Sirènes médiatiques

Je ne voulais tout simplement pas rester sur le rivage.

Au début, il ne s’agissait que d’une petite vague de curiosité, à peine frissonnante, une pêche aux nouvelles, en dehors des voies balisées. Nouveaux réseaux, autres modes de communication. Comment résister ? Comment ne pas céder à ces sirènes qui relevaient la gageure de me tenir au courant des échos d’ici et d’ailleurs quand je le souhaitais ? Je me laissai vite gagner par un sentiment de jubilation à pouvoir multiplier les sources de mon information. J’éprouvais la fierté jouissive que procure l’accès à un privilège inopiné. L’information n’était plus énoncée par un seul maître à bord, homme ou femme, du vaisseau amiral journal, mais par différents quartiers-maîtres, hommes et femmes, entouré-e-s de savantes figures venues d’horizons variés.

Et de nouvelles voies de communication se développèrent encore. Avec d’autres promesses, d’autres points de vue, d’autres thématiques. J’adhérai rapidement et avec enthousiasme à ce cabotage de site en site, synonyme d’une exploration prodigieuse d’un monde jusque-là réservé, du moins, me semblait-il, aux initiés.

Mon horizon s’élargissait de jour en jour, dévoilant des perspectives toujours plus intéressantes et jusque-là, pour moi, inédites. Le seul écueil était le temps. Cette navigation quasi panoramique de ce qu’il fallait savoir pour devenir un être éclairé et au fait de l’actualité comblait tout autant mes attentes que mon temps libre. J’en pris cependant mon parti. Mes divers écrans en guise de longues vues, mon instinct de vigie forcit. Je voguais allègrement d’un secteur à un autre en étant enfin à la barre du gouvernail de ma vie et de mes opinions. Je fis donc le choix de toutes les raisons qui me poussaient à aller toujours plus loin dans mes investigations, contre celles qui m’alertaient d’un éventuel danger, et réservai en quelque sorte, mon quart à la barre de l’information.

Bientôt, je reçus des suggestions à lire, écouter, voir pour approfondir tel et tel phénomène, tel et tel évènement phare. Mon rythme de croisière s’accéléra. Je m’enivrais à consulter toutes ces cartes que j’avais en main. J’apercevais enfin la partie immergée de l’iceberg des tribulations du monde. J’avais des données pour en dessiner mes propres contours. Je surfais de plus en plus aisément dans l’immensité des contributions et collectais avec avidité quelques sites de prédilection. Ma soif de découverte me rendit de plus en plus éclectique. Je n’avais plus toujours le temps d’approfondir mes visites tant les suggestions affluaient sur mes écrans. Le temps me manquait déjà, mais l’appel du large était si fort que je préférai m’étourdir sans prendre garde aux premiers remous qui menaçaient mon équilibre.

Je m’exaltais lorsque d’autres voyageurs ou d’éminents spécialistes confortaient mes avis ou mes convictions. Je me réjouissais de voir certains de mes sites préférés gagner en notoriété. Mais lorsque d’autres contributeurs ou experts notoires réfutaient les thèses et avis des premiers, si l’un de mes sites favoris était soudain décrié, je tempêtais et rageais. Ma confiance vacillait. Leurs voix discordantes me déroutaient. Le doute et les questions me ballotaient comme des rouleaux par gros temps. Il aurait fallu m’ancrer d’une façon ou d’une autre. Mais j’étais accro aux médias. En alerte permanente. J’avais besoin de ma dose d’informations, à grande goulée. Je reprenais donc ma quête, avec frénésie, dans cette course folle où mes adversaires se nommaient scoops et les annonces de tous ordres. Nous veillions, mes écrans et moi, toute publication, aussi anecdotique et fugace qu’elle fût. J’accueillais les nouvelles par rafales sans même me soucier de leur contenu. Gouvernail et temps m’échappaient de plus en plus. Pourtant, je rejetais l’idée même de faire machine arrière, ne serait-ce que le temps d’une escale dans des eaux plus calmes et raisonnables. Juste pour me poser et retrouver la voie de ma réflexion personnelle. Il est des récifs dont on ne se prémunit pas.

D’autant qu’il y avait toujours plus d’offres, plus de courants et la concurrence s’intensifiait pour capter les visiteurs. Les armateurs de l’information mesuraient leur attractivité en prenant bien soin d’offrir leur contenu en fonction des attentes, des désirs ou des croyances de touristes de l’information de plus en plus volatiles et dont je faisais indubitablement partie. Et plus la flotte s’étoffait plus le panorama se resserrait. Étrange paradoxe ! Les places devenaient chères, les meilleures étant prises depuis longtemps. N’est pas pionnier qui veut. Le monde médiatique est un océan où sévissent pirates et prédateurs. Ceux-là profitent de la houle, propice aux spots en tout genre, pour circonvenir toujours plus de chalands dans leurs filets. Le fait divers, social, sociétal, économique, politique, people est alors rebattu jour après jour, à l’instar des marées, jusqu’à donner le mal de mer aux badauds. L’information, toujours traitée au vent d’autan pour capter les émotions et faire vibrer les foules. Le triangle des Bermudes sur tous les écrans et au plus près de chacun. En attendant LE sujet, la catastrophe, l’épidémie, la banqueroute, le naufrage, l’irréversible à ne manquer sous aucun prétexte. La lame de fond qui emporte tout. Qui mérite, qui exige des heures d’antenne et de navigation tant les explications potentielles sont infinies. Tant elle décuple les troubles et les inquiétudes, que chacun va tenter de s’arrimer au moindre cordage pour ne pas sombrer. Fébrile et apathique en même temps, je suis cette foule, dans tous les sens du verbe. Mon gouvernail m’a échappé. Je n’ai plus de cap et tout me submerge. Il n’y a plus de bouée là où j’ai chaviré. Je voulais m’enquérir de la partie cachée de l’iceberg, je ne vois plus que l’écume provoquée par ces déferlantes.

— Voilà Docteur. Voilà ce qui est arrivé. C’était la tempête dans ma tête. J’ai perdu mes esprits. Mais maintenant ça va. Je vais bien. Si ! Non ? S’il vous plait Docteur laissez-moi sortir. Il n’y aura plus de problème. Je ne laisserai plus les flux de l’information mener la barque de ma vie. Je ne replongerai pas. Je connais les dangers maintenant. Non ! Pourquoi Docteur ? Il s’est passé quoi dehors ? Qu’est-ce que j’ai raté ? Non… Docteur ! Laissez-moi sortir ! Non… Laissez-moi…

FIN

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Grande lectrice depuis toujours, j’ai la gourmandise des mots. J’aime leur résonnance, leur consonance, les émotions qu’ils procurent, la réflexion qu’ils suggèrent, les discussions et le partage qu’ils génèrent… J’écris un peu, pas autant que je le voudrais mais toujours par plaisir.