Free Walking Tour
Réticule #1 : L'effondrement -
— Bien, tout d’abord, bonjour à tous… oui, si vous pouvez vous rapprocher, allez, rapprochez-vous ! La visite va commencer ! Voilà, parfait, merci. Donc je disais, bonjour à tous et bienvenue, je m’appelle Idelle, j’ai 25 ans, et je serais votre guide pour cette visite gratuite de la ville de Bordeaux.
Devant moi se trouve mon groupe de 11h du matin. À cette heure-ci, les jeunes en train de cuver leur pub crawl de la veille sont plutôt absents, et j’ai en face de moi une population très diverse au niveau des sexes, âges et nationalités, même si presque tous ont ce look impayable shorts-T-shirts-baskets qui crie « touriste » dès que l’on pose les yeux sur eux.
— Pour commencer, je dois dire que je nous trouve très chanceux d’avoir cette météo. Il ne fait que 34°C. En mai, c’est vraiment très doux, et regardez-moi ce ciel bleu, magnifique, n’est-ce pas ?
Je pointe le ciel avec mon parapluie aux couleurs rouge et cyan de la franchise internationale de visites gratuites dans toutes les grandes villes du monde, qui m’envoie des clients et à laquelle je reverse 50 % de mes revenus. Mes touristes regardent tous benoîtement dans cette direction et acquiescent de la tête à mes paroles.
— Souvenez-vous de ce parapluie, dis-je. Je le brandirai toujours au-dessus de ma tête quand nous nous déplacerons, pour que vous puissiez vous repérer facilement. Quelques informations avant de partir : la visite va durer environ 3h et nous ferons la majeure partie du trajet à pied. Si pour une raison ou une autre vous souhaitez quitter la visite, vous en avez parfaitement le droit, mais par simple courtoisie, prévenez-moi avant, comme ça je n’aurai pas l’impression d’avoir perdu quelqu’un. C’est compris ? Bon. Donc, sauf si vous avez des questions, nous allons pouvoir commencer.
J’attends quelques secondes en scannant les visages pour voir si quelqu’un veut prendre la parole. Ça se regarde mutuellement dans l’assistance, mais aucun son ne sort des bouches en face de moi.
— Très bien, repris-je. Nous sommes actuellement à la place de la Victoire, c’est ici qu’était installé la guillotine après la révolution de 1789. Et là, dans le coin nord-est, c’est l’ancienne fac de sciences humaines, qui a été reconvertie en caserne d’entraînement pour les milices environnementales, il y a une vingtaine d’années de cela. Donc si jamais l’envie vous prend de faire respecter l’environnement d’une façon un peu plus… musclée, c’est là-bas qu’il faut s’adresser.
Je leur laisse un peu de temps pour prendre des photos autour de la place, puis je reprends :
— Si vous le voulez bien, nous allons à présent nous diriger vers l’arrêt de tram, là-bas. C’est la seule fois où nous emprunterons un transport en commun pour cette visite. N’ayez crainte, tout est arrangé, vous n’avez rien à payer.
Je regarde derrière moi pour m’assurer que tout le monde est bien en train me suivre, et me dirige vers l’arrêt. Devant nous, une locomotive bombée aux vitres en plastique rayé et jaunies s’approche du quai et ralentit en grinçant jusqu’à l’arrêt complet. Les portes s’ouvrent et on peut voir un enchevêtrement d’êtres humains compressés à l’intérieur. Tous les wagons sont pleins à craquer et on ne sait plus très bien quel pied, bras ou jambe appartient à qui. Comme d’habitude, il va falloir jouer des coudes.
— Faites-vous de la place, n’hésitez pas à pousser. Voilà, dis-je lorsque je vois les gens de mon groupe hésiter à franchir les portes du tram.
Une fois que tout le monde est entré, les portes se referment et le tramway redémarre. Je parle suffisamment fort pour que mon groupe m’entende, au milieu des usagers, qui eux n’y prêtent aucune attention.
— Le tramway, même s’il n’est plus tout jeune, est le premier moyen de transport des Bordelais. Du moins, tant qu’il n’y a pas d’incident fâcheux à la centrale nucléaire de Blaye, sinon c’est le vélo. C’est devenu le cas lorsque les voitures individuelles ont été interdites en ville en 2032. Mais avant cela, le centre-ville de Bordeaux, comme celui de toutes les autres villes, voyait ses rues et ses boulevards engorgées de pollueuses à quatre roues qui prenaient de l’espace, faisaient du bruit et crachaient leurs CO2, oxyde d’azote, et autres polluants nocifs dans l’atmosphère. À l’époque, personne ne voyait l’absurdité dans le fait de brûler des litres de pétrole, pour mouvoir une tonne de métal, afin de déplacer 80 kg de chair humaine d’un point A à un point B. Aujourd’hui, comme vous le savez, tout détenteur d’un véhicule individuel se voit infliger une lourde amende s’il est pris en pleine escapade à la campagne avec moins de 4 personnes dans son tacot.
Le tramway effectue un arrêt un peu brutal qui secoue la populace à l’intérieur. Quelques expressions surprises s’échappent des bouches de mes visiteurs. Je lève mon parapluie, signe imminent d’un retour à l’air libre.
Devant nous se trouve une grande étendue plate divisée en parcelles de terres sur lesquelles poussent par centaines des plantes diverses.
— Notre premier arrêt, la place des Quinconces. Auparavant ce lieu était occupé par des fêtes foraines énergivores, et restait désert la majeure partie de l’année. La place a été reconvertie par un collectif citoyen en jardin partagé géant, qui fournit fruits et légumes à toutes les saisons…
— Pour toute la ville ? demande un homme bedonnant avec une casquette rouge d’une quarantaine d’année.
Je pouffe de rire, tellement je trouve la question absurde.
— L’agglomération bordelaise, c’est 1 million d’habitant. Là, on ne peut nourrir qu’un petit quartier, et encore… il en faudrait des dizaines de cette taille… non, malheureusement, nous restons dépendants des multiples coopératives agricoles de la région pour nous approvisionner en nourriture. Multiples, car, comme vous le savez, la réunion de l’agriculture mécanisée et des conglomérats bio-pharmaceutiques a ruiné ce qui restait des sols et il est devenu réellement difficile de subvenir aux besoins de tous. Mais il est vrai, du fait de sa position centrale, que le jardin des Quinconces fait particulièrement l’objet de pillages lors des périodes de pénuries de nourriture… c’est pour ça qu’il est bien gardé.
Je pointe du doigt des gardes de la milice environnementale, postés avec les fusils croisés sur leur torse, aux quatre coins du jardin. Les personnes de mon groupe regardent et acquiescent benoîtement.
— En tout cas, l’eau n’est pas loin, ça doit être facile d’irriguer ! remarque une femme plutôt classe, aux longs cheveux blonds, et en bottines noires
— Oui, d’ailleurs, rapprochons-nous si vous le voulez bien.
Je mène le groupe à l’extrémité de la place, où quelques marches descendent dans une gigantesque étendue d’eau marronnasse qui fait l’effet d’un lac bordant la ville. Sur sa surface turbulente, on distingue quelques lampadaires de ponts immergés qui dépassent de l’eau, et sur tout le bord s’étend une ligne incurvée de plusieurs kilomètres de long de bâtiments au style néoclassique dont les étages inférieurs ont disparu dans le lit de la Garonne.
J’entends des « ouaaah » et des « oooh » dans l’assistance. C’est ma partie préférée dans les visites. Ça fait toujours son petit effet.
— Et oui, la montée des eaux n’a pas épargné les quais de la ville, qui ont tous été recouverts, vous voyez le renfoncement là-bas ?
Je pointe un endroit avec mon parapluie, et ils regardent tous dans cette direction, benoîtement.
— À cet endroit se trouvait la place de la Bourse, et devant elle, il y avait ce qu’on appelait le Miroir d’Eau. C’est ironique, parce qu’il ne reflète plus grand-chose maintenant.
Je m’esclaffe toute seule comme une conne, mais mon auditoire se contente d’acquiescer. Boarf, elle marche une fois sur deux cette blague, faudrait peut-être que j’en change.
— Et l’autre rive ? demande Casquette Rouge.
— Quelle autre rive ?
Je me demande de quoi parle-t-il, puis je me souviens d’un coup.
— Aaah ! La rive droite ? Ah oui, plus rien. Disparue. Coulée. Bloub. Depuis belle lurette. Vous savez comme le Temple de l’Eau dans Zelda ?
Il me regarde d’un air perplexe. Encore un qui ne connaît pas ses classiques.
— Bien si vous voulez, enchaîné-je, nous allons maintenant remonter, et nous diriger vers le Triangle d’Or.
Nous longeons le jardin des Quinconces et bifurquons vers la gauche. Nous nous arrêtons devant le Grand Théâtre, puis nous remontons afin de rejoindre le Cours de l’Intendance. La rue est jonchée de détritus non ramassés depuis des semaines, les vitres des bâtiments sont brisées, quand elles ne sont pas barricadées, et des personnes à l’hygiène douteuse, canettes à la main et prenant appui sur les porches des bâtiments, nous observe comme si nous étions un troupeau de moutons en transhumance.
— Autrefois quartier réputé riche et luxueux, le Triangle d’Or s’est vidé peu à peu au cours des dernières décennies, du fait de l’exode des habitants les plus fortunés de Bordeaux. Les plus jeunes d’entre vous ne le savent peut-être pas, mais Bordeaux était autrefois très connu pour son vin, et c’était une des grandes forces de l’économie locale. Malheureusement, avec le changement climatique, la qualité du vin s’est progressivement dégradée dans la région. Les raisins sont devenus plus sucrés, ce qui donnait aux vins des taux d’alcool trop important. Résultat, des milliers d’hectares de vignes ont été laissés en friche, et ont été replanté plus au Nord du pays. Et les propriétaires, dont la plupart vivaient ici, ont déménagé avec…
— Mais la France étant connue pour son vin, où pourrions-nous acheter de grands crus ? me dit un homme aux traits asiatiques dans un français grammaticalement trop parfait pour qu’il soit un natif.
— J’ai entendu dire que le vin Normand était très bon, dis-je en haussant les épaules.
Alors que je termine ma phrase, je vois un fourgon remontant la rue à toute berzingue. Je fais signe aux gens de rester derrière moi et de ne pas s’avancer. Le fourgon s’arrête devant un immeuble, des agents bottés et casqués en sortent et commencent à appréhender les personnes traînant dans la rue.
— Vous avez de la chance ! Nous avons le droit à un peu d’action aujourd’hui, dis-je.
Plusieurs agents se placent devant la porte de l’immeuble et l’enfonce à coups de bélier en métal, puis s’engouffrent à l’intérieur du bâtiment. J’entends des cris et des coups sourds, puis les agents ressortent en traînant par terre des personnes pieds et poings liés. Hommes, femmes et enfants, tous ont le droit à un dernier coup de matraque, avant d’être jetés à l’arrière de la camionnette.
Nous assistons à la scène de loin, et telle une journaliste d’une chaîne d’info en continue, je commente en direct ce qui se passe :
— Beaucoup des anciennes boutiques de luxe très spacieuses sont devenus des squats pour des indigents et des réfugiés climatiques, mais la plupart sont en situation irrégulière, et comme vous le savez peut-être, notre gouvernement est intraitable là-dessus. Un Français est déjà un gros émetteur de gaz à effet de serre, alors imaginez si nous devions supporter les émissions de ceux venus d’autres pays !
Derrière moi, tout le monde a sorti son portable ou sa tablette pour filmer ou prendre des photos de la scène.
— Mais que va-t-il arriver à ces gens ? me demande Blonde Classe, visiblement secouée par ce qui se passe devant ses yeux.
Je hausse les épaules.
— Qui sait, ils seront probablement mis dans des camps avant d’être raccompagnés dans leur pays d’origine. Leurs chances de survie sont minces s’ils viennent de pays bordant les tropiques, plus rien ne pousse là-bas…
Une fois leur fourgon bien rempli, les policiers plient bagages et s’en retournent aussi vite qu’ils étaient arrivés.
— Voilà, ce n’est pas le quartier le plus reluisant de la ville, mais je voulais vraiment que vous voyiez Bordeaux sous tous ses aspects, dis-je en me tournant vers les personnes de mon groupe.
Certaines ont perdu leur sourire ou sont devenus pâles, mais d’autres passent en revue les photos qu’ils ont prises de l’altercation, et se congratulent de leur talent de journalistes amateurs.
— Bon, pour nous remettre de nos émotions, voulez-vous que je vous emmène dans le plus beau quartier de la ville ? annoncé-je.
Tous acquiescent vigoureusement de la tête.
Nous marchons pendant un moment, déambulant sur la place Gambetta, puis nous arrivons sur de vastes esplanades vertes qui ont pris la place d’anciens boulevards. De part et d’autres se dressent des immeubles en croix, avec des balcons qui débordent de végétations, et dont les toits sont recouverts de panneaux solaires. Mon groupe ne sait plus où donner de la tête, émerveillé par ce paysage de carte postale écologique.
— Gouvernance locale, permaculture sur dalle, production autonome d’énergie, Mériadeck est vraiment un quartier qui a réussi sa transition, commenté-je. Il se classe parmi les premiers éco-quartiers de France, selon un baromètre L’Express-Figaro-Le Monde.
Je les laisse regarder un moment et prendre des photos. Ils ont le sourire aux lèvres et l’air d’avoir apprécié la visite, et ça, ça veut dire que j’ai bien fait mon boulot. Il faut dire qu’aujourd’hui, les conditions étaient idéales. Pas de panne de tram, pas de manif’, pas de flic pour nous déranger, pas de cagnard, pas de pluies acides, c’était nickel. Il ne me reste plus qu’à regagner leur attention pour faire mon petit speech final. Je lève le parapluie au-dessus de ma tête, et comme par magie, mes visiteurs se rassemblent en cercle autour de moi.
— Voilà, notre visite touche à sa fin, dis-je. J’espère qu’elle vous a plu. Je reste à votre disposition pour tout conseil ou recommandation. Et j’ai une dernière chose à vous dire avant de terminer. Comme je vous l’ai dit, cette visite est gratuite, mais il s’agit néanmoins de mon travail, et donc si vous considérez que je l’ai bien fait, peut-être pourriez-vous envisager de le récompenser. Vous pouvez donner ce que vous voulez, il n’y a pas de montant minimum. Pour information, j’accepte tout : monnaies locales, cryptomonnaies, or, argent, métaux rares, bijoux de famille, briquets, appareils électroniques, batteries au lithium… tout ce qui a de la valeur et qui est échangeable sur le marché.
— Et ça vous acceptez ?
C’est Casquette Rouge qui pose la question, brandissant dans sa main une liasse de billets aux couleurs reconnaissables. Je soupire intérieurement. Y en a toujours un pour me faire le coup à chaque fois…
— Ah non désolé, dis-je, mais je ne prends pas les euros.
L’air déçu, il regarde la liasse dans ses mains.
— Voyons, vous savez bien monsieur qu’on ne peut plus rien s’acheter avec ça.
FIN
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Soutenez Réticule Newsletter sur TipeeeNé dans la Manche en 1988, a étudié l’anglais et les arts numériques à Poitiers, a travaillé dans le web avant de quitter son boulot pour écrire son premier roman, BLOCUS TOTAL, publié aux éditions La Liseuse. Après 2 ans de voyages à l’étranger, il s’établit à Bordeaux pour écrire son deuxième roman et créer des œuvres d’art numérique.