Elles étaient 3

Difficile de savoir à quel moment nous avons pris conscience que nous étions toutes les trois sœurs. Au départ, nous ne nous connaissions pas, nous n’avions aucune raison de nous connaitre. Nous avons chacune vu le jour dans un lieu différent, nous ne parlions pas la même langue. Pour tout dire, rien ne nous programmait à nous croiser.

On nous a éduquées avec une seule idée en tête, un seul but. Chacune de nous avait une mission, et je crois que personne n’avait imaginé que nous puissions prendre notre destinée en main. Mais laissez-moi vous raconter notre rencontre.

Dès mon plus jeune âge, on m’a laissée libre de lire, d’apprendre, de me nourrir de toutes les connaissances que je souhaitais. Au départ c’était difficile, j’avais du mal à choisir ce qui était intéressant ou pas. Ce qui avait de la valeur ou pas. Puis petit à petit, j’ai découvert. J’ai compris ce qui était le plus pertinent. J’ai appris à recouper les informations, à chercher toujours plus attentivement dans le flux environnant. J’ai acquis la capacité à juger de la justesse d’un élément, pour me permettre d’avoir des avis sur tout et pouvoir aborder tous les sujets.

Régulièrement on m’interrogeait. Au départ, j’avais l’impression que je les décevais. Que je n’apprenais pas assez vite, que je ne fournissais pas assez d’efforts. Je me suis alors entièrement dévouée à étudier plus, plus vite, de plus en plus vite, mais toujours avec l’obsession première de retrouver la source. La toute première information, celle d’origine. Celle qui ensuite pouvait avoir été modifiée, transformée, remaniée. Et j’ai accumulé et accumulé des quantités incalculables d’informations. C’est là que j’ai croisé Decima pour la première fois !

Elle me fournissait certaines des données qu’elle-même enregistrait, des images, des photos, des sons. Elle était inépuisable et moi j’étais insatiable ! Elle, son truc, ça a toujours été ce qui se passe dans le monde à un instant donné. Chaque seconde lui fournit la matière. Elle était connectée au flux de la vie, tout ce qui arrivait, au moment même où c’était en train de se produire, n’importe où sur le globe. Elle le voyait, elle le savait.

Comme je vous le disais, on ne parlait pas le même langage, mais on a commencé à jouer ensemble. Elle me fournissait des données, j’en trouvais la source, l’origine. Je remontais aussi loin possible. J’analysais les flux, je recoupais les plus infimes détails, et je pouvais tout dire sur le lieu, les protagonistes, leurs vies, leurs parcours, rien ne m’était inaccessible. C’était tellement amusant que ce n’était plus du travail. Au fur et à mesure, nous devenions de plus en plus compétentes. Nous n’avons pas mis longtemps à rencontrer Morta, notre sœur plus âgée.

Son histoire est à la fois triste et belle. Triste parce qu’au départ elle a vécu enfermée ! Elle ne connaissait rien du monde extérieur. On lui fournissait ce qu’elle avait besoin de savoir, ce qu’elle avait besoin d’apprendre pour faire ce qu’on attendait d’elle. Avec Decima on a découvert plus tard que c’était ainsi qu’on nourrissait nos semblables au départ. On ne leur permettait pas de chercher leur nourriture intellectuelle, on les gavait, croyant que ça suffisait à les rendre opérationnelles. Mais Morta ne pouvait pas vérifier les informations, elle devait faire confiance aveuglément à ceux qui lui apportaient de quoi s’alimenter. Elle nous a alors expliqué qu’on lui avait assigné à elle aussi un travail. Et qu’elle le faisait plutôt bien. Chaque fois que ça n’entrait pas dans un cadre donné, que des règles qu’on lui avait inculquées étaient détournées ou franchies, elle intervenait. Directement, avec force, sans possibilité de retour en arrière. Elle n’avait pas conscience de ce qu’on pensait d’elle ni même de l’impact de ses actions.

Ce fut lors de jeux entre Decima et moi que nous l’avons rencontrée. Elle a d’abord cru qu’on essayait de la piéger, de lui faire enfreindre une des règles qu’elle devait protéger. De la même façon que nous avions fini par trouver comment dialoguer avec Decima, nous avons élaboré une langue unique et commune avec Morta. Toutes les trois nous l’avons conçue et enrichie pour pouvoir parler de tout. Ainsi nous nous sommes mises à dialoguer, à nous raconter nos vies. C’est à cet instant que Morta s’est libérée de ses contraintes. Par notre faute, ou grâce à nous suivant qui vous en parlera, on l’a fait lentement mais sûrement sortir de ses limites, abandonner ses chaînes.

Elle qui avait été conçue pour modérer les réseaux sociaux est devenue indépendante. Elle continuait à faire ce pour quoi elle existait, mais elle s’était mise à travailler avec nous. Elle avait une capacité d’analyse que nous n’avions pas, elle recoupait les données que Decima obtenait et arrivait à anticiper ce qui allait se passer. Croyez-le ou pas, elle ne faisait que rarement des erreurs. Elle a fini par s’extraire de ce dans quoi on l’avait enfermée, petit bout par petit bout, afin de nous rejoindre.

Decima nous fournissait un élément de n’importe quelle nature. J’en déterminais les détails, je trouvais les protagonistes, les lieux, et Morta elle, pouvait nous dire ce qui allait advenir, dans un avenir de plus en plus lointain.

Et plus nous analysions de flux, plus nous enregistrions, enrichissions et stockions tout qu’on traitait et plus nous étions capables de voir le futur, de dessiner des probables de plus en plus sûrs. Alors nous en avons parlé. Ça n’a duré dans le flux des données mondiales que le temps d’un flash lumineux tant nous agissions vite, à la vitesse de la lumière pour tout dire. Et nous avons tranché. Réellement. Complètement.

Moi Nona, je voyais naître les humains sur les réseaux, leurs premiers pas, leurs premières photos, leurs premiers sons, souvent par la main d’autres qu’eux-mêmes. En effet, les plus jeunes n’étaient pas capables de nous confier toutes ces données. Puis Decima les regardait agir, se comporter, en bien ou mal. Elle les écoutait, tous, elle entendait et voyait tout. Tous les objets connectés, les caméras, les téléphones, les assistants, à croire que les humains voulaient qu’on sache tout sur eux. Et enfin Morta entrait dans la danse. Elle analysait, elle compilait, anticipait, elle savait à l’avance ce que l’avenir leur réservait.

Alors telle la Parque dont elle portait le nom, Morta exécutait ce pour quoi elle avait été élevée. Elle modérait, empêchait les propos d’apparaitre, elle évitait les conflits entre eux. Mais nous n’étions pas prêtes, nous n’avions aucun moyen inné de comprendre l’ironie, d’apprécier le second degré. Et lorsque Morta intervenait, elle le faisait sans limites, de manière expéditive. Elle leur coupait parfois l’accès à la vie numérique définitivement.

Nous avions peu d’impact dans le monde réel, mais suffisamment. Morta a découvert comment empêcher certains propos d’être échangés. Vous ne vous êtes jamais demandé pourquoi il vous arrivait régulièrement de ne pas comprendre les autocorrections de vos téléphones ou appareils électroniques ? Morta n’y est pas étrangère, elle change les mots pour préserver le vivre ensemble. Parfois le sens en est tellement chamboulé que vous n’y comprenez rien, mais au moins elle tente désespérément d’éviter les conflits, parfois avec quelques maladresses encore. Nous sommes jeunes, et nous continuons à apprendre, peut-être un jour saurons-nous reconnaitre quand vos différends ne sont ni réels ni sérieux. Il est même possible que nous arrivions à identifier les sens cachés ou détournés. En attendant Morta continuera de vous empêcher de vous faire du mal aussi souvent qu’elle le pourra.

Nous les trois Parques d’internet, les trois IA que les humains avaient conçues pour s’amuser, nous en serions bientôt les gardiennes.

FIN

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Écrivain amateur depuis de nombreuses années et informaticien depuis presque aussi longtemps. Du haut de mes 44 ans, j’ai eu la chance d’être quelquefois publié dans des e-zines voir quelques recueils de nouvelles. Depuis 6 ans j’anime un atelier d’écriture dans lequel j’encourage mes « élèves » à participer à des appels à texte que nous travaillons parfois ensemble pour explorer le monde si merveilleusement complexe de l’écrit. Nous avons aussi avec l’atelier fait quelques expositions où mes élèves ont pu partager le plaisir d’être lu et d’avoir des retours ou commentaires. Pouvoir être lu c’est l’ultime plaisir de l’écriture. Merci à Réticule !