L'oiseau de feu

Allongée sur son divan de couleur parme, Elsa regarde, épuisée, les reflets moirés de ses panneaux japonais.

Lasse, il ne se fait pas encore tard et las, elle est éreintée. Est-ce la chaleur ambiante qui l’alourdit, cette météo estivale qui est censée rendre la vie des gens plus gaie ? Hier, à son retour de Rennes, elle était toute guillerette, mais cette joie l’a quittée sitôt qu’elle a remis le pied dans cet appartement parisien. Solitude, quand tu nous tiens. Ce matin, il a fallu recommencer le même scénario, ce scénario qu’elle répète incessamment depuis des mois, toujours le même. D’abord, descendre à la boite à lettres pour récupérer son journal, ensuite, allumer l’écran d’ordinateur pour enfin, rester alerte, attendre des nouvelles du front, de ceux qui s’affairent, qui se battent, sur le terrain, sans relâche, les petites mains du sacro-saint siège. Parfois ils ont besoin d’un conseil, d’une écoute, d’une directive, alors ils appellent les commandeurs, les gens du siège, ceux qui travaillent de chez eux et qui dirigent, les chefs d’orchestre, comme Elsa.

Elsa reste près de l’écran, parée à répondre à tout moment, à motiver ses troupes s’il le faut, à leur donner les moyens de se battre pour faire fructifier l’entreprise. En parallèle, elle navigue de call en call pour partager ses observations qui, de fil en aiguille, permettront de faire évoluer l’organisation dans un sens favorable, c’est-à-dire productif, armée d’une patience prodigieuse, car le temps a son temps propre au siège.

Il y a quelques années encore, son métier la passionnait. Elle parcourait la France pour accompagner ses collègues, rencontrait des clients, des gens intéressants, inspirants, prenait le taxi, dormait dans des hôtels confortables et, lorsqu’elle avait le temps, flânait dans les villes qu’elle découvrait, à la recherche d’un sanctuaire de repos qu’elle trouvait dans une église, sous des halls, dans une librairie, ou sur la terrasse d’un café. Elle repensait à ses succès, à l’énergie renouvelée de ses équipes dont elle avait absorbé la pression qu’elle relâchait le soir, dans le temple de sa solitude. Douce solitude, qu’il était bon de retrouver le calme de l’eau dormante après une tempête agitée !

Et puis, il y a eu la crise. Et puis, le télétravail. Et puis, la réorganisation des services. Et puis, et puis elle ne sait pas, elle ne sait plus, ce qu’elle fait, ce qu’elle doit faire, ce qu’il faut faire ni ce qu’elle devra faire.

Si ces événements avaient eu lieu il y a dix ans, elle aurait attendu sagement, des jours meilleurs, une feuille de route, des lendemains qui chantent. Mais l’oiseau de feu n’est plus sur sa branche, il s’est envolé. Il n’a laissé, dans sa fuite, aucune trace. Il est juste parti. Comme l’espoir, il est parti. Il y a dix ans, il aurait laissé une plume, qui serait tombée souplement dans la paume d’Elsa. Il y a dix ans, elle avait vingt-cinq ans.

Mais à trente-cinq ans, elle ne le voit plus cet oiseau de feu, qu’elle a pourtant fait tatouer sur sa peau.

Marron, beige, marron, beige, marron. Il y a cinq panneaux, dont la rencontre crée ces reflets moirés lorsque deux pans se superposent.

Les oiseaux chantent sur les toits de Paris. Qui sont-ils, ces oiseaux ? Les mésanges sifflent à tue-tête sur des toits gris à défaut de charmilles.

Les prouesses de Chad Lawson au piano passent en boucle sur son smartphone. Le piano, les oiseaux, les reflets sur les panneaux, le soleil qui se couche, avalé par Niout, le nuage rose qui se forme et s’étale comme un drap de soie dans un ciel bleu parsemé de nuages ouatés. Les couleurs se confondent et bientôt elles s’effaceront pour laisser la nuit, les reflets disparaîtront et les panneaux paraîtront plus foncés.

Tristesse, mélancolie, peur, appréhension, incompréhension, questionnements, solitude.

Solitude. Elsa fait l’expérience, plus que jamais, de sa solitude, et, dans cette solitude, c’est sa féminité qu’elle interroge, cette féminité qui se révèle dans sa rencontre avec elle-même.

Suis-je une femme ? Qu’est-ce qu’une femme ?

Elle balance son bras gauche et sa main saisit, d’un geste mou, le roman de Gertrude Stein posé sur sa table basse. Gertrude. Une femme noble, qu’elle admire, une intellectuelle, visionnaire, avant-gardiste, révélatrice de talents. Une femme de société, ouverte sur le monde, connue, aimée, respectée, fidèle à ses principes pourtant. Une femme observatrice, tolérante, obstinée, témoin des événements de son temps, une époque tragique, révolue, mais finalement, chaque période a ses drames, ses guerres, ses crises et ses tournants.

Un tournant, un carrefour. Trente-cinq ans. Pas d’enfants.

Gertrude n’a pas eu d’enfants. Elle a été heureuse, nonobstant. Elle le voit, elle le sait, elle le ressent dans ses textes, profonds, miroirs de l’autrice qui se dévoile dans toute sa féminité, heureuse, heureuse, heureuse et assumée.

Les bruits de la rue ne recouvrent pas la mélodie du pianiste. I wandered Lonely as a cloud. Cela s’accorde si bien au moment présent.

La mollesse, la nonchalance, il faut l’accepter, et faire d’un fardeau un moment unique, de recueil, d’élévation émotionnelle. Un moment, son moment à elle. Savourer ce moment. Et pourtant.

Pourtant depuis quelques jours, ces questions l’envahissent. Elle voudrait que ses consciences se taisent, qu’elles la laissent. Mais la solitude n’est pas la même solitude, cette solitude n’est pas le recueillement retrouvé après les liesses, cette solitude est une lourde paresse, imposée. Cette solitude lui pèse et son esprit confesse.

Il y a ce garçon, Robin, un garçon plus jeune qu’elle et dans ce sens cela parait toujours surprenant, mais Elsa va toujours à contre-courant, question de tempérament peut-être, de liberté, sûrement. Il y a donc ce garçon rencontré sur une application, méthode de rencontre moderne, pas moins romantique pourtant qu’une rencontre au hasard d’une ruelle, car cette rencontre est un vrai hasard, un miracle. Un jeune professeur de français aux passions communes, un émotif, épris de poésie et assoiffé de culture, un havre de paix pour son cœur torturé.

Un confinement, une rencontre à distance, finalement la distance en amour a du bon, on se découvre, on tombe amoureux, les âmes sont des âmes, sœurs, avant d’être des corps, c’est bien plus naturel. Mais ces questions reviennent comme un boomerang, ces questions qu’elle pensait avoir élucidées. Je suis femme et je n’ai pas d’enfants, et c’est mon choix, de ne pas avoir d’enfants, c’est mon droit aussi.

Lui-même est là pour le lui rappeler. Elle le rassure. Le temps ni les autres ne forcent à rien.

Pendant des années, elle a eu à justifier ses choix, auprès de ses amies proches, de ses collègues, de gens rencontrés de manière fortuite aussi, ces personnes qui s’insurgeaient de la voir seule.

Une trentenaire seule est, dans l’esprit des hommes, une femme perdue, une femme à problèmes, une folle, une malheureuse ou une incomprise.

« Mais tu es belle pourtant, tu devrais être mariée, avoir des enfants, tu n’as juste pas trouvé le bon ».

Trouver le bon, quelle idée ! Comme si la destinée d’une femme était gravée dans ses ovaires.

Elsa doutait parfois, d’elle-même, de ses choix, mais ces questions-là, posées à ce moment-là, étaient celles que ses imprécateurs avaient introduites par effraction dans son esprit qui lui, restait rebelle à cette prétendue évidence.

Il avait fallu qu’elle démontre que son choix était le fruit d’une conviction, d’une réflexion profonde. Ce combat, elle l’a mené chaque jour, jusqu’à ce jour. Elle a gravi les échelons de son entreprise en esquivant les questions indélicates, plus ou moins directes, des managers et des services de ressources humaines.

Sa vie était libre, épanouie, sans entraves. Épanouie. Elle le pensait. Jusqu’à ces derniers jours. Allongée sur son divan parme, elle se laisse aller à ses rêveries mais elle ne rêve pas. Elle est comme paralysée. Paralysée mais pas inerte, paralysée, mais bien vivante.

Parce que sous cet immobilisme apparent il y a un élan. Un élan vers une autre vie. Un saut en parachute.

« Love is the flower of life ». L’amour. L’amour donne des ailes. Qui aurait cru qu’elle eut pu dire cela à trente-cinq ans. L’amour, croisé, jamais accueilli, pas le temps, pas le moment, l’amour. L’amour a vingt-sept ans et de grands yeux couleur ambre. L’amour a vingt-sept ans, l’amour s’impose comme la rose révèle sa splendeur une fois éclose. L’amour arrose de la rosée cristalline de ses pétales le linceul de ses années, le tombeau de sa féminité, pour en réveiller la momie ensevelie sous des rubans trop serrés.

Ces nœuds, il était temps de les défaire. Il était temps de laisser sa féminité voguer au rythme du courant de la vie, sur les flots dans le murmure du vent. Et après ?

La vie d’une femme appelle-t-elle nécessairement la vie ?

Peut-être, peut-être pas.

Elle reçoit un poème, de Robin, il n’en est pas l’auteur, il n’est que le vecteur, non il n’est pas « que », il est. Vecteur et acteur, acteur de la vie qu’il éveille, et qu’il ne sait pas qu’il éveille pendant qu’elle veille, elle, allongée sur le divan, sur ses années qui ont passé, qui sont et qui… vont, au fil de l’eau.

Elle ne pense à rien. Est-ce inquiétant de ne pas penser ? Pourquoi serait-elle obligée de penser ?

Elle veut juste méditer, et méditer n’est pas penser, méditer c’est se laisser remplir par le plein du néant.

Les femmes ont tellement de pression qu’elles ne peuvent pas prendre de décision sans mesurer toutes les conséquences de leurs actions, y compris les conséquences maternelles.

Mais il est bon de ne pas penser à tout cela.

Elsa se lève et marche jusqu’à la salle de bain. Elle ferme le robinet fumant. De l’eau stagnante du bain se dégagent des odeurs mêlées d’orange, de miel et d’Ylang-Ylang. Elle se dévêt lentement, regarde dans le miroir ce corps encore jeune et ferme. Elle entre avec grâce dans son sanctuaire, divine titanide à la recherche de son corps, ce corps qu’elle laisse glisser contre l’émail, jusqu’au menton. Allongée sur le côté, elle laisse glisser sa main gauche, hors de l’eau, sur le carrelage. Sa main droite rejoint sa main gauche et vient la toucher. Les doigts se rencontrent et se serrent, comme s’ils se découvraient pour la première fois. Volupté de ces mains qui dansent sous le regard exalté de la femme qui se donne et s’abandonne.

Le temps s’est arrêté sur sa féminité. La musique continue de tourner, le sablier géant laisse couler son sable brûlant, ce n’est pas le même temps.

Le temps de sa féminité n’est pas celui de la maternité. Peut-être le sera-t-il, un jour, peut-être pas.

Au sortir du bain, elle se sent bien. Elle ne pense toujours à rien. Demain, elle ne travaillera pas, elle a pris sa journée. Elle a un entretien. Certains diront que ce n’est pas le moment, qu’elle a trente-cinq ans, que l’horloge biologique n’attend pas et qu’il vaut mieux profiter de la stabilité de sa situation professionnelle. Au fond, ce n’est jamais le moment.

D’autres diront qu’elle a raison, qu’elle a trente-cinq ans, que sa vie se décide maintenant, qu’elle ne le fera plus après, plus tard, quand elle aura des enfants, alors elle sera bien obligée de rester figée dans ses fonctions, elle devra bien y renoncer à sa carrière.

Triste tableau ! Misère Ô Misère dirait Gertrude Stein !

Certains disent ça, d’autres disent cela.

Qu’importe ! Demain elle a cet entretien, et peut-être alors que tout s’enchaînera, qu’elle déménagera, qu’elle emménagera avec Robin. La fleur trop longtemps fermée s’épanouira et révélera la splendeur de sa féminité, toute en corolle.

C’est même certain.

Pour l’instant elle ne pense à rien, et elle ne pense certainement pas pour d’autres.

La féminité, c’est être soi-même, ce n’est pas la maternité. La maternité, elle la vivra peut-être, ou peut-être pas, elle n’en ressent pour le moment, ni l’envie, ni le besoin.

Le changement, c’est l’envol vers un ciel nouveau, à la recherche de cet oiseau de feu qui s’est posé sur la branche d’un autre arbre dans un autre paradis, qu’elle retrouvera bientôt. Parce que rien n’est écrit et que tout est possible quand on s’écoute.

Qui vivra verra, demain, et après-demain, et les jours d’après, jusqu’à la fin qui fait que la vie est belle, que la vie est vie.

Elsa sera la femme qu’elle aura choisi d’être. « Waiting, Holding, Breathing ».

FIN

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Petite fille, j’avais deux rêves: devenir femme d’affaires et écrivain. Après un début de carrière dans la banque, je me lance dans l’aventure littéraire, ma deuxième passion: nouvelles, poésie, romans, sur des thèmes plutôt engagés et féministes.