La verrue

Un autre bus s’arrête. Les passagers entrent un par un. Le chauffeur me regarde d’un air interrogatif. Est-ce que je monte ? Non, je vais rester encore un peu. Attendre le prochain. Ou celui d’après. Peut-être le dernier, lorsque la nuit aura noyé le ciel d’une marée noire, lorsqu’il sera aussi sombre que les pensées qui me traversent l’esprit. La chaleur me cloue au sol, je ne peux pas me mouvoir dans cet enfer de jupes légères et de sourires pleins de pommettes. Je n’y ai plus ma place.

Les portes du bus se referment. Il démarre, et fait vrombir l’air caniculaire qui s’écrase en vagues nonchalantes sur mon visage tendu. Les gaz d’échappement se fraient un passage dans les interstices créés par le mouvement et s’infiltrent dans mes narines. Après tout, je vais peut-être crever à cause de ça. Un bon vieux cancer du poumon, des mois à cracher mes alvéoles jusqu’à la mort. Je souris : ça serait un comble, chialer pour une maladie, et être achevée par une autre. Mon visage se détend pour la première fois depuis l’annonce du médecin.

Dans la salle d’attente, j’étais nerveuse. Et même avant. Pendant des semaines, j’y ai pensé toutes les nuits avant de me coucher. Je me retournais toutes les minutes pour trouver le sommeil. Terrorisée. Je vais peut-être mourir. Je vais peut-être mourir. Je vais peut-être mourir. Mais entre les angoisses qu’on mâchonne dans son sommeil et la certitude que la fin est là, que la Mort a enfin noté dans son agenda le jour du rendez-vous final, il y a un changement de dimension. « C’est malheureusement ce que nous craignions Lisa », je ne réalise pas tout de suite, c’est une blague, une fichue blague, tout finit toujours par s’arranger, on a peur, on s’imagine le pire, on pilonne son cerveau à grands coups de pages Doctissimo, on ne réussit plus à respirer à force de penser que l’on n’en sera bientôt plus capable, mais finalement le docteur dit que ce n’est rien, un petit rien du tout, une chose riquiqui, rien qui ne fasse dérailler la machine, on peut encore continuer pendant des années, enfermer à triple tour notre pétoche, et faire comme si. Madame la Mort, si je ne vous vois pas, vous n’existez pas.

Ce foutu papilloma a fini par avoir ma peau. Cancer du col de l’utérus. Stade 3. Crever à cause d’une verrue. Rien. Un petit rien du tout. Une chose riquiqui. Qui a fait dérailler la machine. J’ai pourtant bien suivi les recommandations : frottis annuel, colposcopie en prime, écartez les jambes qu’on farfouille, on surveille encore, ne vous inquiétez pas tout est sous contrôle, et tous les ans recommencer, j’ai l’âge de les écarter pour donner la vie, pas pour qu’on me dise que la mienne est finie, il y a une anomalie, oui j’ai l’habitude, ce n’est pas comme d’habitude, on va faire des examens complémentaires, Docteur, est-ce que tout est encore sous contrôle ? Ou est-ce que vous êtes en train de perdre la partie contre la Grande Faucheuse ? Est-ce que les Moires aiguisent leurs ciseaux ? Elles hésitent ? Dites-moi qu’elles hésitent, que le fil n’est pas sur le point de se rompre.

Je me lève du banc. Il faut que je marche. Je ne rentrerai pas chez moi ce soir. Je n’irai pas m’enfermer dans mes 30m² qui puent la solitude des grandes villes. Le soleil couchant dessine des ombres orangées sur les monuments en pierre, et je suis incapable de trouver ça beau. Profite comme si c’était le dernier jour. Quelle bande de menteurs. On ne profite pas des derniers jours. On apprécie la vie, car on sait qu’elle sera là demain, après-demain, et pendant des années. Les petits bonheurs, c’est bon pour les bien-portants, pas pour les presque-morts. Les baisers, les sourires, les éclats de beauté, les souffles réconfortants, les passants me les agitent sous le nez comme des milliardaires feraient renifler du caviar à un clochard. Je les déteste, et j’ai envie de leur faire du mal, j’ai envie qu’ils aient peur de mourir eux aussi, pourquoi auraient-ils le droit de reprendre un ticket de manège pour les prochaines années et pas moi ?

Parce que c’est ta punition. C’est ce qu’il t’a fait comprendre, non ? Sur mon visage, les rides ne se dessinent pas encore, j’ai à peine vingt ans, adulte pataude, j’ai toujours eu du mal avec ce rôle, même dix ans plus tard. « Mademoiselle, je ne sais pas où ni avec qui vous avez traîné, pour attraper ça », me dit un vieux monsieur. Mes joues s’enflamment, ma nuque se courbe. Traînée. Il ne le dit pas, mais l’insinuation est encore plus perfide. Ah ouais, t’as voulu baiser, et bien regarde ce qui arrive. Je suis humiliée, mais je ne dis rien, on m’a appris l’obéissance face au corps médical, au savoir, à l’expérience, ferme ta bouche petite, et écoute les grandes personnes. Je m’empresse de sortir, le froid de novembre pique mes yeux mouillés, mes doigts tremblent en roulant ma cigarette et je me sens damnée, marquée au fer rouge, à l’intérieur de moi cette verrue crie au monde que je suis une traînée.

Sur les quais de Seine, des jeunes descendent des bouteilles de bière. J’étais comme eux. J’ai noyé ma peur de vivre dans l’ivresse. Il y avait toutes ces questions qui n’avaient pas de réponses, et le compteur qui faisait défiler les secondes, qu’est-ce que je vais faire de ma vie, qui aimer, qui détester, comment être une bonne personne, est-ce qu’il faut s’engager, est-ce qu’il faut être belle, comment sauver la planète, est-ce que je finirai un jour ma pile de livres, maman est-ce que tu m’aimes, tu crois que je pourrais être mère moi aussi, comment sera le monde dans dix ans, quelle paire de chaussures mettre avec cette tenue, est-ce que j’épargne ou est-ce que je flambe, qui suis-je. Et maintenant, je m’en fiche, elles n’ont plus d’importance. Une seule m’obsède : à quoi ça sert ? Pourquoi nous faire venir au monde, nous faire vivre une vie pas terrible et pourtant nous faire appréhender la mort ? À quoi est-ce qu’on peut bien s’accrocher ? Je pourrais sauter du pont, et me laisser emporter par le fleuve, plus rien à foutre, et pourtant je suis sûre que je finirais par me débattre. Me débattre pour vivre quelques jours de plus dans un néant, le cœur déjà gelé par mon décès imminent. Beau programme, chérie.

Je vais continuer à marcher toute la nuit, guidée par mes pensées. Je ne ferai qu’exister dans les plus belles avenues du monde, dans les rues de débauche pleines de bières renversées et les coupe-gorges mal éclairés. Je vais marcher jusqu’au lever du soleil. Je ne ressentirai pas la petite vibration qui parcourt le corps des oiseaux de nuit qui vont se coucher et des industrieuses fourmis qui viennent de se lever face au jour qui commence. Je vais marcher jusqu’à ce que les serveurs installent les tables en terrasse. J’irai m’asseoir à l’une d’entre elles, et je commanderai à manger. Parce que même au bord du précipice, je ne serai qu’un corps. Un corps qui aura faim après des dizaines d’heures de jeûne, un corps qui aura soif, un corps qui transpirera. Un corps qui fonctionnera jusqu’à ce que la lumière s’éteigne.

FIN

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La journée, j’écris des articles. Le soir, je change de masque et je gribouille des histoires. Mon premier manuscrit s’apprête à partir à la recherche d’un éditeur, et un deuxième est en cours de gestation.

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