O-li-vier

Debout ! les damnés de la terre !

Debout ! les forçats de la faim !

La raison tonne en son cratère,

C’est l’éruption de la fin.

Du passé faisons table rase,

Foule esclave, debout ! debout !

Le monde va changer de base :

Nous ne sommes rien, soyons tout ! (1)

 

 

 Samedi. Balai, serpillière, eau de Javel, chaussures de sécurité au placard, Juju attend son heure entre les murs de sa chambre. Sur Facebook, des amis qu’elle n’a jamais vus l’ont sollicitée pour qu’elle participe à la manif. « Ras-la-fraise d’être exploités par les financiers de tout poil, ont-ils écrit. Ras-le-casque d’être mal payés, mal considérés, mal aimés ! Ras-le-gilet ! »

Sur le moment, Juju, emportée par une fièvre contestataire, s’est ralliée à eux. Et maintenant, les convictions ramollies, les fesses posées sur le jeté de lit au tissu bleu froncé, elle tire sur le joint. Comme il coûte cher, celui-là aussi ! La fumée voile sa figure d’une brume opaque qui s’effiloche dans la pièce jusqu’à la fenêtre ouverte.

Volutes d’instants volés à l’absence, décrochées de la solitude. Fils décousus de son imagination, déconnectés de l’abjecte réalité. Sinusoïdes psychédéliques, arrachées au crachat des minutes électriques. Courbes visionnaires, coupées des heures de labeur. Lacets crapahutant jusqu’à la cime des idées, séparés des jours de vache maigre. Monts, vaux, vallées de saynètes roses, réconciliées avec la traîtrise sociale.

 

Le son de la télévision qui diffuse les images d’une révolte populaire est coupé. Son esprit gambade au gré des bruits de la rue, pots d’échappement pétaradants, moteur vrombissant, freins crissants. Talons claquant sur les pavés, pas traînant, godillots lourds au floc sourd. Sifflement retentissant de l’autre côté du trottoir, saluts échangés à la va-vite avant l’embauche, paroles libres, mots obligés.

Le trip plus vif que la grisaille des matins d’hiver, plus coloré que les jours chômés, plus vrai que les soirées esseulées à égrener le temps vide de sens et d’humanité, prend forme. Meublé des filets de voix qui filtrent des cloisons, des éclats de rire virils et tonitruants qui s’élèvent du couloir, des bribes de conversation au pied de l’ascenseur, son voyage s’ouvre sur un prénom martelé. 

Le prénom provient de l’appartement d’à côté. Elle l’entend prononcer à plusieurs reprises dans un élan de désir. O-li-vier frappe son oreille séduite, comme un enchantement victorieux, ensorcellement éclos d’une terre pacifiée après l’émeute. Transportée dans un rêve de guitare, basse, batterie, trompettes, elle tombe à la renverse sur le lit. Voix écorchée, chant implorant, vocalises contralto.  Fans conquis, public en liesse, applaudissements. Elle divague, s’emporte, s’amourache. 

 

O-li-vier, c’est le nom du voisin qu’elle a aperçu au café, en bas de chez elle, hier soir. Vêtu d’un costume noir à rayures blanches, il était assis sur un tabouret au comptoir, la tête tournée vers elle. Elle a fui. Cachant sa surprise, elle a ravalé son émotion comme une boule incandescente au creux de l’estomac. L’a-t-elle mitraillé d’un regard froid ou colérique comme elle en a l’habitude pour ne pas laisser voir sa gêne et son sentiment d’infériorité ?

Elle se prend maintenant à répéter les syllabes de triomphe et de capitulation, rêvant d’une autre scène composée d’humilité et de tremblements. La chambre égayée par les sonorités du prénom ressemble à un auditorium à l’acoustique harmonieuse tranchant avec les mélopées qui peuplent ses ténèbres.

 

 Soudain un cri de guerre puis des rugissements qui scandent les slogans « Le peuple réclame justice » ou « pas de quartier pour les nantis ! » et « tous pourris ! » la poussent à se lever. Elle se penche à la fenêtre. Une foule en colère, poing levé, s’amasse sur le cours, derrière des banderoles qui s’agitent furieusement. L’Internationale retentit, gronde, entonnée par des milliers de manifestants unis avant l’assaut.

Vibrante et frissonnante, Juju écoute, croit à la consécration prochaine des ouvriers, au renversement des classes et à la couleur rouge. Elle distingue au premier rang des visages fermés, prêts à la confrontation. Des silhouettes bariolées de jaune et de noir, des têtes encapuchonnées s’avancent vers les CRS en faction. 

Réveillée, électrisée, fascinée, galvanisée, Juju sort de sa chambre, descend les marches deux par deux, déboule sur le cours, s’élance à la rencontre de ses frères d’infortune qui la propulsent en tête du cortège. Sans souci du danger, deux grands gaillards la soulèvent et la portent sur leurs épaules bravaches, telle une Marianne de la République, chemise déchirée, poitrine dénudée. Ses cheveux flottent au vent, un sourire carnassier dévoile ses dents jaunâtres quand la cohorte s’arrête à quelques pas des CRS. Rumeur parcourue de hourras, sifflets, tambours. Remous furibond, espoir qui souffle des matins victorieux.

 

Les provocations fusent. Policiers insultés, menacés, resserrent l’étau. Une sommation, deux sommations, des tirs de grenades lacrymogène, la fumée qui étreint les opposants. Quintes de toux, mains portées à la gorge, gens à genou tentant de reprendre souffle. Maintenant sur ses pieds, elle se tient droite et fière devant les CRS qui lui commandent de reculer sans oser la bousculer.

Jamais elle n’abdiquera. Elle les défie de ses yeux mouillés de larmes, de ses seins libres et agités de tressautements. Puis c’est l’escalade. La riposte. Les insultes. Des hommes protégés par leur masque à oxygène, munis de gourdins, matraques, pavés, attaquent. Les flash-ball à l’œuvre crachent leurs balles en caoutchouc. Combats singuliers, individus traînés, frappés, menottés, éborgnés. Stridence des tirs parmi les hurlements. Plaquée à terre, elle se débat vainement contre un policier dont elle ne voit que les yeux au sang-froid. Les mains et les pieds ligotés au milieu des barricades, des voitures incendiées, d’un brasier de fumée noire, des vitrines fracassées, elle le regarde ôter son casque. Mais, oui, c’est lui ! Oh, qu’elle l’aime ! Passion, reddition, réconciliation. O-li-vier.

 

(1) L’Internationale

FIN

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