Seul en scène

Je dois faire des blagues pour les gens.

Chaque matin, je me réveille avec ces mots au bord des lèvres. Comme si un esprit malin voulait à tout prix déterrer ce qui était ma raison de sortir du lit.

Au petit déjeuner, j’ai mon rituel depuis que nous sommes à nouveau assignés à résidence. Je lis quelques pages de Crazy Brave, l’autobiographie de Joy Harjo, la première femme amérindienne à avoir reçu le titre prestigieux de U.S. Poet Laureate. Poétesse officielle des États-Unis. Ça claque. Un passage retient mon attention.

Je devais porter des voix, des chants et des histoires. Alors on les entendrait et elles pourraient se diffuser dans le monde. Telle était ma responsabilité.

S’il y a un esprit malin qui souffle sa mission à la poétesse, il a plus de style que le mien. Je dois faire des blagues pour les gens. Est-ce bien sûr que ça mérite autant d’applaudissements ? Joy a un arbre généalogique de guerriers. Maman Cherokee, papa Creek. Avec de tels aïeux, je ne me la jouerais peut-être pas guignol de service.

Depuis que ça existe, mes ancêtres à moi sont ouvriers, peu importe la géographie. Sur les fiches de paie de mes parents, dans la case emploi, est inscrit opérateurs sur lignes de production. Ça n’a rien d’un nouveau métier non, juste un mot confisqué par les cadres pour enterrer la conscience de classe de leurs employés-ex-ouvriers. Mes parents préfèrent en rire. Dans la famille, notre arme c’est l’humour. Les repas arrosés, les rires gras, les bourrades dans le dos, les blagues les plus absurdes, tout ça c’est pour survivre aux trois-huit à l’usine. Parce que tout le monde est résigné. Enfin, tout le monde sauf moi. Moi je ne me satisfais de rien, surtout pas du sort qui m’attendait sur une ligne. Alors j’ai pris un carnet et j’ai écrit mon enfance et mon adolescence comme si elles étaient une immense farce. Au fur et à mesure que je réinventais mon histoire familiale, mon destin à l’usine se transformait en une pure fiction. Mes textes ont retenu l’attention. Je suis monté à Paris. J’ai fait un spectacle.

Mon téléphone vibre. Un colis m’a été déposé dans le respect des gestes barrière. Je me précipite dehors. J’arrache le carton. C’est lui. Le projecteur spécial pour influenceuses beauté. Pour que lumière se fasse sur ma tronche un peu pâle de confiné. Ce serait bien que j’ai l’air beau gosse, même avec les yeux cernés. Il faut dire que maintenant qu’on a le droit de rien foutre, je n’arrête plus. Mon objectif, une vidéo par jour. Pas bien compliqué de trouver des sujets, avec ce qu’ils nous pondent dans l’actualité. Même si on ne sait pas très bien si on doit rire ou pleurer. Je balance aussi quelques références à mon spectacle, je me la joue fils de prolo. Que les gens n’oublient pas mon vrai show, celui qui tournait à guichets fermés. Avant.

Le spectacle. En février, mon père est venu le voir sans rien me dire. Ce planqué, il devait être au dernier rang ou au fond d’un balcon, impossible de repérer sa tronche. Quelques minutes après la fin, j’ai vu son nom s’afficher sur mon écran de smartphone. J’ai tout de suite compris. J’avais le cœur qui battait comme un fou, à cause de tout ce qu’il avait dû apprendre sur moi et comment je voyais notre vie. Je pensais qu’il serait en pétard à cause de certaines vannes, comme celle où je parle des soirées où il s’enfile des vodkas-limonades. Au lieu de ça il m’a balancé « Tu ferais mieux de commencer à vivre ta vie plutôt que de voler la nôtre. » Je suis censé être le roi de la répartie, mais là j’ai séché. Je me suis demandé s’il avait raison, si cette histoire familiale que je raconte partout dans les salles, ça n’était pas comme un poison qui pouvait détruire la mienne. Mon père a raccroché.

Midi. Lili fait son jogging autour du pâté de maisons. J’ai posté la vidéo du jour. Je me trouve presque potable sous la lumière du nouveau projo. Je parcours les premiers commentaires. Entre un on t’aime de Emilymage et une ligne de cœurs de Latroisièmeoreille, Je bloque sur celui de Matt287. Hey mec, t’as rien d’autre à branler que de nous ressasser tout te temps tes mêmes histoires pourries ?

Touché, mec. Je trouve même pas comment te vanner en retour tellement t’as visé dans le mille. Tu l’ignores, mais tu viens de retirer le couvercle au-dessus de mon cerveau malade. Le problème, c’est la honte. Et mon spectacle, ces histoires qui tournent en boucle, rien d’autre qu’une tentative de dissimulation. Je t’explique. Je balance ce que je veux bien dire, ça m’évite d’être questionné sur le reste. Par exemple, mon émotion-mètre à zéro. Mon incapacité à débloquer des sentiments avec Lili. Et en même temps, la peur qu’elle ne revienne pas de son jogging et que je me retrouve seul comme un abruti. Le sentiment d’imposture aussi, celui d’être un traître à ma famille. À ma propre classe. Parfois je noie la honte dans l’alcool. Je regarde ses contours obscurs se dissoudre dans mon verre jusqu’à disparaître. Je pourrais changer, aller voir quelqu’un. Mais je me retiens. Si je vais mieux, je n’aurais plus rien à raconter, peut-être. Et alors je sais quel destin m’attend.

Lili est revenue de son jogging quand je reçois un coup de fil de maman. Mon père a eu un accident au travail. Rien de grave. Juste un doigt cassé, un problème sur une machine. Il est trop fier pour m’appeler. À l’usine ils cherchent des gars, le confinement là-bas on connaît pas. Maman m’embrasse. Je rallume l’écran. Sous ma vidéo, Matt287 a ajouté un nouveau commentaire. Mais quel bouffon tu fais mec, ça se voit que t’y connais rien à ce que tu racontes.

C’est peut-être pour conjurer le sort. Ou parce que l’angoisse, c’est la seule émotion qu’il me reste. Alors je vais l’affronter, quitte à imploser de l’intérieur. Un coup de fil, un baiser déposé sur les lèvres de Lili, et je saute dans le premier train.

***

Le fils de Jean, celui qui fait des blagues. C’est comme ça que le directeur m’a présenté aux gars. Je m’entends bien avec eux, ils ont l’air plutôt amusés de ma présence. À part Martin. Un jour, il s’est pointé la gueule hostile en menaçant de détruire la mienne.

« Tu ferais mieux d’arrêter de jouer l’ouvrier mec, surtout si c’est pour refaire le guignol ensuite. »

La nuit tombée, alors que j’étais un des derniers à quitter l’atelier, je l’ai aperçu la clope au bec quelques mètres après le grand portail. J’ai fait demi-tour sans réfléchir, puis j’ai erré dans le grand hangar vide.

C’est là que je me suis retrouvé à côté d’elle. La machine, entourée de ruban de balisage rouge et blanc, celle qui avait broyé le doigt de mon père. Je l’ai observé longtemps, à la recherche d’une trace de sang, d’un vestige de douleur. En vain. Alors j’ai flanqué un grand coup dans sa carapace métallique. La machine n’a pas bougé d’un pouce, mais moi j’ai pleuré, je pouvais pleurer parce qu’il n’y avait personne, j’ai pleuré à cause de tout ce qui abîmait le corps de mon père, tout ce qui pourrissait notre arbre généalogique, tout ce qui me sauvait pour que je continue ma putain de vie. Et après ça je me suis senti mieux, j’étais fier, comme un Robin des Bois, comme un con. J’ai sorti un carnet et un crayon de la poche arrière de mon pantalon. Tout en haut sur la première page, j’ai écrit Papa, votre vie c’est aussi la mienne.

FIN

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Florence Simonet aime bien quand il y a de l’art un peu partout autour d’elle, aussi bien dans son casque audio que dans sa tasse de thé. Lors du dernier confinement, elle a écouté des podcasts d’humoristes tous les matins, ce qui lui a inspiré Seul en scène. Elle réside en région parisienne où en plus d’écrire des histoires, elle exerce le métier de bibliothécaire.