L'éternité a déjà commencé...

« Ainsi chacun de nous a vécu, vit et vivra sans fin, sous la forme de milliards d’alter ego. »

26 mai 1871

Le plateau métallique rebondit sur les briques du mur, puis sur le sol pavé, créant une cacophonie que l’écho prolongea longuement. Il rejoignit les morceaux de l’assiette en porcelaine et les éclats de verre de la carafe d’eau l’ayant précédé.

— Les ordures ! Me maintenir en prison maintenant, à ce moment crucial ! Quand mes frères et sœurs parisiens font à nouveau résonner le tocsin de la révolution ! Le monde va s’illuminer sous l’éclat de leurs actions, tandis que moi je suis à l’ombre…

L’homme à la silhouette tendue, âgé de 65 ans, en faisait facilement dix de plus. Portant barbe et cheveux blancs, les traits de son visage étaient creusés, son corps longiligne. C’est comme si une partie de sa chair avait été consumée par la lutte, l’engagement de toute une vie. La matière vivante combustible d’idées incandescentes, celles du renversement de l’ordre inique des choses, la domination des puissants sur le peuple, du Capital sur le travail. Pour l’heure, son domaine restreint à une pièce voûtée de 10 m2, il refrénait à grand peine sa rage, arpentant avec énergie l’espace restant entre sa couchette et la table lui servant de bureau. Cessant brusquement ses allers-retours, il appuya ses mains contre ses tempes, fermant ses yeux d’un bleu acier.

— Je suis ici comme dans un tombeau. Immobile dans ce vaisseau pétrifié incapable de naviguer sur les flots, immobile dans un pays qui écrit l’histoire… L’apogée de mon existence, le sens de ma vie, tout m’est confisqué. Ma femme décédée, mon fils rangé sous la bannière d’une société barbare, et moi, tel Antée, séparé de la terre nourricière, celle des prolétaires soulevant Paris à la force de leurs poignets et de leurs outils. Si seulement j’avais pu leur transmettre de vive voix mes Instructions pour une prise d’armes…

Là où le vieux combattant se trompait, c’était sur le déroulement des événements. Noyé dans sa colère, son ressentiment, il s’imaginait encore quelques semaines en arrière. Et quelles semaines, de celles qui contiennent des siècles d’évolution et résonnent à travers les âges ! Mais en cette fin mai 1871, les derniers survivants de la Commune de Paris se cachaient ou entamaient leur fuite désespérée…

Enfermé dans cette ci-devant salle de discipline, il était aussi enfermé dans son crâne, tournant et retournant ses regrets, ceux d’une existence entière fixée vers l’affrontement final, réduite à néant face à un mur de pierres suintantes d’humidité. Piégé, incapable de participer à l’insurrection la plus formidable de tous les temps, que lui restait-il, sinon monter à l’assaut d’un ciel métaphorique ? Sur la table, placée juste sous l’étroite fenêtre à barreaux, des feuillets vierges n’attendaient que le frottement de la plume. L’encre, un moyen de panser les plaies à vif, de penser ces vies qui se plaignent ?

En un temps indéterminé, dans la constellation du Taureau

LUzzi se hissait le long du tronc, ses deux appendices latéraux se soudant instantanément, par le contact de l’humidité végétale et de son mucus, pour immédiatement reprendre son ascension. Ses cils vibratiles étaient dressés, sur ses deux membres, mais également sur son dos. Le danger approchait, il le savait. Sans se retourner, il pouvait imaginer les guirlandes de lumière nichées dans les frondaisons, celles de ses compagnons, avec qui il se sentait constamment en symbiose. Les iistyl, comme lui, mais aussi les pesants rutraudds, et tous les vvvuvvv aux aguets, nageant dans les cieux encore sombres. Il ne restait que peu de temps avant que l’atmosphère ne se métamorphose. Les clartés intensifieraient l’humidité, rendant les contours encore plus opaques. LUzzi, par réflexe, ferma ses trois paupières superposées, tout en se plaçant sur la plateforme de défense qu’il convoitait. Pour l’instant, il y était seul. Il repoussa légèrement les empilements de cosses, laissant se dilater ses organes sensitifs jusqu’à ce qu’ils s’emboitent dans l’ouverture laissée au cœur de l’enchevêtrement de lianes soudées avec application.

Ses sens baignés dans l’humidité permanente, et les explosions d’odeurs qu’elle favorisait, il se concentra suffisamment pour percevoir quelques signaux : le pollen voyageur des corolles luminescentes, le parfum âcre rejeté par les artropodes tissant leurs architectures cylindriques à l’abri des feuilles siamoises du Béluse, et même… sa propre peur, oui, sucrée et épaisse. Espérant trouver un réconfort dans le passé, il laissa dériver ses pensées et ses souvenirs. Vers cette maladie des colosses végétaux, se propageant par leurs radicelles, qui avait poussé les habitants de cette partie de la forêt-monde à, ignoble sacrifice, démembrer plusieurs des êtres porteurs du ciel. Et pourtant, isolés de l’harmonie globale, ils avaient découvert une autre forme de solidarité : non pas la stricte séparation et la hiérarchie sacrée, mais une égalité où personne ne se trouvait lésé. Liébelle, avec ses décoctions micellaires, avait contribué à souder ce nouvel équilibre, en évoquant ces visions d’un autre temps, un temps heureux, joyeux, où la forêt-monde n’était pas soumise à la Loi unique. LUzzi replongea brutalement dans la réalité. Des bruits sourds et des tremblements agitant la mousse limoneuse ne pouvaient tromper : la guerre avait commencé.

29 mai 1871

Le prisonnier respirait enfin l’air libre, sentait sur sa peau le souffle du vent. Après une semaine d’enfermement, et privé de toute correspondance, il avait été autorisé à profiter d’une demi-heure de promenade. Oh, peu de chose, en réalité. Une simple extension de sa cellule : il pouvait ainsi se mouvoir dans un périmètre d’une cinquantaine de m2, correspondant à la moitié de la cour intérieure du Fort du Taureau. De quoi faire de plus longs allers et retours. Mais toujours sous la surveillance de quatre geôliers, marquant les quatre points cardinaux de son univers ; deux soldats armés de fusils chassepot, un gendarme et un inconnu en civil. Quant à l’air libre, il n’était que relatif : le ciel offrait certes une bande plus large, mais contrainte entre les murailles ; englouti au fond d’une fosse commune, juste avant que les fossoyeurs ne recrachent les monceaux de terre brune et fraîche… L’impression d’être un cancrelat jeté au fond d’un bocal, aussi insignifiant, aussi fragile, aussi impuissant. Un élément de ce paysage restreint suscitait son intérêt, le fanal placé au nord du bâtiment, en surplomb de la guérite. Pour l’heure éteint, comme lui, en sommeil, il éclairait de sa lumière fine mais tranchante ces cieux obscurs au-dessus des flots, une fois la nuit tombée. Son faisceau, d’un rouge proche du rubis, ne disparaissait jamais, fendant les ténèbres sans se décourager, sans jamais savoir s’il servirait un jour à sauver un navire du naufrage, à préserver des vies, à leur indiquer la direction à suivre.

Il se sentait étonnamment bien, l’esprit plus clair que jamais. Le navire militaire dépêché pour sa surveillance tournant autour de l’îlot, la lune et les étoiles gravitant autour de lui… dans sa cellule, la première d’un développement organique à venir, il était le centre de l’univers ! Ses pensées, qui elles aussi ne cessaient jamais, même en plein sommeil, de se bousculer sous son crâne, n’étaient-elles pas capables, à l’instar des atomes de lumière, de traverser la couche osseuse de son armure cérébrale ? Comme la lumière, ses idées, réduites à des corpuscules fondamentaux, ne pouvaient-elles pas s’enfuir, faire fi de la gravité, entamer une transhumance sans retour vers les profondeurs du cosmos ? Fuser à travers l’éther, et pénétrer, un jour, au cœur d’autres intelligences, fusionner avec elles, les enrichir, les démultiplier même ? Sa propre intelligence de rebelle, ne pouvait-elle pas être née d’une de ces conflagrations microcosmiques et inconnues, invisibles, d’un partage et d’une communion inconsciente avec d’autres formes de vie, d’autres consciences pullulant dans l’univers ? Il n’y avait là, sans doute, que des divagations bien peu scientifiques, s’appuyant sur des intuitions et non des preuves expérimentales. Mais les plus grandes découvertes n’étaient-elles pas souvent le fruit d’une intuition première, invitant à approfondir un sujet, une piste, un champ d’expérience ? Imaginer de telles possibilités avait en tous les cas une conséquence bien concrète : faire naître une chaleur nouvelle dans les profondeurs de son tronc, lui redonner de l’énergie vitale, de l’espoir surtout, ce carburant nécessaire à la survie des révolutions…

Loin dans l’avenir, dans une galaxie inconnue

La planète orbitait autour d’une étoile rouge dont la surface était parcourue d’explosions solaires particulièrement fréquentes. Elle était jadis située dans la zone d’habitabilité du système stellaire, mais l’avait désormais quitté. De loin, elle ne se distinguait guère de la noirceur du vide. Mais si l’on s’en rapprochait, avec les bons appareils de détection, une atmosphère pouvait être perçue. Ténue, certes, et presque soudée à la surface rocheuse. Par endroits, quelques restes de végétation s’accrochaient, mais toute vie intelligente semblait avoir déserté les lieux. Pourtant, un survol prolongé permettait de distinguer de larges crevasses, la distance entre les deux falaises antagonistes montant jusqu’à la dizaine de kilomètres. Ce mot, comme tous les autres que nous utilisons, n’aurait évidemment pas été compris des habitants. Car ils sont toujours là, accrochés avec la rage du désespoir aux parois souterraines : des bulles reliées les unes aux autres par de fines galeries translucides, sources d’une luminosité verdâtre et grisâtre faisant pâle figure à côté du brasier occupant une bonne partie du ciel. L’apparente immobilité de ces oasis sous verre fut brusquement rompue par un phénomène étrange. Certaines bulles se détachaient, flottant sans un bruit et montant vers l’espace, si proche. Une à une, elles entraient en contact, fusionnaient partiellement, pour dessiner une arborescence d’apparence fragile, œuvre d’art à l’échelle cosmique. Au sommet de la bulle supérieure, une silhouette humanoïde était debout, les mains jointes dans le dos. Sa chevelure longue était d’un blanc qui irradiait de brillance devant la géante rouge. Autour de lui, plusieurs individus étaient penchés sur des appareils, destinés à piloter le conglomérat de cellules ainsi assemblées. Un des derniers organismes complexes, pensait l’homme. Ultime capitaine d’une lignée milliardaire, il se tourna vers ses équipiers afin de leur communiquer une série d’instructions. Son visage, buriné et balafré sur le côté gauche, attirait surtout le regard par ses yeux d’un bleu céruléen et sa barbe blanche soigneusement peignée.

— Voilà. Nous y sommes.

Sa voix était grave, ses basses faisant résonner quelque chose en chaque personne à son écoute.

— Je pensais que d’autres nous suivraient, capitaine.

— Ce sont les minorités qui tracent l’histoire, mon ami. Nos compatriotes préfèrent vivre dans l’illusion, revivre encore et encore les âges d’or d’autrefois, des moments qui n’ont en réalité jamais existé. Souviens-toi des images diffusées sur tous les écrans de mon dernier entretien avec le polygone des hexégores : le crâne recouvert de la calotte synthétique, ils ne dispensaient qu’une caricature d’échange. Nous ne pouvions pas nous comprendre. Eux, se complaisant dans une fatalité anesthésiante. Nous, insurgés contre le destin. Y a-t-il plus belle façon de vivre que de pouvoir choisir sa mort, Lucas ? Mieux vaut s’embraser parmi les astres que s’endormir dans la torpeur de l’entropie…

Le vaisseau coagulaire s’éloignait déjà du système, s’enfonçant dans un univers ayant débuté sa prodigieuse agonie, à la rencontre du jour du néant.

31 mai 1871

Pour réussir à voir le monde par la mince ouverture de l’unique fenêtre, il était contraint de se hisser sur la table, branlante, au risque de se briser un membre. C’est ainsi qu’après plusieurs tentatives, il était parvenu à identifier un emplacement bien précis de la pièce où il recevait avec la plus grande force, la plus grande netteté, le souffle de la vie, ce vent qui lui apportait l’odeur de la mer, de la vase et, derrière, celle de cette Bretagne encore en grande partie épargnée par l’industrialisation et ses sombres panaches à l’odeur tenace ; rapace. Concentré, en tailleur sur le sol froid, il pouvait même entendre les cris de douleur de ses camarades, ses frères et sœurs de malheur, chuchotés par la brise, respiration hachée de la planète, expression de sa mémoire organique.

Cécile, jeune couturière ayant réussi à se défaire des chaînes d’un mariage malheureux et d’un époux violent, s’épanouissant dans les réunions de femmes, rêvant d’égalité entre les sexes / ramassant un fusil tombé des mains d’un des derniers défenseurs de la Commune, fusillée par la troupe sans même avoir réussi à blesser un de ses bourreaux / FURIE HYSTÉRIQUE !!

Jules, ouvrier mobilisé revenu du désastre de 70, le côté droit du visage ravagé par l’explosion d’un obus, devenu avec ses camarades son propre patron dans une fabrique de pièces métalliques pour les chemins de fer / trainé dans la rue alors qu’il continuait vaille que vaille à travailler, percé de multiples coups de baïonnettes par ses propres frères d’armes / TRAÎTRE ANARCHISTE !!

Emile, garçon des rues, détrousseur et fugueur de l’orphelinat, emporté par la fête permanente, la joie de vivre de la Commune, monté sur la colonne Vendôme pour y fixer une des cordes présidant à sa chute, devenu assistant du peintre Courbet / caché dans un de ces taudis qu’il connaissait par cœur, avec lequel il ne fit plus qu’un par la grâce d’un bombardement versaillais / ENGEANCE DIABOLIQUE !!

Simon, manouvrier ayant trouvé refuge à Paris, où il découvrit l’amour de sa vie et de son prochain, engagé dans la Garde nationale et dans l’auto-administration de la ville / coincé derrière une des ultimes barricades, les yeux débordant d’humidité, et retournant son arme contre lui lorsqu’il apprit que sa Julie avait été violée et assassinée par les vainqueurs / ALIÉNÉ SOCIAL !!

Gregory, noble russe en rupture de ban, habité par les idées de révolution et de socialisme, qui a mis ses connaissances stratégiques et combattantes au service de la Commune, luttant toujours au premier rang des défenseurs du seul territoire de la planète vraiment libre / pulvérisé par plusieurs tirs de canon sur sa barricade, le bandeau factice placé devant son œil gauche retombant lentement dans la poussière / POURRITURE D’ÉTRANGER !!

L’univers réclamait-il une quantité précise de morts, de sacrifiés, une masse critique nécessaire pour faire enfin basculer le sort du monde ?

En un temps indéterminé, dans la constellation du Taureau

Suspendu en l’air, comme plusieurs de ses camarades de lutte, totalement immobilisé dans les rets des gulsinnnes, LUzzi était toujours frappé de stupeur. Leur rêve avait été réduit en cendres. Comment aurait-il pu imaginer que les Neuf Anciens iraient jusque-là ? Envoyer les rataupes fouailler le sol jusqu’à le rendre si instable que les colosses végétaux, en parfaite santé ceux-là, plieraient, condamnant les cellules de vie égrenées dans leurs branches ? Noyer la voûte brumeuse de cortèges de vvvuvvvv, chacun laissant choir des sphères collantes qui déclenchaient un incendie au moindre contact du vivant ? Et pourtant, quelle splendide résistance que la leur, tous, iistyl, zulrr, rutraudds, artropodes, céladaires, et même les fragiles crolles, unis jusque dans l’offrande de leur substance vitale… LUzzi se sentait mourir plusieurs fois en revoyant les images de ces combats acharnés mais tellement déséquilibrés, dans un micromonde partant en fumée ; les bombardements des couvées de céladaires, dont le développement fœtal nécessitait tant de cycles et tant de soins, autant de promesses de vie sacrifiées, voilà qui avait tué en lui tout espoir.

2 juin 1871

A quatre pattes, le nez contre la muraille aux pierres jointes, le prisonnier était immobile. Sous ses yeux attentifs, deux fourmis communiquaient en se frottant les antennes. Par quel miracle étaient-elles parvenues en ces lieux désolés ? Une fourmilière se nichait-elle sous l’apparente rigidité de la forteresse ? Toute une communauté autonome, s’agitant, surveillant ses naissances, recyclant les déchets organiques, nourrissant par ses cadavres les profondeurs de la terre en humus… Indifférente à la supériorité affichée de l’homme. Tirant à lui la couverture placée sur sa couchette, il l’étala sur le sol froid, afin de pouvoir s’allonger dessus et continuer à observer le manège des insectes. Elles n’étaient pas si différentes de nous, ces fourmis. Commandées par leurs instincts, répétant encore et encore les mêmes cycles de vie. Combien de ses semblables avançaient dans la vie sans se poser de questions, poussés par la pesanteur, la force de l’habitude, considérant le système de domination en place comme naturel, aussi naturel que le lever et le coucher du soleil ? Avait-on jamais évoqué des fourmis cherchant à mettre bas l’organisation sociale méticuleuse de leur microcosme ?

C’est bien là que notre conscience se distinguait. Oui, l’univers ne pouvait compter que sur nous autres, chétives vies intelligentes, éclairées en trop peu de ses individualités, pour tenter de renverser le cours des choses, s’insurger contre le fatalisme, quand bien même les forces contre lesquelles on se heurte apparaissent indestructibles. L’insurrection, coït de l’espèce. Rien n’est éternel, pour peu que la force soit répétée, constante… Il songea à ce qu’un des frères Reclus lui avait dit un jour, ces minuscules agressions, dérisoires, gouttes d’eau dont la multiplication érodait les roches les plus résistantes. Subitement, il se redressa, entendant craquer au passage ses articulations usées, elles aussi. Non, non, cette comparaison était bien médiocre. Des météores, des corps célestes se heurtant à des astres démesurés en mouvement, bien plus faibles en apparence, mais capables de changer la destinée cosmique. Des pluies de météores ! Il se sentait comète, minuscule flamme traversant un infini glacé, s’abîmant sur une planète pour renverser son évolution, lui donner vie, peut-être ?

En un temps indéterminé, dans la constellation du Taureau

LUzzi était recroquevillé contre la pierre, ses appendices pompant les ultimes gouttes d’eau de la petite flaque. Toutes ses paupières closes, il savait qu’il ne lui restait que peu de temps à patienter avant le soulagement relatif de la nuit. Le châtiment imposé par les Neuf Anciens était marqué, à l’instar de toute leur attitude, par l’hypocrisie. Condamné à l’exil à vie ! Un exil équivalant à la mort. Et c’est sous l’ombre des ailes d’un vvvuvvv, attaché contre les couches de mousse humide enrobant pour l’occasion le corps de la créature, qu’il avait fait le voyage jusqu’au cœur des terres hostiles, maudites entre toutes. Comme tant d’autre, un être à l’intelligence en berne, ayant participé à l’exécution de ses semblables, l’esprit empli des discours lénifiants des puissants. Il était sans doute plus à plaindre que lui, incapable de regarder le réel dans toute son authenticité. On leur apprenait dès le plus jeune âge : hors de la ceinture verte, point de salut ! Hors des règles fixées par les Neuf Anciens, point de vertu ! Là comme pour tout, le mensonge dominait. LUzzi était désormais convaincu que les légendes étaient sans doute vraies. Elles évoquaient des voyageurs partis dans d’improbables véhicules, remplis d’eau et couverts de végétation, errant pendant de nombreux cycles à travers les plaines minérales, jusqu’à la découverte de répliques en miniature de la ceinture…

Et que dire du mythe du monde situé de l’autre côté du monde, auquel des terriers opportunément bouchés sur ordre des Anciens pourraient conduire, un monde où le sol laisserait place à l’eau, le végétal glissant simplement dessus ? Se desséchant au fil de ses pensées, LUzzi ne regrettait pas le dernier acte de résistance commis dans ce chaos de roches. Sur une pierre plate, protégée des flots de lumière une grande partie de la période diurne, il avait tracé des nervures à l’aide de son suc vital, la peau squameuse percée sur un écueil en pointe. Ses instructions pour une prochaine prise d’armes, toutes les leçons de leur soulèvement vaincu, que de prochains révoltés, de nouveaux rebelles, découvriraient peut-être… Des conseils tactiques et stratégiques, laconiques certes, mais qu’il espérait compréhensibles par le plus grand nombre. A présent, il pouvait disparaître, une partie de son héritage lui survivrait, à défaut d’avoir pu distribuer sa semence. Enfin, il pouvait ouvrir pour la dernière fois ses trois paupières. Dans cet instant fugace entre l’écrasante fournaise diurne et le froid nocturne si mordant, il allait se délecter à l’infini du spectacle aérien, celui de ces innombrables étincelles brillantes, de couleur et d’intensité variable, certaines traçant un bref sillon intense. Dire que dans la Ceinture, baignée en permanence de brumes épaisses et couvertes des frondaisons sans limites de la forêt-monde, jamais ce spectacle ne leur avait été dévoilé !

4 juin 1871

Méthodiquement, il déchirait page après page du livre, les voyant s’embraser au contact des flammes du brasero qu’on avait finalement accepté de lui installer. Bien que l’été soit désormais de rigueur, sa cellule semblait disposer d’un véritable microclimat, une forme de glaciation entrant en résonance avec sa propre immobilité de combattant. Appréciant l’ironie de voir livrés aux flammes les quelques ouvrages qu’on lui avait fournis signés de ces socialistes de salon qu’il exécrait tant, le prisonnier regardait, fasciné, les étincelles se hissant pour quelque temps vers les hauteurs. Il y avait là une beauté sans égale, ces pulsations rougeâtres sur le fond noir de la nuit tombante concentrant les regards. Non pas une, mais plusieurs, et qui n’avaient de cesse de se répéter, de se renouveler. Singeant les étoiles qui, elles aussi, étaient condamnés à briller, avant de s’épanouir en une dernière explosion de vie. Pour que le cycle reprenne, encore et encore. Identique, mais jamais tout à fait semblable. Pour que de ses séjours successifs entre quatre murs, des leçons soient tirées, une expérience utile pour les nouvelles générations, un moyen de libérer ses frères et sœurs humains de toutes les barrières. Il sentit une chaleur rayonner dans son corps, amenée de l’intérieur, et non de l’extérieur, de ce pitoyable foyer : il allait écrire sur l’astronomie, faire le lien entre le cosmos et le sort des pitoyables organismes terrestres. Tant de mondes s’agitaient en lui ! En même temps, d’autres exécuteraient semblable travail d’écriture, accumulant les lettres, les mots, les phrases, rubans d’encre sous toutes leurs formes en nombre infini, suffisants à quadriller tout l’univers, à le tenir enfin à sa merci, peut-être ? Un franc sourire rida le visage d’Auguste Blanqui. Il le savait, plus jamais il ne serait seul.

« L’univers se répète sans fin et piaffe sur place. L’éternité joue imperturbablement dans l’infini les mêmes représentations. »,

Auguste Blanqui, L’Éternité par les astres

Auguste Blanqui (1805-1881), surnommé « l’enfermé » pour avoir passé une grande partie de sa vie en prison, y fut cadenassé dès le début de la Commune de Paris. La suite de sa détention, à compter de la Semaine sanglante, se fit dans le Fort du Taureau, situé dans la baie de Morlaix. C’est là qu’il écrivit L’Éternité par les astres, un essai astronomique et métaphysique où il imaginait, comme d’autres penseurs à la même époque, une forme d’éternel retour…

FIN

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Jean-Guillaume Lanuque est enseignant dans le secondaire, chercheur membre du collectif Dissidences spécialisé dans les mouvements révolutionnaires, et passionné de science-fiction ; il chronique romans (et musique !) dans la revue Galaxies SF, propose des articles d’analyse ou des communications à divers colloques, coordonne la série d’anthologies “Dimension Merveilleux scientifique” (Rivière blanche) dédiée à la science-fiction originelle… et écrit de la fiction, donc.

https://dissidences.hypotheses.org/