L’éveil du sang

Ça avait commencé en juin 2021. Remonter au premier a demandé un certain temps : après tout, en France à cette période, on comptait 5,3 meurtres par jour. Une performance somme toute assez banale et cadencée pour se perdre dans les brumes de l’indifférence. C’est peut-être pour cette raison que l’information avait mis tant de temps à nous atteindre, et que lorsqu’elle nous était parvenue il était déjà trop tard.

On suppose que l’un des premiers avait eu lieu à Berlin, en mars de la même année, dans une allée boueuse de Friedrichshain. Un homme retrouvé au matin, balle dans la tête. Ni la police ni les médias n’avaient fait grand cas de l’affaire : l’Est avait beau se gentrifier vitesse grand V, l’endroit restait un quartier tenu par ce que les familles bien nées de l’Ouest appelaient « des anarchos, des nazis et des arabes ». Il fallait donc s’attendre à ce que, parfois, un petit malin se prenne un rappel de cette réalité littéralement en pleine poire. Un souvenir que Berlin-Est ne s’était pas encore mué en docile espace de safari.

Mais ça avait continué, sans que personne ne se rende compte de rien. Éloignement géographique, citadelles trop vrillées par la violence pour que le meurtre ne choque : Berlin, puis Moscou, puis Marseille, sans doute Milan, sûrement Dresde. Et puis ça avait touché Paris. Au grand jour.

***

Récupéré sur l’iPad de nom effacé, 12 août 2021

« Il s’est passé quelque chose aujourd’hui. Moi qui me plaignais que mon existence soit d’un monotone ahurissant… Voilà à quoi je pensais quand c’est arrivé.

Je me tenais au bout du quai de la ligne 3, à République. Mes jambes m’y avaient emmenée en pilote automatique, j’avais déserté de moi-même. Et puis, comme une intuition : mon corps qui se réveille, une mini décharge sur la nuque, réflexe ancestral réactivé par des années de boxe. Entendant le train arriver, j’ai dirigé mon regard vers la droite. Pas mal de monde s’agglutinait à côté de moi : un beau gosse suintant la « startup nation », un adolescent noir au profil magnifique, un gringalet en hoodie, une fille androgyne arborant un t-shirt « Bientôt la Fin ». L’étrange flux électrique qui parcourait le haut de mon échine s’est légèrement intensifié, accompagné d’une chaleur inconfortable dans le ventre : mauvais contexte, cet ensemble de sensations ne s’activant que lorsque j’étais sur un ring. Quand la peur montait, mais que sa contrepartie nécessaire pour survivre – le goût du sang – prenait le dessus.

Vacarme du métro qui déboule. Le bambin en hoodie s’est avancé. Il a tendu le bras. Et le roi de la gagne devant lui s’est effondré comme une poupée de chiffon. Je n’ai pas entendu la détonation mais je me rappelle du bras tendu, resté immobile pendant deux secondes qui m’ont paru une éternité suspendue. J’ai lu quelque part que plus on se rapproche de l’horizon d’un trou noir, plus le temps décélère : j’étais peut-être la première à expérimenter cette situation. J’avais les yeux rivés sur son centre. Qui a relevé la tête, m’a regardée, m’a souri. Et aussi incroyable que cela puisse paraître : le trou noir était une femme. Une gamine à la peau mate, des mèches éparses encadrant sa trombine. Son sourire illuminait un visage sur lequel je ne décelais que de la bienveillance, peut-être un brin de malice. Et dans ses yeux, une lueur carnassière en guise de singularité : le goût du sang »

***

Les États, les médias et autres décideurs sociétaux avaient usé de tous les euphémismes imaginables pour éviter de qualifier ces meurtres. Les images ne laissaient pourtant aucun doute : exécutions pures et simples répétant le même mode opératoire, des passants se faisant tirer dans la tête par des individus en hoodie que les services d’ordre étaient incapables d’appréhender. Bien que ces actes aient pris leur essor dans les métros, ils gagnaient les lieux publics et les entreprises. Comme le martelaient les télévisions mondiales, nous avions à faire à un « terrorisme d’un nouveau genre », à un détail près : l’absence de revendications – ce qui n’empêcha pas une Europe hystérique prête à se rebaptiser « Union des États Fascistes Sympas » de s’en prendre à ses boucs émissaires favoris. Il fallait dire que des gens, sans lien apparent entre eux, se faisaient cramer la gueule par une bande qui ne laissait aucune trace et ne communiquait rien. Un cauchemar qui justifiait les dérives d’une nouvelle Inquisition.

***

« Toutes les victimes sont des hommes, et je pense que c’est fondamental ». Dans la salle de réunion H6G45, Nath Witkin avait enfin obtenu un semblant d’attention. Le capitaine Jérôme Legrand avait fait taire les tentatives de récrimination de ses collègues d’un mouvement de main agacé. La petite tenait quelque chose, il en était persuadé. Il s’enfonça dans son fauteuil et articula un sec : « Continuez ».

Nath reprit : « Même si nous ne sommes pas parvenu.e.s à établir de lien entre les victimes, ce sont des hommes dans la trentaine-cinquantaine, CSP+… J’ai pas mal étudié les images des caméras de surveillance, j’en ai parlé aux mecs de l’Analytics. Et ma conclusion…

— Leurs IA nous ont forgé des profils types qui ne correspondent à personne pour le moment, on sait déjà tout ça, l’interrompit Charentin.

— Les IA ne sont bonnes qu’à la hauteur des conneries qu’on leur donne à bouffer », avait-elle rétorqué dans un feulement agressif. Legrand se racla la gorge, perdant visiblement patience : « Vous voulez en venir où ? »

Nath avait difficilement dégluti : « Eh bien au vu de la stature des bourreaux, les IA ont toutes sorties des mecs jeunes. Logique. Mais après réflexion, je me suis demandée, vu qu’aucun des portraits robots n’a donné quoi que ce soit – ce qui n’arrive jamais –, si en fait, c’était pas… ». Elle marqua un temps d’arrêt ; Legrand vit passer une étrange lueur dans ses yeux, comme un regret fugace. Elle secoua la tête et reprit : « Si les coupables, ce n’était pas plutôt… Des femmes. »

Quatre secondes d’un silence de mort.

Puis Laval avait pouffé de rire, suivi de Charentin, Roubiot et Gorgski. « Silence » leur avait ordonné Legrand, employant une tonalité beaucoup plus tendue qu’il ne l’aurait voulu.

Ça avait commencé. Une voix intérieure le lui martelait avec clarté : « panique Legrand, panique ». Pourtant cette panique avait toujours été là, larvée dans les recoins de sa conscience. C’était elle qui le maintenait en éveil incisif, lui rappelant sa mission existentielle : protéger l’ordre établi. Une Croisade continue. Les noirs, les arabes, les chinois, les écolos, les anticapitalistes, les communistes… C’était de là que venait la menace. Et les femmes évidemment. Mais jamais il n’aurait pensé… Le culot larvé. L’audace sournoise. L’ingratitude haineuse. Les femmes, évidemment. Pourtant, ils avaient passé des millénaires à mater ces fouines dont les chaires étaient tellement imprimées du nom de leurs maîtres qu’elles s’imposaient des contraintes qu’eux-mêmes ne leur avaient pas demandées : se grillager la tronche au nom d’un dieu résolument masculiniste, placer un despote misogyne et raciste à la Maison-Blanche, vanter les mérites de la maternité et du travail de maison gratis, excuser le viol, se bouffer la gueule pour un coin de table sur le marché du travail… Il aurait dû le voir venir. Une ombre le tenaillait à présent entièrement, terreur poisseuse lui susurrant que son heure était venue. Que son monde allait brûler.

« Virez-moi le plancher, tous autant que vous êtes. Witkin, vous restez ici ».

Ils s’étaient exécutés, lançant des œillades éplorées à leur patron. Nath avait dégluti et s’était approchée, le regard de travers. Legrand avait commencé :

« Ce sont de graves accusations que vous me sortez là. Non seulement vous faites passer nos analystes pour une belle bande de branques… Vous ne vous seriez pas permise de prendre la parole avec une théorie fumeuse ? »

Witkin se répandit en balbutiements : « Oh non, évidemment. Je… Honnêtement, j’avais peur de vous faire perdre votre temps en venant vous présenter le fruit de mes recherches. Mais les meurtres continuent, et mon travail est encore de protéger la population ».

Legrand continua : « Soit. Les victimes ne sont que des hommes… Les coupables ont tous un profil physique jeune… Vous avez vérifié vos hypothèses avec l’Analytics ? Quelles sont leurs conclusions ?

— Quand j’ai ajouté la variable féminine aux IA et que j’ai révisé leurs modèles algorithmiques… Une fois que j’ai, disons, réécrit ce que pouvait être une femme – vu qu’elles ne les considéraient que capables de ce que vous appelez « crimes passionnels »… ».

Elle imposa une feuille à son regard. Les résultats étaient sans appel : si le physique s’additionnait au profil psychologique rédigé par Witkin, on arrivait à une probabilité de 86 % de femmes, et presque aucun assassinat perpétré par la même personne. Legrand sentit son cerveau bourdonner.

« Pourquoi » murmura-t-il.

« Pourquoi ? ». Nath l’avait répété sur un ton d’évidence déconfite. Après confirmation du sérieux de l’interrogation, elle avait profondément inspiré :

« Eh bien… Avortement interdit dans 34 États des États-Unis, camps de redressement pour lesbiennes en Hongrie, stérilisations de masses dans les DOM TOM, les attentats de Buffalo, Toronto et Nashville par des Incels, le massacre de la ville réservée aux femmes de Jinwar et de… ».

Il avait cessé de l’écouter. Elle déroulait son morbide inventaire sans effort, comme si toutes les femmes de la planète avaient cette liste gravée dans le marbre de leur mémoire, liste qu’elles brandiraient triomphalement à l’heure du Jugement Dernier. L’ombre déversait toujours son fiel à ses oreilles, le maintenant dans l’impression que non seulement il allait payer, mais que c’était amplement mérité. Il secoua la tête. Non, il n’allait pas se laisser abattre. Pas à la première vraie menace. Les autres, c’était pour s’amuser. Combien de morts réellement causées sur le territoire par le terrorisme islamiste sur les dix dernières années ? On arrivait péniblement à 500. Quel genre d’homme était-il s’il se ratatinait au moment décisif ? Qu’ielles essaient, tou.te.s autant qu’ielles étaient : ielles se casseront les dents sur l’implacable inéluctabilité de son univers. Il inspira, interrompit le catalogue monologué de Witkin et se leva : « Bien, rappelez-moi les autres ».

Penauds, ils étaient réapparus. Legrand attendit qu’ils prennent place et inspira : « La théorie de Witkin est peu probable mais mérite d’être creusée. Vous allez m’éplucher ce qui se dit sur le Net. Quels réseaux valident cette théorie, où, qui sont-ils… Et vous vous démerdez, mais je veux savoir qui est derrière tout ça. Peut-être des femmes islamistes, peut-être des anarchistes… Je n’ai jamais entendu parler de réseaux féministes véritablement dangereux ou violents, à part ces demoiselles qui se mettaient à poil pour un oui ou pour un non… Hum… ».

Il claqua des doigts à l’attention de Witkin, sans voir passer le voile de dégoût incrédule sur le regard de la jeune femme.

« Les Femen ! », s’exclama ce fayot de Laval.

C’est ça. Les Femen.

En rentrant chez elle, Nath s’était sentie merdeuse. Elle adorait son travail. Certes, sa vision chevaleresque de la police s’était quelque peu érodée au contact de la réalité, mais elle voulait y croire et changer les choses, à son petit niveau. Naïve.

Nauséeuse, elle s’était blottie dans son lit, laissant les émotions la submerger pour essayer de les comprendre. Depuis qu’elle avait présenté sa théorie de terrorisme misandre à Legrand, elle gardait la sale impression de ne pas être du bon côté de l’Histoire. Pourtant, des hommes mourraient. Mais des femmes mourraient aussi, tous les jours, depuis bien trop longtemps. Un tas de pensées désagréables l’assaillit : et si sa théorie ne valait pas mieux que la Terre plate mais qu’elle l’appuyait parce qu’en réalité, elle désirait cette révolte à la « sauvagerie insensée » ? Et si elle avait eu tort d’améliorer les données et le protocole d’apprentissage des IA, des armes aux mains d’un ennemi omnipotent ? Pourquoi s’évertuait-elle à voir des guerres de genre partout ? Et surtout, – cette dernière pensée occupa son espace mental jusqu’aux premières lueurs de l’aube – quid des représailles ?

***

Trois mois de terreur, et toujours personne à blâmer. Les États avaient eu beau user de méthodes toujours plus liberticides pour fliquer leur population, les résultats demeuraient sans appel : aucune identification, aucune revendication.

Et puis, par un mardi pluvieux d’octobre, la délivrance. La scène avait été la plus partagée de l’histoire du Net, et ce malgré la rapidité inédite avec laquelle les plateformes de streaming l’avaient censurée.

Un nouveau meurtre. Londres, station Blackhorse Road, l’une des dernières à avoir résisté à la fermeture progressive de tous les métros européens. Scénario devenu d’un banal morbide : un train entre en gare, la foule s’avance, un individu tend le bras, un homme s’effondre. Sauf que, dans la panique qui suivit, l’individu en question ne bougea pas. Il leva la tête, semblant chercher l’un des nombreux dispositifs CCTV. L’ayant trouvé il ôta sa capuche, révélant un visage poupin de jeune fille, cheveux blonds en bataille, les joues encore gonflées d’adolescence. Alors que les passant.e.s hurlaient en s’enfuyant, la gamine avait plongé son regard dans l’œil de la caméra, ouvert la bouche et articulé les mots qui, plus tard, seraient ainsi transcrits : « You had it coming ».

Elle avait esquissé un radieux sourire en guise de pirouette finale. Puis, sans hésitation, porté l’arme à sa tempe et pressé la détente.

Interrogé.e.s séparément, les policier.e.s dépêché.e.s sur les lieux ne se souviennent que de ce sourire figé, à peine entamé par les éclaboussures de sang, d’os et de cervelle. Franc, réjoui, carnassier. « Vous l’avez bien cherché ».

***

À compter de cet événement, le rythme déjà soutenu des exécutions s’accéléra. À ce détail près : les meurtrières – car c’était toujours des femmes – ôtaient leur capuche, articulaient un « you had it coming » dans leur langue respective et se suicidaient. Pas une seule n’avait hésité.

On avait pensé que connaître l’identité des coupables mettrait rapidement un terme à cette barbarie, que la police remonterait implacablement à la source, à l’équipe décisionnelle, au cerveau de l’opération. Mais malgré le niveau d’organisation forcément nécessaire pour terroriser l’Europe sans se faire choper, le mouvement semblait totalement… Désorganisé. On avait beau mettre à jour les moindres recoins de la vie des coupables : rien. Même l’emprisonnement de leur entourage n’avait pas abouti : toute.s tombaient des nues à la découverte que leur fille, leur amie ou leur sœur faisait partie de cette bande que les médias avaient prénommée le « hoodiegang ».

Pour la première fois de l’histoire humaine, l’espace public européen devint presque plus sûr pour les femmes que pour les hommes. Cet état de fait sociétalement inacceptable ne dura qu’un court instant, les actes misogynes se démultipliant à une vitesse enthousiaste. Les discours médiatiques et politiques encouragèrent grandement cette frénésie furibonde : des couvre-feux furent imposés aux femmes ; elles se virent refuser l’accès à certains lieux ; des milices de bonhommes se mirent à parcourir les rues de Rome, de Lyon ou de Kiev ; parce qu’elles portaient un hoodie, des dizaines de filles se firent massacrer par des foules hystériques rappelant les expéditions meurtrières blanches post guerre de Sécession.

Mais en parallèle, un contre-mouvement de « soutien » tout aussi violent vit le jour. Anarchique aussi bien dans son organisation, ses actions que ses réclamations, ces femmes et hommes jetaient leur dévolu sur toutes institutions identifiées dans l’inconscient collectif comme servant le joug du pouvoir en place. « You had it coming » devint un leitmotiv global, tagué sur le seul mur resté intact lors d’un attentat des forces dissidentes yéménites contre l’Arabie Saoudite, sérigraphié sur une banderole survolant une plateforme pétrolière prise d’assaut en Antarctique, ou gribouillé sur la pancarte accompagnant le meurtre par pendaison d’un banquier de Goldman Sachs en Allemagne. Sans aucune revendication et par le seul truchement de la violence, le « hoodiegang » avait ouvert les vannes à une fureur haineuse qui n’attendait que de se déverser.

***

Et le 20 décembre 2021, tout bascula définitivement. Une simple vidéo postée sur Youtube, visionnée plus d’un milliard de fois en l’espace de 8 minutes avant d’être censurée.

À l’écran, une vingtaine de femmes, toutes en hoodie. Noires, blanches, métisses, arabes, asiatiques… Aucune ne devait avoir plus de 40 ans. Bien que le son éteint rendait impossible la compréhension de leurs propos, il était évident que l’ambiance était bon enfant. Et puis l’une d’elle, identifiée plus tard comme Azaelle Dubois, s’était avancée, faisant taire les bavardages. Elle enclencha le son et verrouilla son regard noir dans celui de la caméra :

« Salut. Vous devez être content.e.s, enfin une vidéo. On la tourne maintenant, parce que sachant que les meurtres sont perpétrés par des femmes, il est évident que vous allez nous mettre la misère. Vous avez déjà commencé ».

Elle n’avait pas cillé au mot « meurtre », aucune trace de remords ne perçait dans sa voix. Résolution fanatique de celle qui a pleinement justifié ses actes. Elle continua :

« Remarque, vous n’avez jamais eu besoin de motif pour nous mettre sur la gueule, alors vu que maintenant on vous en a donné un en or… Mais on ne voulait pas partir sans que nos sœurs soient prêtes. On leur doit bien ça. »

« On va vous parler à vous déjà, les tenants de l’ordre patriarcal. Je suis ici pour vous dire que c’est terminé. Ce n’est que justice, admettez : tout a une fin, et il est grand temps que votre ère viriarcale capitaliste et raciste s’achève. Vous pensiez que ça viendrait d’ailleurs, certainement pas de cette masse informe de chieuses représentant plus de la moitié de l’humanité. C’est que vous vous étiez donné beaucoup de mal pour nous mettre au pas, des siècles de travail civilisateur. Vous aviez de bonnes intuitions pourtant : en 2019, perso, ça m’a bien fait marrer quand vos médias péroraient sur la « nouvelle terreur féministe ». Oh boy, vous saviez pas ce que c’est que de la vivre, la terreur. Mais maintenant, elle a changé de camp : c’est une chienne efficace mais inconséquente, la terreur. »

Elle s’interrompit quelques secondes avant de reprendre : « À nos sœurs maintenant. C’est vrai qu’on est un peu lâche. Nous on va mourir, en en emmenant pas mal avec nous, et on va vous laissez avec les conséquences de nos actes. Ne vous fourvoyez pas, vous allez souffrir : ça a déjà commencé mais c’est rien comparé à la suite. Même vous, les chiennes qui profitent du système en aboyant plus fort que ses chancres : vous allez prendre très cher. Pardonnez l’expression, mais ça a jamais payé sur le long terme de jouer au bon nègre de maison ».

L’assemblée ricana. Azaelle Dubois laissa retomber les rires et poursuivit : « Alors maintenant, à toutes nos sœurs : on vous laisse le choix. Parce que ça ne peut plus durer, et vous le savez. On est comme vous : on a cru à la paix, on a cru à l’action non violente, on a cru que lentement, à coup de manifestations, d’articles et de lois on allait y arriver. Mais ça ne marche pas, ça ne marchera jamais, ça ne peut pas marcher ainsi. Vous nous demandez « pourquoi tant de violence » ? Parce que nous sommes les bonnes fifilles d’un système où la violence est endémique. Un système qui nous tient par la peur. Alors ouais, c’est moche ce qu’on a fait. Mais avec du recul, vous verrez qu’on ne pouvait pas ne pas le faire. Vous nous dites qu’on est injuste, dégueulasse, tarée, que nos victimes ne méritaient pas cette mort ? Peut-être. J’en sais rien. Mais, ce que je sais, c’est qu’on est en décembre. Et que depuis le début de l’année, 583 femmes sont mortes en France sous les coups de leurs maris. On n’est plus à une injustice près ».

L’interlocutrice ferma les yeux, laissa tomber sa tête qu’elle secoua légèrement, comme accablée de fatigue. Elle finit par relever un regard lourd de menaçantes promesses, tout en inspirant profondément : « Mes sœurs, je suis là pour vous dire que vous n’avez plus à avoir peur. La seule différence qui nous sépare, c’est que nous avons compris qu’il valait mieux crever que de vivre dans un monde qui ne nous tient que par l’effroi de la mort et qui n’a aucune intention de changer. Regardez-nous, regardez comme, en l’espace de quelques mois, la panique a changé de camp. Mes sœurs, il est temps que vous aussi, vous retrouviez le goût du sang ».

***

Conversation récupérée sur portable, 21 décembre 2021

« Je te l’avais dit meuf : va y avoir un Grand Soir. Je l’attendais juste pas de mon vivant »

FIN

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Autrice et co-créatrice de Girlshood Magazine.

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