Mes deux amours

Ça y est : il dort.

Elle a vidé le somnifère dans son whisky tout à l’heure. Les gouttes sont tombées une à une, laissant une auréole huileuse sur les parois du verre. Elle a mis plus de glace pilée que d’habitude et le tour est joué.

Ce soir, elle part, elle s’évade, elle se sauve.

Je me barre oui, je me carapate, je me défile, je prends la tangente. Avec Théo et Vlad.

Ça fait six ans qu’elle a pris sa décision. Depuis la naissance de Théo. La première année, elle était sûre d’elle, il fallait juste choisir le bon moment. Qui ne s’est jamais présenté. La deuxième année, l’énergie était encore présente mais Théo était si petit, si faible. Elle s’est convaincue que mieux valait le confort, même un confort empoisonné qu’une vie incertaine. Mieux valait la chaleur, les repas équilibrés et les vêtements douillets. Alors elle a laissé passer toutes les occasions, elle a courbé le dos, elle a attendu. Que Théo soit plus fort, plus grand. Pourtant, elle a vu qu’il ne grandissait pas, parlait à peine. Mais elle a pensé que ça serait pire si elle partait. Alors les six années sont passées.

Et puis il y a eu la voix de ce matin, à la radio. Il y a eu l’injonction.

Et lui, maintenant il dort. Comme chaque soir, il est rentré du travail, tard, s’est installé dans le canapé, a exigé son apéritif. Comme chaque soir, il a attendu d’elle les gestes précis, une attention douce. Comme chaque soir, il a donné les ordres. De sa voix nasillarde et menaçante. Maintenant, il dort, sa tête penche vers la droite, il se ratatine. Il s’affale. Pour un peu il ne lui ferait plus peur. Elle lui parle pour tester la qualité de son sommeil. Léger, lourd, nauséeux ? non, profond. C’est le moment.

Ce matin, elle a tiré la valise de dessous le lit, la valise qu’elle a ouverte vingt fois, vêtements jetés en vrac, les habits de Théo, le carnet de santé, la bouteille de sirop, le bonnet bleu, le livre d’images.

Elle éteint les lumières de la maison. Elle ferme la porte à clefs, elle a pris soin de lui voler ses clefs, d’arracher les fils du téléphone et d’enlever la batterie de son portable. C’est du temps de gagné s’il se réveille trop tôt.

Théo tiré de son lit, les yeux à demi fermés, la bouche entrouverte comme quand il boude, les boucles en bataille, du sommeil plein le crâne, des morceaux de rêve arrachés, filandreux.

Vlad, détaché de sa laisse, libre enfin, bondissant, testant ses pattes endolories, remettant en marche la machine de son corps longtemps assoupie par des années de chaînes.

Le coffre ouvert, la valise en équilibre, Théo dans les bras. Elle l’installe sur le siège arrière. Attache sa ceinture. Vlad saute sur le siège. Sa tête posée contre Théo. Truffe contre joue. Haleine contre haleine. Vlad, asséché d’amour pendant des années retrouve d’instinct la source de chaleur. Lui aussi a appris le calme et la transparence.

La voiture démarre en silence. Complice. Solidaire.

Dormez mes amours. On part vers le calme. Vers le sommeil doux.

Les premiers lacets. Les gravillons sur l’asphalte. Ça crisse. Ça grince. C’est la vie qui redémarre.

Je me barre. Tchao. Tchuss. Paka. Nej da.

« C’est aujourd’hui. Demain il sera trop tard. C’est aujourd’hui. Il faut partir. » La voix de ce matin a donné l’ordre. Un ordre insistant. Répondre aux ordres, elle connait. Dans cet ordre-là elle a reconnu la vie qui frissonne. La voix ce matin a dit clairement de répéter à l’infini les mots jamais dits, elle a dit de tester les mots retenus, de les libérer. Que l’énergie viendrait de là, que c’était la première étape. « Ne plus accepter, si vous ne le faites pas pour vous, faites-le pour eux, pour elle, votre fille, pour lui, votre fils ». Oui, pour vous mes amours. Pour toi, Théo pour que tu grandisses enfin. Que tu parles enfin.

Les vitres ouvertes, le vent alpin carnassier déchire ses tympans.

Saleté de vent. Saletés de montagnes.

Dors salopard, ordure, dors, je me barre. Oui c’est ça. Ce sont ces mots-là. Exactement. Elle les reconnaît. Elle pensait les avoir oubliés mais ils sont là, ils se bousculent, ils s’enclenchent.

La voix de Claire. Une étincelle dans sa vie. La voix de Claire à la radio ce matin. Sa chronique sur les violences faites aux femmes. Elle se reconnaît. C’est d’elle dont Claire parle. C’est à elle que Claire parle. Refuser. Se lever. Se relever. Partir et demander de l’aide.

Théo geint. Il rêve. Mais de quoi. Il parle si peu. Il est si sage. C’est dans ses rêves qu’il parle le plus. Parfois il crie. Parfois il rit. Sinon, c’est le silence. Le pouce dans la bouche. La ride au milieu du front. Son corps transparent à force de vouloir disparaître. Il a compris qu’invisibilité et calme étaient synonymes.

Six ans que ça dure. Jusqu’à la voix de Claire. L’injonction de Claire. « Partir, il faut partir ». L’énergie de Claire.

Toute la journée passée à faire des plans : valise, somnifère, colère, boule au ventre, pharmacie. C’est fait. Claire a insisté : il faut refuser, il faut fuir. Et parler. Se cacher. Au début. Mais surtout ne pas se retourner. Dire les mots. Les cracher. Conditionner son cerveau pour l’empêcher de continuer à poser les mauvaises questions. Agir. Ne pas s’asseoir. La valise, les habits de Théo. Le somnifère. Dire à voix haute tous les mots trop longtemps avalés. Crier. Hurler. Attendre son retour. Avec impatience pour une fois. Égrener les gouttes dans le verre de whisky comme on compterait des balles de revolver.

Je suis passée à la pharmacie, je t’ai acheté tes médicaments. Calme. Résolution.

Elle arrive dans la vallée. Le vent est tombé. La route est droite pendant quelques kilomètres. Puis ce sera le col. Les hauts sapins. La forêt dense. Le noir plus noir que la nuit.

Dors charogne, saleté, raclure. Je me sauve avec mes deux amours.

Le col. Ralentir. La voiture s’essouffle. Les grands arbres surpris dans leur sommeil nocturne par les phares. Ils sont ébouriffés. Mal réveillés. Bougons.

Bientôt, je vous aurai oublié. Toi, lui, tous. Les grands, les petits. Les solitaires. Tous autant que vous êtes, je vous oublierai. Je vais là où vous ne serez pas.

Après le col, c’est l’autre vallée. C’est déjà ailleurs. C’est toujours la montagne. C’est là qu’elle l’a rencontré. Il y a sept ans. Un bal. Un été. Le folklore, le génépi, la cloche qui tinte au cou des vaches. Les fleurs jaunes et les minuscules pâquerettes. Le cri des éperviers. Ou des milans noirs. La tête qui tourne… Sa solitude d’alors après les années de galère. La première nuit sous les étoiles. Le premier matin. La première neige. La maison à flanc de montagnes. Et l’espoir d’avoir trouvé un endroit où vivre, un endroit à elle. Mais les portes de la prison se sont refermées au bout de quelques jours seulement. Une prison dorée au début. Les mots durs ont commencé. Les ordres. Les insultes. La montagne s’est resserrée chaque jour davantage empêchant le soleil de la réchauffer. L’isolement. Les mots de plus en plus forts. Les menaces. La naissance de Théo très vite. Et la peur d’être séparée de lui.

Théo se réveille. Il demande où il est. Il a froid. Vlad le rassure. Je ne sais pas comment. Mais Théo se rendort. Les chiens sont des magiciens.

Dormez mes amours. On part vers la lumière. Loin de l’ombre des montagnes qui cachent le soleil trop tôt.

Elle sait où elle va. Elle va là où il ne sait pas qu’elle va. C’est loin.

Elle a appris par cœur le numéro de téléphone. Claire a répété plusieurs fois ce matin que c’était la première étape. Elle appellera quand elle sera arrivée.

Mais il faut rouler encore. Toute la nuit. Toute la journée.

Encore un col. Le dernier. Après ce sera de la moyenne montagne. Moins de virages, moins de lacets. Un air plus léger.

Il dort encore, c’est sûr. Elle a compté les gouttes au début et puis les a laissés s’égrener lentement. Trop de gouttes sans doute.

L’après, elle ne sait pas à quoi il va ressembler. Mais ça ne sera plus la montagne. Cette certitude lui zèbre l’intérieur du ventre comme le calme qui fait exploser une angoisse tenace.

C’est dans le ventre que ça se passe. Ça se dénoue. Ça libère les cris. Ça vient du ventre et ça sort par la bouche. L’air vicié sort par spasmes. Des hoquets. Du vomi. Elle se gare. Elle sort de sa voiture. Elle est pliée en deux, six ans de silence et de peur surgissent de sa bouche. Le silence a un goût de suie. Ce qui sort d’elle est noire. C’est du pourri. Des glaires. Du moisi. Ça lui arrache la gorge. Ça bouche ses oreilles. Un torrent de mots gardés secret s’éjecte d’elle. Ça jaillit. Ça ne s’arrête plus. Elle tombe. Les graviers attaquent ses genoux. Le flot visqueux continue à sortir d’elle. Longtemps. Épuisée, elle s’appuie contre la voiture. La tôle est froide derrière son dos. Ce froid lui fait du bien. Dans les phares, elle voit Théo et Vlad qui l’observent. Théo appuyé contre Vlad. Ils se soutiennent tous les deux. Ils tanguent mais ils se tiennent droits. Ils ne font pas de bruit. Ils assistent, muets et interloqués, à sa mue.

Elle reprend son souffle petit à petit. Elle agite sa main vers Théo pour dire, ne t’inquiète pas, ça va passer. C’est fini. L’air qui entre en elle maintenant est doux. Il tapisse l’intérieur de sa trachée d’un pansement de velours. Respirer. Elle avait oublié.

Théo et Vlad s’approchent. Ils s’assoient à côté d’elle sur le sol froid, dans les éclaboussures des mots noirs, dans la lueur des phares. Une douceur en elle, inconnue.

Sourire, elle ne peut pas. Pas encore.

Sourire, je ne peux pas. Pas encore.

Mais c’est une question d’heures, mes amours. C’est une question d’heures.

FIN

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Après plus de 40 ans de vie à Paris et plus de 30 ans dans une multinationale, j’ai tout changé en 2014 en m’installant dans un village de Normandie. Changement de vie, avec une place plus importante pour l’écriture, les voyages (la Russie en particulier et l’apprentissage de la langue), et le quotidien plus ancré dans les saisons et la nature. J’écris principalement des nouvelles et participe régulièrement à des ateliers d’écriture et à des concours (qu’il m’arrive de gagner !) et depuis quelques mois je me suis lancée dans un projet au long cours que j’espère mener à bien.