Marie et Louis
Réticule #2 : Femmes fortes -
Comme à mon habitude, j’ouvre les yeux vers quatre heures du matin. Après avoir revêtu l’uniforme de soldat, je plie ma tenue d’infirmière que je dispose proprement dans le havresac. L’aube brumeuse n’a pas complètement chassé la nuit quand je quitte le village. Marcher d’un bon pas dans la fraîcheur du matin me fait du bien. À l’entrée du campement du 355e Régiment d’infanterie, situé dans un ensemble de fermes formant hameau, un caporal s’avance vers moi.
— Où vas-tu, soldat ? me demande-t-il.
Je force ma voix dans les graves.
— Deuxième classe Beaulieu, du 42ème BCP. J’ai un message pour le responsable de l’antenne chirurgicale. Pouvez-vous me dire où je peux le trouver ?
Il me regarde d’un œil terne et me montre une direction d’un geste mou et imprécis. Il fait jour quand je me présente à l’entrée d’une écurie reconvertie en salle de soins. Un homme très jeune, plutôt grand, est assis à une table, écrivant dans un carnet. Il est tellement absorbé qu’il n’a pas remarqué mon entrée. En uniforme de médecin-auxiliaire, il a les cheveux bruns et bouclés, une fine moustache et des yeux clairs. Il semble très soigneux de sa personne. Je l’observe un moment, captivée autant qu’agacée par sa jeunesse et sa beauté. Je tousse, il lève les yeux.
— Bonjour soldat. Que puis-je pour toi ?
Je fais ma voix d’homme.
— Bonjour mon adjudant-chef. Deuxième classe Beaulieu, du 42ème Bataillon de chasseurs à pied. Vous êtes le médecin ?
— Oui, je suis le médecin… en l’absence de mon supérieur. Que me veut le 42ème BCP ?
Il me regarde un instant pensivement et reprend, sans me laisser le temps de trouver une réponse.
— Soldat Beaulieu, vous n’êtes pas un homme.
— Je vous demande pardon, mon adjudant-chef ?
— Madame, je suis médecin. Et j’ai beau être jeune, j’ai déjà une certaine expérience des femmes. Je sais en reconnaître une, même déguisée en homme !
Il montre une chaise.
— Asseyez-vous à ma table et dites-moi ce qui vous amène dans cet endroit et dans cet accoutrement. Vous voulez faire la guerre, Madame ?
— Pas Madame, Mademoiselle. Oui, je veux faire la guerre, je veux faire ce que font les hommes. Je veux leur prouver que mes semblables valent autant qu’eux !
— En tuant des Allemands ? En mourant ensevelie dans un trou d’obus ?
— Je n’ai pas peur de la mort. J’en ai vu mourir d’autres, beaucoup. Je suis aviatrice et infirmière. La mort, je la côtoie depuis longtemps.
— Qu’aurez-vous prouvé si vous mourez au front, Mademoiselle ? Que vous êtes un homme comme les autres ? Savez-vous au moins ce que c’est, un homme ?
À l’inverse de la plupart de ses congénères masculins, ce jeune médecin ne se laisse pas déstabiliser par mon aplomb. J’ai le double de son âge et il me fait la morale ! Je décide d’affronter l’effronté.
— Comme vous, et même bien avant vous, jeune homme, j’ai suivi des études de médecine. Je sais comment sont faits les hommes. Ce n’est pas leur anatomie qui m’intéresse, Dieu m’en garde. Je veux desserrer leur emprise sur mes semblables.
— Mademoiselle, si vous êtes venue pour vous mesurer aux hommes, j’ai peur que vous ne soyez bientôt déçue. Les soldats sont épuisés. Ils n’aspirent qu’à un bain chaud, des habits frais, un bon repas, un lit propre, le silence. Ce ne sont pas des concurrents pour vous.
— Il reste les Allemands ! Faire comme les hommes, c’est aussi défendre notre patrie contre les Boches.
— Les bonshommes là-bas attendent la relève, eux aussi. Ils sont tout autant fatigués que les nôtres. Maintenant je vous prie de m’excuser, Mademoiselle, mais je dois me rendre chez le commandant de corps. Voulez-vous que nous continuions cette discussion une autre fois ? Je suis ici tous les matins.
— Avec plaisir, Monsieur.
— À demain, Mademoiselle, et permettez-moi un conseil. Si vous voulez que l’on vous prenne pour le soldat Beaulieu, il faut que votre uniforme soit moins ajusté au niveau du buste et la taille moins marquée. Mettez-vous du gris sur les joues. Et ne forcez pas votre voix, cela sonne d’autant plus faux. Quant à ces cheveux qui dépassent du casque, vous devriez les couper.
— Merci bien, mais c’est hors de question. A demain, Monsieur.
On ne touche pas à mes cheveux. Je me suis toujours gardée d’adopter des apparences ou des attitudes par trop masculines. Pour montrer aux hommes qu’ils ne sont pas supérieurs aux femmes, je dois me garder de les singer. Je prends soin de mon apparence afin de rester féminine en toutes circonstances. Quand je fais du sport, je porte en général un costume tailleur, avec cette jupe-culotte très pratique que j’ai inventée pour gravir la Tête de la Trélaporte, en 1905.
Après le départ du jeune adjudant-chef, je vais dans l’une des stalles de l’écurie pour ôter mon uniforme et me vêtir en infirmière. Je sors ensuite à la recherche des hommes du 355e RI. Je veux parler aux poilus qui ont vécu les affrontements dans les tranchées. Il est bientôt l’heure de déjeuner, de petits groupes d’hommes sont installés aux alentours, dans l’herbe, sous les arbres, au bord des chemins et de la fontaine. Des chasseurs en bras de chemise forment une queue animée devant l’équipe des cuisiniers de service. Ils me laissent passer devant eux avec cette galanterie bien française. Une fois ma gamelle remplie de rata, je rejoins un groupe de soldats qui m’accueillent à leur table avec des acclamations et des applaudissements en l’honneur de mon sexe. Après les présentations, ils portent quelques toasts à mon attention puis à celle des femmes en général et des infirmières en particulier. Au cours du repas j’amène peu à peu la discussion sur la grandeur de leur mission mais je sens des résistances. Certains finissent même par s’échauffer.
— Mademoiselle, on est pas des héros ! On est des paysans, des ouvriers, on voudrait rentrer chez nous auprès de nos familles et vivre comme avant.
— Oui, Mademoiselle. Il a raison. Moi, j’ai fait les offensives Nivelles. Je suis un survivant mais je n’en dors plus. Je sais que je peux y passer à tout moment. Je voudrais revoir mes enfants !
— Beaucoup d’entre nous rêvent de la bonne blessure, celle qui nous estropierait pas longtemps mais qui nous ferait quitter le front pour toujours.
— Il y a quelques mois, on a été des dizaines de divisions à refuser de monter au combat. On gardait les positions, mais on ne sortait plus se faire tuer. Les huiles étaient furieuses ! Mais ils ont fini par chasser Nivelle et le remplacer par Pétain.
— Faut pas croire que c’est de la lâcheté, Mademoiselle, mais c’est marre de se faire trouer pour des embusqués. Les politiciens, les journalistes et mêmes nos généraux, ils sont bien confortables à Paris. Sans parler des planqués qui profitent de notre absence pour s’occuper de nos femmes.
Je ne m’attarde pas avec ces pleutres et retourne à Braine auprès de l’unité sanitaire du 42e BCP. Je panse quelques plaies, réconforte un amputé récent. J’essaie de le faire parler du front, des tranchées, des Boches, mais il ne veut qu’être materné. Je suis catastrophée : il n’y a plus de héros, on me vole ma guerre ! Que n’ai-je un fusil, je leur montrerais ce dont je suis capable.
Le lendemain à la fraîche, je suis de nouveau face au jeune adjudant-chef, dans l’écurie de la route de Reims. Il m’attend avec du thé et son regard franc.
— Bonjour Mademoiselle. Je vois que vous n’avez pas tenu compte de mes conseils : vous ressemblez toujours à une femme.
— En effet. Femme je suis, femme je reste.
— Vous le resterez donc, mais peut-être pas longtemps parmi nous : l’armée n’est pas réputée pour tolérer les incongruités. D’autant plus que nous sommes au front et en période de guerre !
— Si l’incongruité a le temps de tirer un ou deux coups de fusil avant d’être renvoyée à l’arrière, cela suffira amplement à montrer à nos lâches soldats ce qu’est le véritable patriotisme.
— Mademoiselle, au lieu de vous occuper de la conduite des hommes, regardez plutôt vers les femmes. Aidez-les à devenir plus fortes, mais ne les poussez pas à se mesurer à nous. Nous y perdrions tous en humanité.
— Alors vous aussi, tout jeune et cultivé que vous êtes, vous voulez que les femmes soient le délassement du guerrier ?
— Non, non. Vous faites celle qui ne veut pas comprendre !
— Monsieur, je ne me sens concernée ni par la prétendue débilité des femmes ni par la fatuité des hommes.
— Rien n’est jamais acquis à l’homme, Mademoiselle, ni sa force, ni sa faiblesse. Ni son cœur, même s’il lui faut toujours prouver je ne sais quoi. Quel est le prix pour aller toujours plus haut, plus loin ? Écraser l’autre ?
Le jeune médecin-auxiliaire se lève et s’étire. Il met son képi et enfile sa vareuse galonnée.
— Mademoiselle, je dois vous laisser. Cet après-midi je fais visiter une tranchée du Chemin des Dames à quelques médecins et chirurgiens des hôpitaux de Paris. Si vous voulez vous joindre à nous, attendez-nous en tenue d’infirmière vers une heure et demie devant l’église qui sert de Quartier général.
Le trajet entre Braine et le front se fait à bord d’un fourgon Ford de la Croix-Rouge. Le chauffeur conduit très prudemment sur les chemins défoncés. Parfois, les ornières sont si profondes que le châssis touche le sol. Les passagers doivent alors descendre pour alléger le véhicule. La course s’arrête à Vassogne, devant les ruines de l’église. Le réseau de tranchées et de boyaux commence à quelques mètres de là. Nous marchons en silence, en file indienne derrière l’adjudant-chef. En quelques minutes, nous nous trouvons au milieu d’un territoire désolé, remodelé par les bombardements. Une absence totale de végétation, des trous d’obus d’où émergent des branchages, des restes de chevaux de frise. Des corbeaux piquent du bec à droite et à gauche ; le vent nous apporte par moments des relents de viande pourrie. Nous nous taisons toujours, impressionnés par ce décor fantastique.
Nous arrivons près d’un abri où se trouvent une demi-douzaine de soldats.
— Faut pas aller plus loin, M’sieurs Dame. À partir de là, y a plus de tranchées, juste des boyaux et des trous d’obus. Au mieux, vous allez vous tordre une cheville…
— Ouais, on arrête pas de glisser et de tomber quand on y va, la terre est labourée, elle se dérobe sous les pieds !
— …au pire, vous allez prendre une balle dans le ciboulot. Y-z-ont de vaches de tireurs, les Alboches !
— Tenez, montez sur la banquette de tir. Vous allez voir où sont leurs lignes.
Je suis la première à m’y installer, mais il n’y a rien à voir. Le médecin-auxiliaire s’installe à côté de moi. Il plie les genoux pour être à ma hauteur.
— Sur votre droite, là-bas, c’est la Caverne du Dragon. Une vraie forteresse. Des dizaines de Sénégalais sont morts en essayant en vain de la prendre.
— Où se trouvent les lignes ennemies ?
— Il y a une tranchée en face de vous, à moins de trois cent mètres.
— On peut donc les atteindre au fusil. Si seulement j’avais une arme !
— Madame l’infirmière sait tirer ? s’amuse un soldat.
— Et pas qu’un peu, jeune homme ! En 1907, j’ai eu un prix d’honneur au fusil de guerre, vous n’aviez pas encore de poil au menton. Si je vous disais que je suis la première femme à avoir obtenu les palmes de Premier tireur, et de la main du Ministre de la Guerre !
— Vous voulez essayer ? demande un caporal. Voilà mon fusil. Le magasin est plein, il y a huit balles. Il faut recharger après chaque tir.
Je me saisis de l’arme, terriblement excitée. Je vais enfin faire le coup de feu contre l’ennemi !
— Où sont les Boches ?
— Vous n’en verrez pas, Madame. En ce moment, c’est calme, chacun reste sur ses positions. Mais vous pouvez essayer de toucher la plaque de tôle, là-bas. Si vous y arrivez, ils l’entendront et ça les agacera !
— D’accord. Je la vois. Elle est au moins à deux cent mètres. Laissez-moi une minute pour trouver ma position de tir.
Je me cale comme il faut contre le talus. Le Lebel est particulièrement lourd, cela donne un sentiment de puissance. Ma première balle fait voler un peu de terre à quelques mètres devant la cible. Je corrige la hausse. Les deux balles suivantes font tinter la tôle. Les hommes applaudissent. Le caporal pose sa main sur l’arme, m’empêchant de poursuivre.
— Ce n’est pas la peine de continuer, Mademoiselle, cela pourrait déclencher une fusillade et nous aurions des comptes à rendre. Mais chapeau bas : vous tirez aussi bien que les meilleurs soldats !
Je me sens fière et émue. Être adoubée par un poilu vaut presque une médaille !
— Vous êtes vraiment étonnante, Mademoiselle, reconnaît l’adjudant-chef. C’est votre premier fait de guerre, donc ?
— Non, Monsieur. J’ai participé à une opération aérienne sur l’aéroport allemand de Frescaty, près de Metz, au début de la guerre.
— Vous avez effectué un bombardement ? C’est incroyable !
L’un des médecins, qui jusque-là était resté silencieux tout en m’observant attentivement, s’exclame tout d’un coup.
— Ça y est, je vous reconnais ! Vous êtes la Fiancée du Danger ! L’aviatrice, la championne de ski. Je vous ai vue au meeting aérien de Saint-Étienne en 1911, avec messieurs Garros et Loridan, et depuis je suis l’un de vos admirateurs.
Surprise, je hoche la tête et souris fièrement.
— La Fiancée du Danger ? interroge le jeune médecin-auxiliaire d’un air surpris.
— C’est le surnom que me donnent les journaux. Et aussi « Marie casse-cou », mais j’aime moins celui-là : je ne cherche pas à prendre des risques mais à les maîtriser.
— Vous me raconterez tout cela, n’est-ce pas ? Je suis captivé !
Ça y est, le beau et ténébreux adjudant-chef baisse la garde.
Le lendemain, je le retrouve pour la troisième fois dans l’écurie, toujours écrivant dans son carnet. Il le ferme aussitôt qu’il me voit, affiche un sourire éblouissant et se lève pour me présenter une chaise.
— Le retour du soldat Beaulieu, avec sa culotte fantaisie et ses cheveux qui débordent ! se moque-t-il gentiment.
— Je n’ai pas encore été chassée d’ici, ne vous en déplaise !
— Hélas, cela ne saurait tarder, Mademoiselle. Depuis votre démonstration de tir, les soldats parlent de vous. Et le médecin qui vous a reconnue ne se lasse pas de conter vos exploits. J’ai donc appris que vous êtes championne de natation, de cyclisme et de bobsleigh ! Il va vous être difficile de passer inaperçue maintenant. Mais peut-être qu’au fond c’est cela que vous cherchez : la reconnaissance ?
— Oui. Je suis persuadée que l’inhabilité que montrent certaines de mes semblables provient non pas de leur sexe ou de leur tempérament, mais de cette sorte de mépris avec lequel les hommes semblent toujours les considérer. Je veux changer ce regard afin qu’elles puissent m’imiter. Je ne m’arrêterai donc jamais.
— Qui a le goût de l’absolu renonce par là au bonheur. Mais pas à la gloire, n’est-ce pas ? Les médailles, les titres, les records…
— Vous n’aimez pas les médailles, vous, un militaire ?
— Je ne me sens pas tellement militaire. Et pas vraiment médecin non plus. Quant aux médailles… J’ai la Croix de Guerre, savez-vous ? Mais je n’ai pas encore décidé si je dois m’en réjouir ou le déplorer.
— La Croix de Guerre ! C’est mon rêve ! Qu’avez-vous fait pour l’obtenir ?
— Pas grand-chose, de mon point de vue. En août, à Couvrelles, nous étions bombardés depuis des heures. Devant nous, tout était bouleversé. Plus de tranchée, des trous d’obus, des entonnoirs. Il y avait du Boche en avant, de côté, en arrière. L’artillerie tapait dans le tas. Mais je vous ennuie.
— Non, non, c’est passionnant ! Continuez, je vous en prie.
— Plusieurs fois, en soignant des hommes blessés, j’ai été projeté par des explosions et enseveli sous des amas de terre. A trois reprises, il n’aurait fallu qu’un moment de plus pour que la mort vienne. A trois reprises, une main est venue qui a pris la mienne. Je ne dois ma médaille qu’à la chance d’avoir été sauvé par d’autres.
— Le Seigneur vous est venu en aide. Il a sûrement un projet pour vous, comme il en a un pour moi.
— Je ne fréquente guère le Seigneur. Et je me demande bien quel projet il aurait en ce qui me concerne. Une tragi-comédie, peut-être ? Imaginez-vous que mon père, homme politique en vue, ne m’a reconnu que la veille de mon départ au front ? Jusque-là on m’avait fait croire que ma mère et mes tantes étaient mes sœurs, que ma grand-mère était ma mère adoptive. Mon père prétendait être mon parrain ! Quelle farce, n’est-ce pas ?
— Quelle tristesse… Monsieur, je suis touchée que vous vous confiiez à moi de cette façon. Rien ne vous y oblige.
— Il y a des moments, Mademoiselle, où l’on se sent soudain lié à une inconnue plus qu’à des amis de toujours. Mais parlez-moi de ce projet de Dieu à votre égard.
— Comme vous, j’ai été ensevelie. C’était en décembre 1913, je volais seule sur mon Deperdussin lorsque j’ai été surprise par le brouillard. Profitant d’une éclaircie, j’ai découvert un champ où je suis venue me poser. Mais l’appareil a capoté, m’ensevelissant sous sa coque. Mon casque était complètement enfoncé dans la terre, mon visage baignait dans le sang. Avec ma main gauche, j’ai pu creuser la terre près de ma bouche pour me permettre d’aspirer un peu d’air. J’ai fini par être tirée de terre. Je n’avais aucune fracture, mais je crachais le sang par suite de la compression qui avait duré une demi-heure. J’avais la figure en lambeaux et une artère faciale ouverte.
— Vous en avez gardé des séquelles ?
— Des souvenirs intenses et d’énormes cicatrices. Mais c’est là un détail, on est solide, heureusement ! Dieu m’a préservée pour d’autres épreuves. De votre côté, que reste-il-de vos ensevelissements ?
— Ma mort… en différé. Je suis revenu sur les lieux quelque temps plus tard. Dans le cimetière temporaire, j’ai découvert une croix qui portait mon nom. Près d’un corps, on avait trouvé ma vareuse et, dedans, une lettre de mon ami André qui m’était adressée. Devant cette tombe je fus pris de vertige. Si c’était moi ? Si j’étais mort ? Si c’était l’enfer ? Tout serait mensonge, illusion, moi-même et toute mon histoire… En quelques mois, ma famille m’apparaissait comme un jeu de dupe et je me voyais mort et enterré sur ce coin de terroir. Mon cœur est en morceaux, le paysage en miettes. Alors le projet de Dieu, vous savez…
— Vous verrez bien. Je ne crois pas au hasard.
Nous nous quittons en nous promettant de nous revoir le lendemain. Malgré nos différences d’âge, d’expérience et d’éducation, quelque chose me dit que nous pourrions devenir amis.
Le lendemain, sortant de la grange des Sablons pour retourner vers lui en tenue de deuxième classe Beaulieu, je suis interceptée par deux soldats qui m’escortent chez le capitaine Genet. Ce dernier m’invite à rassembler mes affaires et à quitter le front sur l’heure. En sortant de son bureau, je le vois lever les yeux au ciel et l’entends marmonner quelque chose à propos des femmes qui ne se tiennent pas à leur place.
Je suis pragmatique. Si mon métier d’infirmière, mes compétences d’aviatrice et mon talent au fusil n’ont pas suffi à me faire rester au front et gagner une Croix de Guerre, il me faut trouver mieux. Je vais écrire à deux ou trois généraux de ma connaissance afin de leur rappeler mon expérience du ski, de l’escalade et ma pratique de l’Italien. Je compte les persuader de m’envoyer dans les Dolomites rejoindre un bataillon de Chasseurs alpins. J’y assurerai le ravitaillement à ski et l’évacuation des blessés en traîneau.
Ce serait bien le Diable si je n’arrive pas à me faire ensevelir trois fois dans la neige !
Note de l’auteur.
La rencontre entre Marie Marvingt (1875-1963) et Louis Aragon (1897-1985) est purement issue de mon imagination. Pour le plaisir, j’ai mêlé aux dialogues fictifs des propos réellement tenus ou écrits par chacun des protagonistes. Ils sont antérieurs à la guerre pour Marie Marvingt (articles de presse) et postérieurs pour Louis Aragon (Le Roman inachevé, Aurélien). Anachroniques et hors-contexte, ils sont plus ou moins détournés du sens que leurs auteurs leur ont donné. Merci de n’y voir qu’un clin d’œil !
FIN
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Soutenez Réticule Newsletter sur TipeeeJe suis né la même année qu’Albert Dupontel et Juliette Binoche, à Bordeaux. Après une scolarité chaotique, j’ai fait mon service militaire et de petits boulots. Au milieu des années 80, je suis entré dans l’industrie spatiale et militaire. A cette époque, Bordeaux était une ville rock’n’roll et je passais mes nuits dans les pubs et les caves où sévissaient Gamine, Kid Pharaon et Noir Désir. C’est là que j’ai écrit mes premières nouvelles, jamais publiées (il faut dire qu’elles n’étaient pas terribles). Devenu père au tournant du siècle, j’ai quitté les missiles et les nuits blanches pour me tourner vers l’écologie et le social. J’ai travaillé avec des chômeurs, des personnes handicapées. Je me suis présenté aux élections. Je vis depuis 2015 ans en Alsace où j’exerce le métier de Conseiller pénitentiaire auprès de personnes condamnées à de longues peines. Je me suis remis à la photo puis au dessin et, depuis 2018, à l’écriture. En quelques mois, huit de mes nouvelles ont été primées et douze ont été publiées dans des recueils (dont certains très confidentiels, ne nous voilons pas la face :-). J’aborde tous les genres (humour, fantastique, anticipation, noir, historique), mes thèmes de prédilection sont l’ambiguïté des comportements et des relations avec, en toile de fons, les enjeux sociaux et écologiques, J’essaie d’amuser le lecteur autant que je m’amuse, en glissant des allusions au contexte culturel ou politique, en m’imposant des contraintes, en faisant intervenir des personnages ayant existé.