…

FIN

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Ancien cameraman et auteur de quelques courts métrages. Scénariste et auteur d’un premier roman: La Traversée de la Nationale. Prix du premier roman de la ville de Sete 2019.