Plan de carrière

La Défense, 5 janvier 2020

La sentence fut un choc. Je fus anéantie quand Catherine, ma responsable hiérarchique et nouvelle directrice des ressources humaines de Blue Telecom, m’annonça que mes objectifs n’avaient pas été atteints. Elle me trouvait fatiguée et peu enthousiaste. Je pensais : « qui veut noyer son chien l’accuse de la rage ». Je la regardai, incrédule. Son visage botoxé et maquillé comme une voiture volée n’exprimait rien. Non, cela n’était pas une mauvaise blague. Malgré sept années d’études de psycho, j’étais toujours incapable de cerner les personnes avec qui je travaillais. Je rangeais hâtivement Catherine dans la catégorie des pervers narcissiques pour qui « un mensonge réussi compte comme une vérité ». Comme il se doit dans de telles circonstances, je conservai une certaine distance professionnelle pour ne pas céder à l’émotion. Mais, Catherine avait gardé le pire pour la fin : elle conclut l’entretien en m’annonçant l’arrivée d’un nouveau collaborateur qui allait occuper un poste similaire au mien au service de la formation. Il allait m’aider à remplir les différentes missions du service. Alors, comme ça, je n’étais plus capable de le faire seule ? J’étais effondrée à l’idée de perdre une partie de mon autonomie et de devoir partager mes responsabilités avec un autre.

Comme chaque année en janvier, les entretiens d’évaluation arrivaient avec leur cortège de remarques désagréables et de mauvaise foi assumée. Tous les salariés de Blue Telecom, entreprise leader dans le domaine des télécommunications, étaient reçus par leur manager. Les résultats individuels de l’année passée étaient examinés et les objectifs de l’année qui commençait étaient fixés. Si les objectifs comportementaux n’étaient pas formellement interdits, le manager devait les manier avec précaution. L’entretien ne devait porter que sur des critères professionnels objectifs adaptés à la fonction. Même s’ils étaient interdits, les débordements sur la sphère personnelle n’étaient pas rares.

A ma naissance, il y a trente-quatre ans, mes parents m’avaient choisi un prénom original, Clio, en hommage à la muse de l’histoire dans la mythologie grecque. Le problème, c’est que la société Renault avait eu la même idée, cinq ans plus tard, pour un modèle de voiture… Ce fut d’abord un prénom dur à porter à l’école. S’appeler Clio, c’était prendre un abonnement à vie à toutes les blagues bien lourdes du style « comment ça fait d’avoir un prénom de voiture ? » ou bien « Clio, t’es garée où ? ». Cela dit, avec un tel prénom, on se souvenait toujours de moi. Ce prénom, qui aurait représenté un handicap pour une autre, était devenu un moyen de me faire remarquer. D’une certaine manière, il avait contribué à ma réussite. Après de brillantes études, mon doctorat de psychologie m’avait ouvert, il y a sept ans, les portes de Blue Telecom. J’y avais rapidement décroché un poste de responsable de la formation très bien rémunéré. J’admirais la silhouette de rêve que m’avaient apporté mes nombreuses années de danse classique. Cela avait été plus efficace que des cours de body sculpt ! Mon apprentissage du violoncelle m’avait permis d’intégrer l’orchestre de l’opéra de Paris. J’avais aussi décroché de nombreux prix d’athlétisme. Mes responsabilités dans des mouvements de jeunesse m’avait donné le goût du management. Aujourd’hui, mon objectif était de décrocher, dans les cinq ans, un poste à l’état major du département RH. Avec Catherine, qui n’allait pas tarder à prendre sa retraite, il y avait deux directeurs délégués qui occupaient leurs postes depuis des années.

Tous les jours, du lundi au vendredi, je revêtais mon habit de working girl, un tailleur et des escarpins assortis. Ma garde-robe comptait une douzaine de tailleurs de toutes les couleurs que j’accessoirisais avec des bijoux. Dès 7h30, j’arpentais les couloirs et les open spaces de la tour Blue Telecom. Signe de réussite, l’entreprise avait déménagé son siège à La Défense l’année dernière. Il m’arrivait de rester tard au bureau. Ces soirs-là, je me faisais livrer une pizza. Mon emploi du temps était très chargé, y compris après le travail. Lundi, je finissais la journée au club d’athlétisme afin de m’entraîner pour les compétitions du week-end. Mardi, je passais la soirée au cinéma avec mon amie Clémence. Mercredi, je restais tard à Blue Telecom pour assister au comité hebdomadaire des ressources humaines. Ces réunions d’une dizaine de personnes étaient interminables. Seuls les managers et cadres assimilés y participaient. Pour conserver sa place au comité, il fallait éviter les thèmes sensibles remettant en question l’ego de la DRH. Jeudi soir, je participais aux répétitions de l’orchestre de l’opéra où j’étais violoncelliste. Vendredi, j’allais chez le coiffeur avant de rentrer chez moi pour partager une pizza avec mon chat Lucifer. Le samedi soir était réservé aux sorties au resto italien avec les copines. Elles étaient nécessaires à mon équilibre. Grâce à ces soirées entre filles, j’arrivais à décompresser. Et le dimanche, je dînais chez mes parents avec ma sœur, mon beau-frère et les trois « affreux », Titouan, Nathan et Céleste, mes neveux et nièce. Personnellement située dans le camp des no-kids, les femmes qui ne veulent pas d’enfants, j’éprouvais beaucoup de difficulté à supporter les gosses des autres. Mes neveux, que je ne voyais que quelques heures par semaine, me tapaient sur les nerfs. Je ne parvenais pas à imaginer que ces trois gamins deviendraient un jour de grandes personnes peut-être supportables. Sans autre motif qu’on ne s’intéressait pas à eux, les trois affreux devenaient casse-pieds et prompts à pourrir l’ambiance. Et puis, il faut être deux pour faire des enfants. Et je ne voulais pas mélanger vie professionnelle et vie personnelle. J’avais toujours pris soin d’éviter toute aventure au bureau. Après plusieurs échecs sentimentaux, je ne voulais plus m’encombrer d’un mec. Ma dernière histoire, terminée il y a huit mois, avait été une calamité. Mon petit ami ne supportait pas que je passe tout mon temps sur mon smartphone ou sur mon PC portable, y compris pendant les vacances. Il me reprochait de n’être jamais disponible pour lui. Si j’avais fait le choix de ne pas avoir d’enfant, ce n’était pas parce que j’avais été malheureuse dans mon enfance ou parce que ma vie amoureuse était un désastre. C’était parce que je demeurais une égocentrique focalisée sur ma carrière, mes activités et ma liberté. Dans le milieu professionnel, même si ce n’était jamais dit, une femme qui pouvait devenir mère était synonyme de « congés de maternité », « congés parentaux », « congés enfant malade », « travail à temps partiel »… Bref, c’était un épouvantail pour les managers. Et en même temps, une femme qui déclarait de ne pas vouloir d’enfant était perçue comme étrange… Moi, j’avais choisi de privilégier ma carrière et personne ne pourrait se mettre en travers de ma route.

La Défense, 1er mars 2020

Mon nouveau collaborateur devait arriver aujourd’hui. J’étais venue au bureau à reculons. Je dormais mal depuis deux mois. Le manque de sommeil avait fini par désorganiser mon emploi du temps si bien réglé. Je manquais de plus en plus souvent mes activités du soir, mes entraînements sportifs, mes sorties au cinéma… Je redoutais le moment où la DRH me présenterait celui que je considérais déjà comme un intrus. Ce n’était plus un inconnu pour moi. J’avais fait des recherches à son sujet sur Internet. Je l’avais googlisé. Je savais maintenant qu’il était âgé de 35 ans, était diplômé d’une grande école de commerce et avait occupé plusieurs postes à responsabilités dans les domaines de la communication interne et des RH. Il travaillait précédemment dans un grand groupe du secteur de l’énergie. Je ne trouvais aucune photo de lui. Peut-être était-il complexé par son physique ? Avec son brillant CV, ce serait un dangereux concurrent pour moi le jour où un poste se libérerait à l’état-major du département. Surtout, si Catherine était encore là. A 10h15, la DRH entra dans mon bureau en compagnie de sa nouvelle recrue. Quand mon regard croisa celui de mon nouveau collaborateur, je sus immédiatement que ma vie allait être bouleversée de manière inéluctable. Alors que Catherine me le présentait, il me serra la main en affichant un large sourire. Il s’appelait Thomas. C’était un beau brun au charme méditerranéen. Je ne pus m’empêcher de penser que cet homme pourrait me faire craquer dans d’autres circonstances.

Catherine me précisa que Thomas allait s’installer dans le bureau à côté du mien. Ce n’était pas vraiment surprenant car le conseiller RH qui l’occupait avait fait ses cartons il y a deux semaines. Entre temps, le local avait été nettoyé et repeint. Une nouvelle moquette avait même été posée. De telles attentions été rares pour un nouvel arrivant.

La Défense, mars 2020

Les premières semaines avec Thomas furent éprouvantes. Nous passions nos journées ensemble. Il voulait connaître le fonctionnement du service dans ses moindres détails. Il me posait de nombreuses questions sur la culture d’entreprise et les méthodes de management chez Blue Telecom. J’avais l’impression d’être dépossédée de tout mon savoir. J’avais cependant un avantage sur Thomas. Alors que je ne mettais qu’une demi-heure pour me rendre à mon travail, lui devait se taper presque deux heures de transport avec la voiture pour se rendre à la gare, le train de banlieue et le RER. Thomas habitait à l’autre bout de la région parisienne, dans l’Essonne. Il crut bon de se justifier en précisant qu’il tenait à rester proche de son fils qui vivait à Évry chez son ex-femme. Il en avait la garde un week-end sur deux. J’arrivais à Blue Telecom plus tôt que lui et, le soir, je quittais le bureau plus tard. Je disposais ainsi d’une petite heure de « liberté ». Mais cela ne devait pas durer.

Thomas était très séduisant et je pouvais le vérifier dans le regard que les autres femmes posaient sur lui. C’est mon attirance pour lui qui me permettait de supporter l’insupportable. Très vite, Thomas avait pris ses marques dans le département RH. J’avais pu constater, dans son agenda électronique, qu’il avait des rendez-vous avec Catherine, dans son bureau, plusieurs fois par semaine. Je me demandai si elle aussi le trouvait séduisant… Avant l’arrivée de Thomas, je ne voyais la DRH que deux fois par mois car elle était toujours débordée. Maintenant, je ne la voyais plus du tout. Mais, ce qui me contrariait au plus haut point, c’était la volonté de Thomas de tout réorganiser dans le service que j’avais dirigé pendant trois ans. Il voulait commencer par la refonte de l’application de suivi des stages que j’avais fait développer. Elle était, selon lui, obsolète. Ensuite, il comptait s’attaquer au catalogue des formations internes que je réalisais de A à Z et que je diffusais chaque année à tous les départements de Blue Telecom. Il envisageait de supprimer la version papier pour ne conserver que la version électronique disponible sur notre intranet. Thomas souhaitait aussi redéfinir les contenus du catalogue et appliquer une charte graphique plus attractive et professionnelle. Je me sentais personnellement attaquée par toutes ses critiques. Je m’étais tellement investie dans ce travail pendant trois ans ! Je ne savais pas si Thomas agissait de sa propre initiative ou si la DRH lui avait demandé de réfléchir à des changements. Je n’avais pas eu connaissance du contenu de sa lettre de mission et Catherine s’était montrée évasive quand je l’avais interrogée. Je finis par envisager deux hypothèses. La première, c’était que Catherine avait recruté Thomas pour me remplacer. Elle attendait que celui-ci soit opérationnel pour m’évincer. Elle n’allait pas me licencier. Ce serait trop coûteux pour l’entreprise. Elle me mettrait au placard jusqu’à ce que je démissionne. Peu de personnes supportaient d’être ainsi isolées, de ne plus recevoir de mails, de ne plus être invitées aux réunions, de ne plus rien avoir à faire tandis que les collègues étaient débordés… La seconde hypothèse, c’était que le passage de Thomas au service de formation était une mission temporaire dans l’attente d’un autre poste, probablement un poste de directeur délégué. Je considérais les deux hypothèses comme catastrophiques.

La Défense, 29 mars 2020

Ce mercredi-là, le comité RH s’était terminé beaucoup plus tard que d’habitude. Il était près de 22 heures quand nous quittâmes la salle de réunion. Heureusement, des plateaux-repas nous avaient été servis pendant la réunion. Dans le couloir, alors que nous nous dirigions vers nos bureaux, Thomas me demanda si je connaissais un hôtel sympa dans le coin. Voyant mon air perplexe, il m’annonça qu’un incident technique s’était produit sur sa ligne de train et que le trafic était interrompu jusqu’à demain matin. Il envisageait d’aller dormir à l’hôtel. Et là, sans réfléchir une seconde, je lui proposai de venir dormir chez moi. Je n’avais pas oublié de préciser que j’avais une chambre d’ami. Il accepta en me remerciant chaleureusement. Je regrettai aussitôt ma proposition. Héberger ce type qui me pourrit la vie au bureau ! Je suis vraiment inconsciente. Nous sortîmes de la tour Blue Telecom pour rejoindre la station de RER de La Défense. Sur le parvis, l’atmosphère était étrange. Ce lieu qui grouillait de monde dans la journée était, à cette heure tardive, complètement désert et inquiétant. Une demi-heure plus tard, nous étions dans mon appartement à Paris. Le trajet avec Thomas avait été agréable ; nous n’avions pas parlé du boulot. Je commençai à me dire que c’était peut-être une bonne idée de l’avoir invité. Nos relations étaient très tendues ces derniers jours. Il fallait que je me montre plus souple. Je me rendais compte que je passais pour quelqu’un de rigide et de rétif au changement. Ce n’était pas moi. Si je continuais sur cette mauvaise pente, je serais licenciée. Il fallait que je profite de l’occasion pour l’interroger sur ses intentions et sur son plan de carrière. Je le fis boire. Après de nombreux verre, il finit par m’avouer qu’il avait été engagé pour prendre mon job. Il avait déjà bu beaucoup d’alcool. Je disparus quelques secondes dans la salle de bain. À mon retour, je versai, dans un dernier verre, le médicament récupéré dans mon armoire à pharmacie. Je savais que le mélange serait fatal à Thomas.

FIN

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Vit en Île-de-France. Elle aime les voyages, l’histoire, le suspense et les thrillers. Petite, elle dévore les livres de la Bibliothèque Rose puis Verte qui lui donnent l’envie d’écrire. Au cours de sa carrière en entreprise, elle est ingénieur en systèmes d’information, consultante en management de l’information puis chargée de communication scientifique. En tant qu’auteur, Florence a contribué à plusieurs recueils de nouvelles.

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