Quelques nuits après l'histoire

I

Personne ne pourrait plus voir cet oiseau, l’admirer ou le craindre, le chasser, envier sa liberté. Ni l’observer ni même l’entendre. Le deviner dans les nappes de vapeur. S’en souvenir.

Personne…

Et pourtant. Cet oiseau volerait tout là-haut, sa tête noire surgie devant la pleine lune, comme s’il portait une auréole. Il guetterait, en vain, planant sans plus savoir que faire, où aller, tout hébété par cette situation.

Non ! Non : ce serait impossible, incroyable, exagérément grave cette histoire – donc une simple hypothèse pour les fous.

Ce serait la nuit, ardente, un moment très obscur, très tard – trop tard.

*

Mais il est là, l’oiseau. Seul. Noir dans le noir. On ignore qui il est, son espèce, son nom, d’où il vient vraiment, dans quelles contrées sauvages il a nidifié. S’il a tué. S’il s’est sauvé. Si d’autres le menacent – des braconniers, des bêtes, des plantes étranges, des créatures, des choses indescriptibles. Mais il apparaît là, très haut, rapide, ailes de platine déployées, bruissant à peine.

À l’aube il s’efface. Part ailleurs. Fuit le jour. Traque la nuit. Son bec pointe maintenant vers le premier quartier de lune. Si ce croissant de lune penche, c’est à cause de l’appel d’air dans son sillage. Il est si vif qu’il suit la nuit, ne connaît qu’elle. C’est sa nature.

L’oiseau ralentit brusquement. Il lutte sur place à contrevent, décrit des cercles concentriques, d’abord larges, puis de plus en plus serrés. Ses yeux percent les ténèbres. Il aurait donc aperçu quelque chose. Une proie ? Un homme ? Un revenant ? Non. Seulement sa propre ombre filante sous les étoiles. Les constellations, étonnamment nombreuses et surtout plus visibles qu’en d’autres temps, parsèment l’espace. Partout le ciel est une gamelle d’étain où un dieu charitable a jeté sa petite monnaie.

Et dessous : une planète – on dirait la Terre.

L’oiseau fait demi-tour, et encore demi-tour : il connaît l’endroit, pourtant ne le reconnaît pas. Ses sens le trahiraient ? Son instinct lui ferait défaut ? Le monde, si c’est le monde, aurait donc tant changé ? Est-il perdu ? Sur une autre planète ? Personne ne sait ! puisqu’il n’y a personne.

Soudain la brise forcit, le détourne ; ses ailes froufroutent, une plume se détache et flotte longtemps, tombe de quelques mètres, remonte sous l’ascendance d’un air d’une chaleur surnaturelle ; la plume finit par retomber dans une lente chute, jusqu’à la canopée d’une forêt, une forêt si dense que quiconque décrirait ce qui vit là-dessous, ce qui pullule entre les brindilles, ce qui grouille sur l’humus, ne serait qu’un menteur.

L’oiseau crie. Rien ne bouge.

Passe l’ombre – et les années.

*

Longtemps après, l’oiseau revient au même endroit, toujours de nuit. Il aurait fait le tour de la Terre. Toujours personne, nulle part. Comment croire à cette absence ? À ce calme épouvantable ?

Depuis tout ce temps, la lune en a connu, des révolutions. La voilà ronde et rousse, qui fait rouiller le plumage de l’oiseau. Il vole encore, malgré lui plus sage, plus lent qu’autrefois. Des nids, il en a construit, et parfois saccagé ceux d’espèces en compétition pour de beaux endroits. Des déserts, il en a survolé, incrédule. Des tours en ruines, il en a frôlé. Et des cheminées bancales, et des toits moussus, et des chablis de ferrailles, et des croix brisés, et des carcasses oxydées…

Il tournoie dans cet air bizarrement chaud, bien plus ardent que jadis. Las, il ne pique pas, se laisse planer. Il a cette intuition animale : la fin serait proche. Car le vieil oiseau sait d’instinct que sous peu il ne volera plus, pas autant qu’il en rêve ; il volera toujours plus doucement, au hasard des alizés, des siroccos, des mistrals, des chinooks, des queues de cyclones, juste une ou deux saisons encore, à supposer qu’il y ait encore des saisons. Il affrontera les dernières bourrasques, enfin il renoncera à choisir sa destination ; alors un vent mauvais le ballotera ; quand ce vent aura cessé, que l’aurore lui brûlera les pupilles, l’oiseau nocturne tombera, peut-être à pic dans le vide, peut-être avec mollesse sur une nappe d’air plus chaude que jamais. Il poussera un dernier cri bien triste. Il faudra bien qu’il y ait une fin.

En attendant, avant la nuit ultime, l’oiseau ne migre pas tout seul. Cette fois-ci, autour de lui, des oisillons volettent en désordre, certains trop haut, à vouloir frôler le soleil, d’autres dangereusement bas, trop proches d’un dédale de lianes, de branches, de troncs. Le vieil oiseau force sur ses ailes, bouscule les imprudents, distribue des coups de becs. Des plumes farandolent, des gouttes rouge foncé s’étirent jusqu’au sommet des arbres immémoriaux, s’infiltrent dans les rainures des écorces, noircissent. Il lance un cri éraillé, comme pour dire à ses rejetons, oh si vous connaissiez les hommes… Comme pour avertir, moi je les ai vus les hommes ! c’est la vérité, et moi je sais ce qu’ils sont, ce dont ils sont capables… Alors les oisillons, ignares et rebelles par nature, retournent quand même à l’abri de ses longues et lourdes ailes. Eux aussi voudraient bien apercevoir les hommes, vérifier si tout est vrai (on leur en a dit tant de mal). L’oiseau contemple ses petits curieux, il se remémore la fraîcheur de ses printemps, de quoi recouvrer un regain de vitalité. Il ne mourra pas sans leur avoir transmis la salutaire peur de l’être humain, ce monstre.

Mais… pas d’hommes à l’horizon… L’oiseau, de plus en plus indolent, ne comprend pas. C’est impensable. Où se cachent-ils ceux-là ?! Quel est leur nouveau piège ? Poussé par ce mystère, l’oiseau abandonne la Lune : pour débusquer les hommes, il va se métamorphoser en oiseau diurne. Ça fera mal, ce n’est pas sa nature, pourtant il faut. Lui et ses oisillons fusent à présent vers l’est, ils font des clignements frénétiques quand le petit jour commence à poindre. Le soleil s’élève, leurs plumes noires luisent comme jamais. Sous la lumière crue, ils les verront bien, quand même, ces terribles hommes !

*

Des jours et des jours.

Sous un ciel de cuivre, les volatiles se laissent chahuter par l’air affreusement turpide, sans prendre le risque d’atterrir. Rien. Personne… Parfois un mouvement – immanquablement une fausse alerte. Où vivent-ils à présent les hommes ? C’est impossible qu’ils ne soient ni là ni ailleurs, les hommes ne sont pas devenus invisibles… Les hommes ne jouent pas à cache-cache comme ça ! Alors ? En pleine lumière, on devrait compter des milliards et des milliards et des milliards d’individus ! La faune devrait détaler en les sentant de loin. Et quelques espèces domestiquées trahiraient aussitôt leurs cousins sauvages. Cependant, tout est anormalement calme, rien ne se passe – il se passe quelque chose.

*

Des nuits et des nuits.

Sous un ciel de vinyle, la petite famille bat des ailes. Sous eux, la grande forêt ne cesse de croître à vue d’œil. Les troncs s’élèvent sans fin, les lianes prolifèrent. Le vieil oiseau traverse un nuage. Il ne voit rien du tout, à cause de la forêt devenue si dense. Il se souvient de clairières, de souches taillées net, de fronts pionniers qui reculaient quand ronflaient les monstres d’acier chevauchées par les hommes. Désormais, plus de clairières, plus de défrichements ; la flore colonise tout, cette sauvage. Il y aurait peut-être bien une réponse : les hommes habiteraient maintenant de nouvelles contrées, d’autres latitudes, ils construiraient d’autres murs, d’autres bunkers, d’autres temples, d’autres futurs. Mais où ? Cette paix est de mauvais augure. Les oisillons, eux, gazouillent avec une naïveté effrayante : tout leur paraît si normal, stable, éternel. Forcément, ils n’ont jamais connu le monde autrement. Entre eux ils se moquent, ah c’est l’ancêtre qui a perdu la tête en même temps que ses dernières plumes grises ! il fait pitié, il a inventé cette légende de grand prédateur debout sur ses deux jambes !

L’oiseau freine. Rien. Accélère. Rien. Tord le cou, claque du bec. Il n’est pas dément, il a gardé en mémoire les lumières de leurs villes, les balafres de bitume entre des rangées d’arbres exfoliés, les mosaïques colorées de leurs champs, les coulures noires autour de leurs épaves, les vapeurs de leurs avions, les ondes invisibles de leur ciel, les foudres de leur génie.

L’oiseau crie, il s’égosille, croyez-moi mes petits ! ils existent, ils sont terrifiants les hommes, vous verrez bien… Les hommes, là où ils se terrent, il faudra s’en approcher prudemment, vous avez saisi ? très prudemment ! entendre leurs voix, respirer leur odeur, les épier pour mieux s’en protéger. Aux oisillons, le vieil oiseau montrera aussi, s’il en a le courage, une cicatrice sous sa queue, également un anneau autour d’une patte dont il n’a jamais pu se défaire ; il témoignera de sa rencontre, il y a fort longtemps, avec l’espèce humaine ; il parlera même de sa cage, puis de sa fuite.

*

Fatalement l’oiseau se déplume, son bec se craquelle, le temps passe ; sous sa peau tiède, sèche, malgré la peur son cœur ne cogne plus bien fort. Il redoute de mourir sans avoir pu montrer à ses oisillons le corps, la vitesse, les armes de la fameuse bête humaine. Il a beau détester l’humain, il voudrait lui dire adieu, adieu l’ennemi ! Son cœur s’aplatit, il n’est plus qu’un filtre où la douleur percole.

Non ! Un sursaut. Oh non ! Il ne crèvera pas sans les avoir revus. Il faut revenir en arrière. Aussi décide-t-il de voler jusqu’à la nuit, comme autrefois, chercher partout. Les arrogants ont bâti des cités immondes ; s’il en reste quelque chose, leur pollution lumineuse devrait le guider jusqu’à eux. Justement, au loin il croit distinguer une lueur.

II

L’oiseau a cru repérer une petite lumière, une trace humaine ; il s’est approché mais le mirage s’est éteint. Ce n’était peut-être qu’une étincelle, les braises de la dernière foudre. Aussi a-t-il accompli un énième tour du monde, tournant comme la Terre, toujours en pleine nuit.

Et voilà qu’un halo doré vibre au travers des branchages. Encore une illusion ? Il n’y croit plus mais il y va. Avec vaillance, le vieil oiseau et ses oisillons s’avancent jusqu’à ce minuscule point jaune. Hélas ce n’est pas une ville, pas même un village. Les oisillons reçoivent l’ordre de voler en rang serré à très haute altitude, pendant que l’ancêtre ira vérifier d’où provient ce timide éclat.

Il descend, plane, descend davantage, et pour la première fois depuis longtemps, se pose sur la cime de l’arbre le plus grand. Il halète. Rien n’assure qu’il trouvera la force de s’envoler à nouveau… D’ici, à cause du feuillage compact, impossible de discerner ce qu’est cette lueur crépitante. Un regard inquiet vers ses oisillons : leurs silhouettes frétillent devant la demi-Lune. Il les compte, il les recompte : il en manque un ! lequel ? Le plus chétif, celui dont le duvet poisseux contient encore des morceaux de coquille… Où est-il ce petit inconscient ? Le vieil oiseau s’alarme cependant il refrène une stridulation, car si un homme sévit bel et bien dans les parages, dans ce bois, mieux vaut rester silencieux, discret. L’oiseau s’aventure sur une branche plus basse, une autre, encore une autre. Autour de lui, le vent emporte des craquements sourds, irréguliers. D’un buisson sort un pépiement ! L’oiseau, un peu rassuré, siffle en sourdine pour ordonner au jeune fugueur de rejoindre la fratrie dans les airs.

Il scrute, il écoute, il sent. Il y a quelque chose, comme une respiration. Ou plutôt une suffocation. Quelqu’un attendrait là, immobile dans l’obscurité, prêt à bondir sur sa victime, l’assommer, la saigner, la peler, l’empailler, exterminer l’espèce, pour le plaisir…

L’oiseau cherche la provenance du danger. Ça y est… C’est sûr, un homme est là…

On entend des feuilles mortes se déliter sous des pas ; un homme serait donc en train de marcher quelque part. L’oiseau tente d’étirer ses vieilles ailes, mais il a mal. Alors il se laisse tomber d’étage en étage, s’approche du sol et finit par se poser sur un rocher couvert de mousses et de champignons gluants qui collent aux griffes, qui risquent de l’empêcher de redécoller. A quelques mètres de ses pattes tremblantes, des buches disposées en triangle, protégées d’une ceinture de pierres rondes, toutes de même calibre, achèvent de se consumer. Un homme a récemment fait un feu. Quelques tisons sautillent encore au milieu des cendres tièdes. Le feu s’éteint.

*

Cette étrange chasse à l’homme reprend. Sous des latitudes torrides, l’oiseau repère enfin une silhouette. Elle lui rappelle quelqu’un… Oui, un être humain ! Ça y est ! L’homme est là ! Le voilà, maigre et bistre, la peau crevassée. Voûté, seul. Nu. Son allure ne ressemble pas tout à fait à celle des hommes d’avant, ceux qui avaient encagé l’oiseau en espérant l’aimer à travers les barreaux.

L’oiseau émet un très léger sifflet, aigu, imperceptible sauf pour l’ouïe de ses jeunes intrépides. Ceux-là suivent, s’agitent, observent. Le vieux avait donc raison ! L’homme existerait bel et bien ! Ça ne serait pas qu’un monstre légendaire… Ils épient : si c’est un homme, qu’il est minable ! pas du tout redoutable comme dans les histoires rabâchées de l’oiseau moribond. L’escadrille suit le mouvement de ce deux-pattes grotesque. Celui-ci marche, ou plutôt titube, pendant des heures. Parfois il s’agenouille, gratte la terre, rogne un ongle avec ses dents, crache, bave. Il repart en trainant les pieds ; dans son sillage il abandonne une longue trace sombre, comme la mue d’une sale vieille bête presque crevée.

*

Longtemps, loin, jusqu’aux confins du continent, au bout du monde, au bout de ses forces, le pauvre homme avance. Il chancelle. Fait peine à voir. Hagard, tournant la tête tous azimuts, il cherche un semblable, frère, sœur, homme, femme, enfant, même mort. Personne… Il force sur sa voix, ohé !? ohé ?! Il ne rencontre que des bestioles qui osent le frôler, le renifler avec dégoût. Y a quelqu’un ? Ohé ? C’est moi ! Quelqu’un m’entend ? Dîtes-moi que je suis pas tout seul… C’est quoi ce monde ?…

L’oiseau vole au-dessus de sa tête, en prenant tout de même garde de rester hors d’atteinte, parce que si l’homme sentait en lui une dernière vigueur, il lèverait sûrement ses bras décharnés pour étrangler l’oiseau de malheur. Hélas pour lui, il ne fait pas plus peur qu’un épouvantail ! Résigné, voilà qu’il s’accroupit.

L’homme continue son périple dans cette position, les genoux dans la souille. L’oiseau hurle pour inviter ses petits à découvrir en détail le genre humain – ce qu’il en reste. Les oisillons virevoltent autour de l’infâme ridicule et lancent des cris rigolards, ohoh donc c’est ça le plus grand prédateur de tous les temps… Le dernier né se pose sur la tignasse de l’homme qu’il a prise pour un nid abandonné.

L’homme s’effondre. Les doigts écartés sur le sol glaireux. Puis le nez dans une boue nauséabonde. Les oiseaux tournent autour du corps. Ils chantent ils chantent ils chantent. Membre après membre, l’humain s’enfonce jusqu’à disparaître totalement sous ce glacis verdâtre. Sa physionomie se devine un peu là-dessous, toutefois ne survit qu’un moment. Assez vite des bulles visqueuses éclatent à la surface.

A minuit, la pleine lune donne à la tombe spongieuse des teintes beiges, grises, olivâtres. Les oiseaux demeurent aux aguets, ils scrutent les frémissements, les petits remous. Est-ce que l’homme nage là-dessous ? Il est noyé ? L’ancêtre des oiseaux n’en revient toujours pas. Il repense à ses années de cage : les enfants de l’homme, avant de ronfloter dans de beaux rêves, le maltraitaient en insérant des piques à travers le grillage, ils essayaient de le faire parler, ils ouvraient la petite trappe, l’agrippaient de leurs doigts potelés, lui donnaient en braillant un gentil nom, lui fermaient le bec avec un élastique pour le caresser sans risque. L’oiseau se revoit en train de se débattre, piquer dans le vide, se cambrer dans leurs puissantes menottes, donner des coups, sentir son cartilage se distendre sous l’effort, la tige de ses plumes lui pénétrer la chair. Lutter. Enrager. Tomber. S’ébrouer. Piétiner et se prendre les griffes dans la moquette. Panteler. Presque mourir. Et s’élancer… Franchir la fenêtre entrebâillée ! Fuir ces petits monstres dont il se souviendra toujours ! S’enfuir dans la nuit… Loin des hommes, tous, jeunes et centenaires. Se jurer de garder la nuit, se confondre avec elle, à jamais. À présent, il n’a presque plus peur de ce pathétique humain.

La famille oiseau pépie gaiment. L’humain n’est pas ressorti de la vase. Soudain une sorte de bâtonnet blanchâtre s’en échappe. Puis un autre. Encore. Dix au total. Dix doigts… Encore. Orteils. Coquilles. Crâne. Pieu. Fémur. Chablis. Côtes. Cailloux. Dents. Des morceaux d’humains, des trucs indéfinissables de cette race-là.

Un orage éclate. La Terre se gorge d’eau. Tout est peu à peu nettoyé. Le squelette, ou ce qu’il en reste, émerge de la bouillasse, nettoyé de toute trace de muscle ou de tendon. Il s’éparpille dans les ravines. Lorsque la pluie cesse, une nouvelle torpeur envahit l’atmosphère. Sous ce climat bouillant et humide, des milliards d’arbres perforent le ciel. Avec cette croissance illimitée, ils éborgneraient un dieu ; leurs racines tailladent les roches, des lianes s’emmêlent, les grosses feuilles vernissées s’enroulent sous l’effet du réchauffement climatique – qu’aurait causé l’homme… Les gaz floutent le paysage, la température monte infiniment, la flore prospère, la faune mute, s’adapte. Quelques radicelles s’entortillent autour des derniers os de l’humain, les serrent au point de les réduire en poudre. La nature, invulnérable et sublime, tient là son ironique vengeance.

L’oiseau songe, ce serait donc la fin ? La fin de l’histoire. La puissance de l’homme aurait ainsi fait sa faiblesse. Dès lors, les animaux pulluleraient. Ils gueuleraient sans crainte dans les bosquets, au bout des branches, au creux des troncs. S’accoupleraient de jour comme de nuit. Toutes les espèces de la Création (sauf la dernière) copuleraient selon les nouvelles lois de la nature. Tous, faune et flore confondus, s’hybrideraient, mutants nés de l’héritage de l’homme, de ses restes, sa science, son feu. Certains arbres, un jour, posséderaient même le langage. La connaissance. Le feu. Les arbres succéderaient au genre humain en tant que nouveaux maîtres de la Terre. Et ce serait une paix inédite, perpétuelle…

III

Dans cette histoire, la paix n’aurait pas duré… Les arbres auraient pourtant été avertis : la mésaventure de l’espèce humaine aurait pu leur servir de leçon. Pourtant. La guerre serait venue – nouvelle hypothèse.

*

Les plus vieux arbres avaient raconté autant qu’ils s’en souvenaient cette époque lointaine, ce monde viable, qu’on espérait durable. Mais les ancêtres n’avaient pas vraiment été pris au sérieux : on se moquait de leur écorce ridée, de leurs anneaux innombrables, de leurs branches dégarnies, de leurs troncs courbés, bossus, de leurs feuilles blanchies. Un chêne âgé d’un millénaire au moins avait montré aux arbrisseaux ses émouvantes gravures, en forme de cœur, sur son tronc lacéré ; un frêne avait juré, brindilles encore frétillantes d’un souvenir ému, qu’il avait jadis accueilli une cabane dans ses branchages ; un robinier avait raconté comment il avait été soigné, sauvé, alors que son tronc séculaire menaçait d’être fragmenté en des dizaines de morceaux attaqués par des champignons beigeasses, puants, suintants, et d’autres parasites. Mais les plus sages d’entre eux, lourds et las, n’avaient pas été écoutés. Non… La situation s’avérait alors tragique, irréversible. Après le genre humain, les arbres craignaient à leur tour de disparaître ! hélas trop tard… Quelques sceptiques, cernés de petits épineux comme une milice personnelle, fanfaronnaient.

Des siècles plus tôt (juste après la disparition de l’humanité, l’étouffement du dernier homme dans la tourbe sous le regard ahuri du vieil oiseau), il faut se souvenir que la forêt accueillait sans cesse de nouveaux membres, de nouvelles espèces, de nouvelles hybridations. Un éden. Sans les hommes, tout semblait prospérer – semblait. Les arbres un peu chétifs, ou bien les bois trop précieux, craignaient tout de même pour leur survie, s’armaient d’épines pour repousser les intrus, envoyaient des insectes ravageurs, des armées de nuisibles, contre leurs concurrents, tandis que d’autres, plus confiants, voire eux-mêmes issus de plusieurs souches, réduisaient volontiers leurs ramures pour laisser grandir les jeunes pousses inconnues et néanmoins charmantes. Au fil des années, la densité arboricole s’était accrue, néanmoins elle avait d’ores et déjà perdu en variété. Dans cette écrasante luxuriance, l’ombre avait rampé sur des espaces moussus toujours plus vastes, éliminant les essences fragiles, privées de lumière, ne permettant qu’aux plus hauts sujets, ensoleillés, de subsister. Le ciel avait disparu. Au sol régnait une nuit caniculaire et sans fin.

La sélection naturelle faisait donc son œuvre, dévastant des minorités végétales magnifiques, sans doute indispensables, mais tellement vulnérables. Les clairières du temps de l’homme n’étaient plus présentes qu’à l’état de rares traces topographiques, et plus souvent à l’état de mémoire dont les nouveaux arbrisseaux doutaient effrontément.

Le vieil oiseau était mort, seul. Les oisillons qui avaient vu mourir le dernier homme dans la vase étaient à leur tour devenus des oiseaux. Ils avaient à présent quelques centaines d’années et se persuadaient d’être immortels. Ils avaient construit des nids et aussi saccagé ceux des espèces concurrentes. Survolé le monde. Parfois plané au-dessus des ultimes décombres de la civilisation humaine, ponts affaissés sur les océans, engins saignant du pétrole, tours écroulées sous le poids de leur superbe, tunnels colmatés d’humeurs et de viscères fossilisées, antennes tordues, écrasées par les lianes entortillées autour de ces débris métalliques…

Quant aux animaux terrestres et marins, il n’en restait tout simplement plus aucun : les uns avalés par les nouvelles plantes carnivores géantes, les autres piégés dans des filets d’algues transgéniques, des horreurs entre brun et kaki, globuleuses, tentaculaires, mutantes sous les effets à long terme de la chimie, de l’industrie, de la pollution, de l’agriculture, de toutes les vanités des êtres humains.

De la faune ne subsistaient donc que des volatiles, et encore seulement ceux capables de voler tout en haut de l’atmosphère, capables de fuir les arbres immenses, nouveaux conquérants de la Terre.

Les vieux arbres, millénaires, désolés, courbés, racontaient malgré tout, de la même façon que le vieil oiseau avait naguère raconté à ses petits. Leurs jeunes congénères avaient peine à croire que leurs ancêtres avaient vécu en symbiose avec la faune ! Quelques platanes plus ou moins fiables, remarquablement alignés, mornes et gris, propageaient encore une antique rumeur selon laquelle des sangliers ou des biches, parfois, traversaient sans précaution un rectangle gris foncé, très dur ; selon eux, il arrivait même que ces animaux soient percutés par d’étranges prédateurs métalliques, aux yeux blancs, quelquefois jaunes, mystérieusement illuminés, doués d’une vitesse prodigieuse. Alors les sangliers et les biches, tragiquement blessés, venaient agoniser à l’ombre des feuillages. Personne ne se chargeait de récupérer les carcasses nauséabondes. Progressivement, la faune avait reculé dans des contrées bien plus lointaines, soumises à tous les risques ; et puis un jour, comme l’humain avant ça, on n’en trouva plus trace.

Les arbres les plus sages affirmaient que cette époque révolue, celle de la cohabitation entre toutes les formes de vie, humaine, bestiale, végétale, bactérienne, était certes précaire, violente, qu’elle suscitait l’indignation des plus vertueux, mais que c’était un temps de créations magnifiques, d’initiatives collectives, d’échanges planétaires, de culture(s) à tous les sens du terme. (Certains murmuraient, à leurs risques et périls, qu’ils regrettaient finalement le temps de l’homme…) Malheureusement ! la majorité des arbres avaient ignoré, par égoïsme, par négligence, par déni de la réalité, que de nouveaux comportements, radicaux et urgents, s’imposaient à eux, quelques sacrifices nécessaires pour leur survie. Un groupuscule d’arbres avait laissé le vent hurler plus fort dans leurs frondaisons, pour porter loin leurs messages de détresse. La plupart des semblables les avaient simplement laissés pourrir. Leurs appels restés feuilles mortes, la situation avait évidemment dégénéré ; et quand la prise de conscience fut, enfin, quasiment unanime dans toutes les forêts du globe, il n’y avait manifestement déjà plus rien à faire. Rien. Pour l’écosystème il était trop tard. On n’entendrait plus jamais les bruits de caoutchouc dans les flaques boueuses, on ne surprendrait plus jamais les étreintes secrètes, printanières, derrière les bosquets touffus, on ne se laisserait plus jamais toucher par des mains bienveillantes et suffisamment expertes pour ordonner ici ou là l’élagage au profit du bien commun.

Et tout empirait de millénaire en millénaire, de plus en plus vite. La loi de la jungle sévissait. Les jeunes arbres, inquiets pour leur avenir, reprochaient à leurs ancêtres de leur avoir légué un monde végétal promis à la décomposition, les tensions favorisant la guerre des arbres pour l’espace vital, quelques espèces servant opportunément de boucs-émissaires. Certains arbres s’étaient alliés, avaient résisté, avaient relié leurs systèmes racinaires, avaient même su communiquer pour prévenir la moindre fougère, la plus fine tige, la plus insignifiante graine, du danger imminent. Ceux-là avaient aussi bruissé autant que possible, soit pour raisonner les optimistes, soit pour appeler à la plus élémentaire solidarité sylvestre, accueillir sur quelques mètres carrés les pauvres arbrisseaux indésirables ailleurs, du moins ceux dont les racines n’avaient pas péri, noyées dans des ruisseaux noirs de miasmes.

Partout les combats faisaient rage. Partout les plus misérables arbres se tranchaient leurs racines pour migrer vers d’improbables eldorados. Partout l’humus se couvrait de branches vertes sauvagement arrachées par un arbre plus robuste, inébranlable, surpuissant. Partout coulait la sève.

Les rares protestations pacifistes, lancées depuis la canopée par deux ou trois feuillus idéalistes, restaient inaudibles pour les arbres belliqueux toujours plus nombreux, en rangs serrés, sûrs d’être invincibles, résolument invasifs. Ceux qui osaient regretter le temps des hommes finissaient étouffés par des légions de lianes grimpantes armées de dards venimeux. Les vainqueurs levaient fièrement leurs branches, n’anticipant pas que l’appauvrissement de la diversité forestière leur serait, tôt ou tard, fatale à eux aussi ! Sur tous les continents les oiseaux entendaient, entre les troncs, à travers les feuilles, à tous les étages de la végétation, les chants rugueux des terribles arbres, de leurs conquêtes vaniteuses.

***

Certains imagineraient la suite, la fin, impuissants et malheureux, presque résignés, isolés dans des prisons de ronces. Mais il serait trop tard pour regretter. Tout disparaîtrait. L’autodestruction aurait bel et bien débuté.

Dans cette histoire, les hommes se seraient pris pour des dieux, omniscients, surpuissants, immortels… L’air serait devenu ardent, irrespirable.

Puis les arbres se seraient pris pour des hommes…

Et, une nuit, viendrait la fin – simple hypothèse.

FIN

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En journée, au collège et au lycée Christophe AUBERTHIER raconte des histoires et promène la jeunesse sur des cartes. Le soir, voire la nuit, il lit ou il écrit, activités indissociables et indispensables dans son existence. Sous la lune, il rêve — autre manière d’écrire. Quelques publications de nouvelles aux éditions du Cherche midi, de L’abat-Jour, pour le fanzine H2, sur Short édition… Un roman autopublié (Ce qu’une femme a dans le ventre), et, il l’espère, un prochain roman pour 2020.