L'Ordre des masques

Savons-nous toujours ce qui se cache derrière le visage placide de ceux qui nous entourent ? En 1367, l’Ordre des masques, société secrète aux objectifs obscurs, nait dans les rues de Paris. Depuis, ses membres se sont multipliés, et ont su s’emparer des progrès technologiques pour acquérir le pouvoir sans jamais y être associés. Parviendrez-vous à découvrir leur secret et à déjouer leurs pièges ?

Un petit sourire en coin se dessine sur les lèvres d’Alice. Un peu qu’elle va les déjouer, leurs pièges ! Depuis qu’elle a appris la sortie de ce jeu, elle se rend chaque matin à la petite boutique miteuse en bas de chez elle, dans l’espoir qu’il ait été livré. Ça fait longtemps qu’elle en entend parler, de l’Ordre des masques. Tout a commencé par une rumeur qui s’est répandue comme une trainée de poudre sur le Dark Web, puis on en a parlé à demi-mot un peu partout : une communauté anonyme, ça fait toujours couler beaucoup d’encre. Finalement, l’annonce de la parution d’un jeu, présenté comme « le jeu du siècle » par les rares chanceux qui l’avaient obtenu en avant-première, avait fait taire les rumeurs… Tout cela n’était qu’une vaste opération de pub, qui avait fonctionné du feu de dieu. À l’origine, des énigmes découvertes sur Internet avaient permis de savoir où les exemplaires en vente se trouvaient, puis le marché des reventes avait pris le relais, et enfin, elle avait le jeu entre les mains. Et pour l’instant, elle n’était pas déçue : le résumé était intrigant, et l’image qui illustrait la boîte était prometteuse, un masque vénitien noir et or, aussi délicat qu’inquiétant. Alice paie rapidement, puis retourne chez elle aussi vite que possible.

Une mélodie de boite à musique accompagne la séquence d’introduction. Des silhouettes sombres valsent et se fondent les unes dans les autres, tandis que la voix off récite lentement : « Plus personne ne sait comment l’Ordre a été fondé. On raconte que ses premiers membres, pour conserver l’anonymat, ne se voyaient jamais à visage découvert. Cela avait le double avantage d’éviter les dénonciations, et de permettre à des gens qui n’avaient par ailleurs aucune affinité de collaborer sur des projets importants et souterrains. Au fil des décennies, le masque est devenu un symbole, et a été remplacé par d’autres formes de dissimulation plus efficaces… Aujourd’hui, les membres de l’Ordre sont intraçables ; ils se rencontrent sans se reconnaitre, et possèdent chacun de multiples identités, dont aucune ne leur correspond tout à fait. L’appartenance à l’Ordre est héréditaire : un enfant né d’un membre de l’Ordre est enlevé à ses parents à la naissance, et formé dans le but de devenir un défenseur irréprochable de la Cause ; cependant, l’Ordre s’enrichit également de manière régulière d’individus d’exception, si bien que la Cause à un nombre de défenseurs inquiétant. Aujourd’hui, la Cause exige du sang : à vous de comprendre les plans de l’Ordre, et de les déjouer ».

L’écran affiche alors un dessin très réaliste des rues sinueuses de Paris. L’avatar d’Alice fait face à un café, ironiquement appelé « Le bal masqué ». Elle entre, mais les personnages ne lui tiennent que des propos creux et insignifiants, si bien qu’elle ressort presque immédiatement : si c’est pour se faire tenir la jambe par des ivrognes, autant aller dans un vrai bistrot et en profiter pour boire une bière ! Elle s’intéresse alors à la façade, et remarque une affiche. Elle l’arrache et découvre, sur le mur, une inscription, « ceux qui sont cachés te saluent », et un symbole de loup. Alice cogite un instant, puis sourit : bien sûr, ceux qui sont cachés saluent ! Ceux qui saluent, ce sont probablement les comédiens. Elle replace l’affiche sur le mur : c’est l’annonce d’un spectacle sobrement intitulé « Au commencement », et qui se joue tous les jours, de 13 h à 15 h, au Lucernaire.

À l’aide de la carte située en bas à droite de l’écran, Alice se rend au théâtre en question ; le temps passe quatre fois plus vite dans le jeu, mais il lui reste encore deux heures avant le début de la représentation. Elle en profite pour fureter dans le théâtre, qui se révèle aussi inintéressant que le café. Finalement, le rideau se lève. La pièce est une sorte de parabole, qui traite des débuts de la société et de la constitution de l’État. Les différents personnages sont représentés par des animaux, comme dans les fables de La Fontaine. Alice s’attarde sur le loup. À la fin de la représentation, elle se faufile dans les coulisses, pour chercher l’acteur, mais ce dernier est introuvable, et elle se fait jeter dehors par un vigile à la mine patibulaire. Alice rôde dans le quartier, mais ne trouve rien. L’Ordre des masques s’est bien fichu d’elle. N’empêche, un agent secret acteur, il fallait y penser, on peut difficilement faire mieux comme fausse identité… Peut-être y avait-il un message caché dans la pièce ? Alice regrette de n’avoir pas été plus attentive, mais c’était assez ennuyeux, le lion qui rugit et obtient immédiatement le pouvoir, le renard ministre qui finit en écharpe, les moutons qui se font tondre et doivent fabriquer des crinières en laine pour les lionceaux… C’était drôle, mais pas très original. À part peut-être justement ce loup, dont elle n’a pas compris la signification. D’habitude, le loup est un personnage assez négatif, mais dans cette fable il était plutôt en retrait des intrigues et avait un rôle vraiment secondaire ; il était un garde du Lion, jusqu’à ce que ce dernier se lasse de ses couleurs ternes et le renvoie sous un faux prétexte. Ensuite, le loup se consacrait à des tâches alchimiques, dans l’espoir de trouver une pierre capable de rendre sa fourrure flamboyante. À la fin de la pièce, le loup avait visiblement découvert une chose sans aucun lien avec ce qu’il cherchait, une chose qui l’avait rendu sénile, si bien qu’il répétait à n’en plus finir d’un ton lugubre : « le fantôme de l’eau paiera ».

Alice retourne cette phrase dans sa tête ; bizarrement, cette suite absurde de mots lui semble familière. Mais oui ! Le fantôme de l’Opéra ! C’est le nom d’un livre de Gaston Leroux, elle l’a lu quand elle était au collège ! L’intrigue se passait à l’Opéra Garnier, elle n’a plus qu’à s’y rendre. Au moment où l’avatar d’Alice pénètre dans l’Opéra, ce dernier explose. Un masque vénitien ensanglanté apparait sur l’écran, accompagné de la mention « Ceux qui vous ont fait mourir vous saluent ». De rage, Alice jette sa manette sur son lit. Elle se sent stupide, elle aurait dû réfléchir deux secondes. Si son personnage est le seul à pouvoir déjouer les plans de l’Ordre du masque, et que ce dernier est si bien organisé, il n’y a aucune raison pour qu’il lui donne des indices, si ce n’est pour l’éliminer. En même temps, dans la plupart des jeux, c’est comme cela que les choses fonctionnent… Si les intrigues étaient crédibles, il serait impossible d’arriver à quoi que ce soit. C’est pour ça qu’Alice aime jouer : dans la vraie vie, on ne gagne pas.

Alice relance une partie. Après les séquences d’introduction, elle se rend directement à l’Opéra, dans le but d’arrêter l’attentat avant qu’il ne soit mis en place. En entrant dans le bâtiment, elle se fait égorger par un homme qui disparait aussitôt. Le masque ensanglanté la nargue une nouvelle fois, accompagné d’un message, légèrement modifié : « Ceux qui vous ont fait mourir par deux fois vous saluent, et vous engagent à ne pas les prendre pour des êtres aussi dépourvus d’intelligence que vous l’êtes ». Alice rosit de colère : c’est bien la première fois qu’elle est confrontée à un jeu aussi impertinent ! Vexée, elle éteint sa console, et décide de sortir.

Quelques heures plus tard, Alice reprend le jeu. Elle a réfléchi à la fable qu’elle a vue au Lucernaire ; si la pièce s’appelait « Au commencement », ce n’était probablement pas pour rien. Il s’agissait sans doute d’une fable sur la création de l’Ordre. Les recherches alchimiques du loup devaient aussi avoir une signification : peut-être le créateur de l’Ordre avait-il fondé ce dernier pour protéger un secret ? Cette fois, Alice écoute attentivement ce qui se dit dans le café. La plupart des personnages lui ressortent les mêmes banalités que la première fois, mais l’un deux a un comportement étrange ; il semble s’adresser à Alice davantage qu’à son avatar, et lui répète en boucle : « Vous savez, votre vie est un jeu, et vous avez plusieurs essais. Mais vous devez gagner en une fois, vous devez en une fois effectuer toutes les actions qui permettent de gagner. » Alice retourne alors au théâtre, revoit la pièce, puis elle décide de se rendre au jardin du Luxembourg, pour éviter d’exploser. Quelques minutes plus tard, elle reçoit une notification : le jeu l’informe qu’un attentat à l’Opéra Garnier vient d’avoir lieu. Le masque ensanglanté apparait, accompagné d’un nouveau message « Ceux qui vous ont fait accepter la mort vous saluent, et vous engagent à continuer sur cette voie ». Alice sent la colère monter, mais finalement son personnage réapparait, dans les décombres de l’opéra. En fouillant, elle découvre un costume de loup, et l’emporte. Elle se rend ensuite au Lucernaire, et demande à voir la costumière de la pièce « Au commencement » ; elle finit par obtenir son adresse.

La costumière sourit en voyant l’avatar d’Alice, et lui dit « je vous attendais », d’un air assez malsain. Elle s’empare du costume de loup et dit : « je vais vous l’ajuster, et vous donner votre texte pour demain ». Alice récupère alors un costume de loup, et le texte de la pièce. Elle ouvre le document, et le lit, sans même prendre la peine de sortir de l’appartement de la costumière :

« Au commencement,

Introduction : Au commencement était le ciel, et un escalier d’éclaircies. Une louve descendit ces marches pâles, et cueillit les nuages pour en faire des moutons. Toutes ces âmes jetées sur terre provoquèrent des imprévus, d’autres animaux empruntèrent le chemin qu’avait suivi la louve, et bientôt la campagne pullula d’une vie aussi sale que désordonnée.

Un lion jaune prit le pouvoir, sous le prétexte qu’il avait la couleur du Soleil. La louve voulut l’aider, mais il ne la garda près de lui que le temps d’apprendre ce qu’elle savait du ciel. Rejetée, la louve tenta tout pour inverser le cours du temps ; pour être libre de ses recherches, elle fit croire au lion qu’elle travaillait à un moyen de regagner son estime.

Finalement, la louve comprit qu’elle ne pourrait jamais défaire l’histoire. Elle comprit également le poids du secret qu’elle avait gardé jusque-là. Pour qu’on ne se doute jamais de son pouvoir, ni de la valeur de ce qu’elle avait créé, elle se mit à attaquer les moutons, et engagea tous les loups à ne jamais les laisser en paix.

Acte 1… »

Rien n’est visible à part l’introduction. Alice essaie d’engager la conversation avec la costumière, qui la rabroue «  Comment ? Oui, bien évidemment, le texte a changé, jeune dinde ! On ne peut décemment appeler une pièce le commencement, et la jouer deux fois à l’identique ! ». Alice réfléchit : ce texte contient clairement un message implicite sur la nature de l’Ordre et de la Cause. Le loup est sûrement un symbole de l’Ordre, puisqu’un loup est un autre nom pour désigner un masque vénitien. Et les moutons ? En général, les moutons représentent l’innocence… Donc l’Ordre aurait vocation à protéger des êtres innocents, qui seraient porteurs d’une forme de vie différente ? Et l’Ordre n’attaquerait les innocents que pour mieux les protéger ? Le personnage de la costumière s’impatiente, « vous comptez débarrasser le plancher oui ?! », et Alice se rend au poste de police, dans le but d’avoir plus d’informations sur les victimes de l’attentat.

Les policiers rejettent Alice, qui insiste ; elle finit dans une cellule de dégrisement. L’interrogation des codétenus ne donne rien et, en sortant du commissariat, Alice a tout juste le temps d’aller au théâtre pour répéter avant la représentation. Dans les coulisses, elle rencontre les autres comédiens ; ils sont cinq, le lion, le renard, et trois moutons. Alice les interroge un à un, mais n’obtient aucune information intéressante : ils jacassent à propos de leurs amis, de leur manque de moyens. Seul fait notable, ils disent aussi n’avoir jamais joué la pièce. Alice se prépare à suivre l’intrigue attentivement, mais est privée de cette opportunité par une ellipse. Le spectacle est donc joué en moins d’une minute, puis l’écran affiche le satané masque sanguinolent, ainsi qu’un nouveau message « Ceux qui vous ont fait justifier la mort vous saluent, et vous engagent à continuer sur cette voie ». Alice reçoit alors d’autres notifications, et a accès aux articles publiés dans le jeu sur l’attentat de l’Opéra. À première vue, rien ne lie les victimes, il s’agit de trois femmes et de deux hommes, entre 19 et 67 ans, qui visitaient l’Opéra au moment de l’explosion. Sur l’un des articles figurent des photos, et Alice reconnait les acteurs qui l’ont accompagnée. Tout de suite, elle retourne dans les coulisses pour les interroger, mais ils ont disparu. Elle sort dans la rue, retrouve une des femmes, et la pourchasse. Elle lui montre l’article, mais la femme s’enfuit.

Alice réfléchit, puis retourne dans le café « Au bal masqué », pour essayer de parler au personnage qui lui semblait étrange. Elle le retrouve, dans un coin, et il s’adresse à elle spontanément : « Alors, tu as compris ? Les moutons, ce sont les gens comme toi. Il y a plusieurs manières de mourir et de donner son sang. Le plus beau sacrifice est peut-être celui de l’âme. Veux-tu rejoindre l’ordre des masques, découvrir la vérité, et défendre ceux qui te ressemblent ? ». Alice se fige. Les gens comme elle ? Elle n’a pourtant rien de particulier. Aucune maladie, aucune difficulté particulière… Rien qui la distingue des autres. Le personnage doit parler de son avatar, mais ce dernier n’a rien de spécial non plus… Finalement, elle répond oui. Le masque ensanglanté s’affiche une nouvelle fois sur l’écran, accompagné d’une phrase inédite : « Ceux qui t’ont fait demander la mort te saluent, et t’engagent à ouvrir ta porte ». À cet instant, la sonnette de la porte d’entrée retentit, et Alice s’immobilise. Au bout de quelques instants, elle se lève, sur la pointe des pieds, se dirige vers l’entrée de son appartement, et entrouvre la porte. Ne voyant rien, elle l’ouvre plus largement : une enveloppe a été déposée sur son paillasson. Elle la prend en tremblant, la déchire : c’est une invitation pour une pièce, « Au commencement », qui se joue au Lucernaire de 13 à 15 h, et une petite carte, sur laquelle il est inscrit : « Bienvenue au niveau 2 ».

***

Julien pousse un soupir de satisfaction ; décidément, ce jeu est aussi difficile qu’intéressant. Il apprécie bien la mise en abîme, jouer un joueur qui joue, c’est malin, on ne voit pas ça tous les jours. Tout le début du jeu, avec la découverte de l’existence de l’ordre des masques, les énigmes, jusqu’à cette possibilité pour les esprits patients (dont il fait partie) de simplement attendre que le marché des reventes commence à fonctionner, tout cela est très bien pensé. Et puis ce titre, « l’ordre des masques », on peut aussi le comprendre autrement : l’ordre démasque, ça semblerait cohérent avec les jeux de mots dont le jeu est truffé. L’ordre démasque le jeu dans le jeu, au fil des niveaux, et délivre les joueurs de l’ignorance de leur nature de personnage…

Satisfait, il éteint sa console et sort rejoindre des amis. Curieusement, il ne se demande pas s’il risque de recevoir, dans les jours qui viennent, un carton « Bienvenue au niveau 3 ».

FIN

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Elève en dernière année à l’ENS Cachan, Héloïse Eloi-Hammer étudie la sociologie et la philosophie. Elle a publié plusieurs nouvelles en ligne (Les autres, Tous les mêmes, Chute), et un texte (Une femme puissante) dans une revue papier, AOC, à paraître en 2021.