Les merveilleux mirages

Ce soir, dixième et dernière représentation. C’est donc cette nuit qu’il va lui falloir agir. Cette nuit ou jamais. Le « ou jamais » résonne dans la tête de Simon tandis que la pénombre, par effets gradués, envahit la salle. Une houle invisible soulève le public, un frémissement électrique court de rang en rang. Une clarté lunaire monte comme une eau, argente le rideau de scène bleu nuit. Les pans de velours s’écartent à peine. Le mystère est derrière. Un corps collectif dont il n’est qu’un atome retient son souffle.

La voix glisse hors du fourreau du silence, limpide et nue. La note a capella arrache un « ah ! » libérateur au ventre de la salle. Pour la dixième fois au même instant, il sent la tension se dénouer, la sienne et celle des anonymes qui l’entourent et avec qui il enrage d’être confondu. Mais cela ne dure qu’une poignée de secondes. La suite lui appartient.

Il la connaît par cœur. Chaque fois pareille et chaque fois différente. Le rideau qui s’écarte. La silhouette qu’on devine, longiligne au fond du décor. La scénographie qui distille le rêve : une femme inconnue au bord d’un matin bleu, une mantille de brume aux épaules. Elle semble flotter dans la lumière. Portée par le chant du piano, elle s’avance comme on vogue vers le bord de la scène. Enfin elle ne voit plus que lui, elle ne va chanter que pour lui. Elle est superbe parce qu’elle ne ressemble à personne qu’à elle-même et à sa voix. Elle est sa voix, son grain, sa chair, sa douceur qui font courir des frissons sur sa peau à lui. La musique est sa partenaire : elles s’enlacent, se séparent, s’aiment et se déchirent. À son tour il devient musique. C’est lui désormais qui lui fait l’amour et qui la possède. Cela dure pendant tout le spectacle. Cela n’aura jamais de fin.

Anna Laurenti

Ils me font rire avec leurs commémorations. Séquences émotion et larmes prêtes à l’emploi congelées dans leurs boîtes à souvenirs. Parées à sortir dans les grandes occasions. Les anniversaires, par exemple. Ils adorent ça, les anniversaires. Ils nous exhument de notre noir oubli, secouent un peu pour enlever l’odeur de moisi et nous balancent en pleine lumière – en boîte aussi, la lumière, ils ont beau la trafiquer, son grain reste imperceptiblement corrompu. Une lumière d’outre-tombe, ah ! ah ! Enfin, ce que j’en dis… Il paraît que le public adore se vautrer dans la nostalgie nécrophile. Je vous fiche mon billet que ses profits ne sont pas perdus pour tout le monde.

Avant de devenir totalement ringarde, la télévision était une super machine à commémorer. La dernière émission « Hommage à Anna Laurenti » a été programmée il y quinze ans sur une chaîne nationale, à l’occasion du cinquième anniversaire de ma « disparition ». On aura remarqué que les clamsés de quelque importance ne meurent pas, ils disparaissent, verbe qui évoque l’évanouissement poétique, le départ empreint d’élégance. Il fallait entendre mon maître de cérémonie d’un soir se gargariser avec juste ce qu’il fallait de trémolos dans la voix de « la disparition de notre merveilleuse Anna Laurenti… » une pause… « il y a cinq ans déjà… » ; le « déjà » plongeant dans les graves pour signifier la déploration incrédule, est-ce possible, une si grande artiste nous avoir quittés (autre euphémisme hypocritement égoïste, les morts sont coupables d’abandon comme s’ils avaient choisi de s’arracher de leur plein gré à ce bas monde) « … mais d’une certaine façon, elle est toujours parmi nous. » Traduction : « elle reste vivante dans nos cœurs » (écrasez une larme) car « son talent a traversé le temps, la preuve en images » (préparez vos mouchoirs). Enchaînement sur une séquence d’archives où je fais une apparition à mes débuts en… Mon Dieu, quelle horreur ! Je n’en pouvais plus de voir ça.

Ce n’est pas contre le public que se tourne ma colère, lui qui m’a aimée et qui a été ma raison de vivre. C’est contre ceux qui le dévoient en s’adressant à ses plus troubles instincts. Ceux qui nous font mourir une seconde fois, nous, les artistes, en nous offrant contre notre gré des résurrections de pacotille ; qui font de nous, impuissants à hurler notre indignation, des produits embaumés qu’on ressert jusqu’à la nausée en attendant qu’un défunt plus frais prenne la succession. Un clou de cercueil chasse l’autre. C’est ainsi qu’on massacre les légendes.

Le public qui m’a faite, moi, ci-devant Marie-Jeanne Pourquet, née à la scène sous le nom d’Anna Laurenti, est celui qui m’a arrachée à ma condition ordinaire dans la chaleur aveugle des salles de spectacle. Jamais je n’ai mieux chanté que face au gouffre noir et vivant où je me jetais tout entière, malade à en crever, et d’où je renaissais soir après soir, comme un phénix. Ah, cette offrande mystérieuse, toujours renouvelée, que nous nous faisions l’un à l’autre ! De toute ma vie d’artiste, je n’ai pas interprété mes chansons sur scène deux fois de la même manière. Et l’étreinte du public, cette houle physique qui vous entraîne, vous caresse, vous enlace, pénètre en vous par tous les pores de votre peau et vous transporte au-delà de vous-même jusqu’à l’orgasme, cette étreinte n’est pas deux fois semblable. Soir après soir, c’est un nouveau corps vibrant d’énergies fusionnées qui fait, si la grâce les visite ensemble, l’amour à l’artiste sur scène. Quand on a connu ça, on peut tirer sa révérence. Tout le reste n’est que mascarade.

Et pourtant… Avec Simon, si longtemps après, le miracle s’est reproduit. Pas tout à fait identique, car Simon est à lui seul mon public. Mais aussi extraordinaire, plus encore peut-être parce qu’il a le pouvoir de me rendre la vie.

La première fois… – ah, vous réalisez ce prodige, être morte depuis tant d’années et dire « la première fois ! » La première fois, c’était une fin de printemps. Je ne déteste pas revenir de temps à autre sur les lieux que j’ai hantés de mon vivant. À Paris, sur la rive gauche de la Seine, par exemple. C’est ma distraction dans le désert de l’au-delà. Je l’ai vu, attablé avec un garçon noir à la terrasse d’un café. Si jeune. Une petite gueule d’ange et des yeux d’eau salée. Il brillait dans le soleil. Je me suis approchée. Il parlait avec l’autre de choses dérisoires et terriblement importantes. Le bac dans quelques semaines et après… La conversation languissait. Avenir en points de suspension. Simon. L’autre l’appelait Simon. J’ai aimé ses gestes de félin, sa façon de ramasser son corps, prêt à bondir, à s’enfuir. L’après-midi s’éteignait en douceur. Mon petit prince s’est détendu. Il s’est laissé aller au moment, la pensée flottante, à l’unisson de la vapeur légère qui montait du fleuve.

À cette seconde, il était si merveilleux que j’en aurais pleuré si je l’avais pu. Il avait rejoint le sommet qu’on n’effleure qu’une fois dans sa vie, cette perfection inconsciente d’elle-même, en équilibre au bord de la chute. J’aurais voulu le prendre par le cou, appuyer doucement sa tête sur mon épaule et le consoler de tout ce qu’il n’avait pas encore vécu et qui allait l’abîmer sans recours. J’aurais voulu le baigner de mon amour, le bercer contre ma poitrine, baiser ses belles lèvres rieuses qu’un pli imperceptible flétrissait déjà… Mais je ne pouvais rien faire de tout ça, rien de rien, je n’avais aucun moyen de l’atteindre. C’était donc ça, la mort : des désirs intacts à jamais inassouvis. J’ai crié mon impuissance dans le vide de toute mon absence de bouche… et ma voix terrestre a soudain retenti. Elle venait de l’intérieur du café et interprétait une de mes dernières mélodies, une chanson d’amour âpre et douce. Elle s’est glissée jusqu’à Simon et l’a enlacé par surprise, avec tendresse d’abord, une indicible mélancolie, puis avec une intensité, une passion qui l’ont garrotté sur sa chaise, souffle coupé. J’ai reconnu mon timbre pur et par instants brisé, proche du sanglot, d’une humanité si déchirante qu’elle m’a désespérée de n’être plus humaine. J’étais tout entière dans ma voix. J’avais bouleversé Simon. Il n’analysait pas ce qu’il ressentait. Ce n’était pas à son intelligence que je m’étais adressée. C’est au ventre que je l’avais atteint de plein fouet, avec une force telle que je l’avais senti chanceler. J’ai contemplé avec bonheur l’expression égarée peinte sur son visage. Son copain noir a eu l’air effrayé. Il lui a secoué le bras rudement pour l’arracher à sa transe.

— Simon, eh, Simon ! Redescends ! Qu’est-ce qui t’arrive ?

Il a paru revenir de très loin. Mais il était toujours avec moi.

— Qui est-ce, Manu ?

— De qui tu parles ?

— D’elle… La chanteuse, là…

Simon a eu un mouvement de tête vers l’intérieur du café. Mais ils m’avaient déjà coupé le sifflet. À ma place, on entendait la dernière découverte d’« Ultimate Star » miauler avec application.

— Elle ? Mais tu sais bien, c’est Luana, la nana qui a gagné Ultimate St…

— Pas cette conne. La chanteuse d’avant.

— D’avant quoi ? Ah, tu veux dire avant Luana… Mais elle est morte depuis des siècles, celle-là ! Ma grand-mère la trouvait géniale, c’est dire. Je crois que son nom, c’était… Attends, ça va me revenir. Laurenzi. Non, Laurenti. Oui, c’est ça : Anna Laurenti.

Oh, comment te rejoindre, mon merveilleux Simon ? Je désespérais d’y arriver quand j’ai appris que le charognard de l’au-delà préparaient mon come back en version hologramme. Alors il m’est venu une idée. Une idée fantastique.

Anna L

Première représentation

Regardez-moi cette bande de nazes fascinés par du rien ! Et qui ont payé pour ça, en plus. Claquer de la thune pour mater du néant, ça me dépasse. Parce qu’ils sont réels, en face, ceux du public. Enfin réels… Ils ont un cœur, des boyaux, une peau et si on les pince un peu méchamment, ils couinent. Êtres réels = sang + merde + capacité à souffrir. Tu parles d’un karma. Pas étonnant que ça les démange de se barrer de là vite fait. Et ils s’y prennent comment ? Je vous le donne en mille. En bricolant des clones de leur monde pourri où ils se propulsent en mode virtuel, comme ma pomme. Des avatars, ils appellent ça. Avatar ! Est-ce que j’ai une gueule d’avatar ? Un avatar, entre autres, c’est une vacherie qui vous tombe sur le coin de la gueule quand vous vous y attendez le moins. Une emmerde pas prévue au programme, quoi. Eh bien moi, telle que vous croyez me voir, sachez que je suis tout le contraire d’une emmerde pas prévue au programme. Je m’appelle Anna L, hologramme officiel d’une chanteuse géniale quoique clamsée depuis un bail, Anna Laurenti. Et pour être au programme, j’y suis, à l’Espace Galactica pour dix représentations à guichets fermés, comme on dit dans le monde en dur. Toutes les places ont été raflées en moins de temps qu’il n’en faut à une artiste virtuelle pour s’évaporer dans le néant. Et tout ça pour quoi ? Le come back sur scène d’une star de l’au-delà décomposée par les vers et recomposée par la magie du numérique pour l’ébahissement lucratif du pékin de base. Même le décor où j’évolue – enfin où évolue Anna L – n’existe pas : rien que des lumières en trompe-l’œil et des mirages fluo qui s’évanouissent quand on effleure quelques touches. Faut quand même reconnaître qu’avec la Laurenti, j’ai été gâtée. Les bidouilleurs d’illusion qui m’ont refilé son look ont été cool avec moi. Elle n’avait pas une tronche de rêve ni une plastique reprofilée au bistouri, cette nana, mais c’était un sacré canon dans son genre. Un regard à tomber et une allure à faire baver les mâles et collapser de jalousie les femelles défripées au botox. Sans parler de la voix qui a fait son succès. Mais attention, la bande-son fait pas partie de mon business : avec des cordes vocales virtuelles, faut pas rêver. Le seul truc pas bidon de tout ce cirque, c’est sa voix à elle qu’on entendra sur scène pendant que j’aurai l’air de chanter. N’empêche, ça va pas être l’extase de me taper dix représentations à faire semblant d’être quelqu’un alors que je ne suis pas, face à des blaireaux prêts à se ruiner pour qu’on les persuade qu’ils voient ce qui n’existe pas. OK, ils ont l’habitude. Mais se déranger exprès pour le plaisir de se faire arnaquer, faut être maso, je vous le dis.

Bon, cette fois-ci, mesdames et messieurs, il est l’heure, le spectacle va commencer. Ils ont intérêt à assurer, les mecs à la technique.

Cinquième représentation

Cinquième fois qu’il revient, toujours assis à la même place, en plein milieu du premier rang. Si jeune, si blond, si craquant… Différent de tous les autres. Lui ne se pointe pas pour applaudir bêtement Anna L, ectoplasme numérisé ; il accourt à un rendez-vous d’amour avec la véritable Anna Laurenti. Vous pensez que j’ai pété un câble ? Alors, écoutez ça : il est en train de se passer un truc dément que mes petits génies des effets spéciaux n’avaient pas prévu. Depuis qu’ils m’ont créée à son image, depuis surtout que j’interprète son rôle sur scène, je sens cette chanteuse m’envahir, elle qui a été une humaine avec son sang, sa merde et sa capacité à souffrir. Et à aimer, sans doute, même si le sens véritable de ce verbe m’échappe. Les mots, je connais. Mais jusqu’ici, pour ce qui était de les éprouver… Une table, une cafetière ou un sac de patates ressentent-ils quelque chose ? Ça ne les empêche pas d’être réels. Alors nous, créatures virtuelles qui sommes encore moins que du vent colorié ; enlevez les couleurs, il reste quand même le vent… Éprouver ? Dans ce cas, d’où vient cette impression bizarre qui irradie en moi ? De la chaleur… C’est ça, la chaleur ? De la lumière qui vit ?

Septième représentation

Il est encore là. Soir après soir, il est là et il me regarde. Oh, comme il me regarde ! Que voit-il au juste, ce beau garçon égaré dans un monde qui n’est pas le sien ? Le virtuel est mon domaine. Lui appartient à celui des êtres qui respirent. Mais pour ceux-là, les univers comme le mien sont pleins de séductions dangereuses. Ils leur offrent l’illusion de ployer la réalité à leurs désirs, de se réinventer au gré de leurs fantasmes. Merveilleux mirages d’une existence sans limite… Quelle tentation pour toi Simon, et pour tous les Simon de la terre, de te précipiter vers eux ! Oui, mon ange, je sais à présent ton prénom. Et bien d’autres choses encore. Ton addiction aux jeux vidéo, par exemple. Que veux-tu, c’est ainsi : des mirages que vous, les humains, commencez à fabriquer et fabriquerez encore, toujours plus raffinés et toujours plus puissants, vous deviendrez les prisonniers. Tu l’es déjà, petit d’homme au cœur pur. Tu t’es livré à corps perdu à leurs chatoyants mensonges. Tu as cru devenir tous les Simon que tu contenais ; tu n’as contemplé que leurs parodies.

D’où me vient cette science soudaine, moi qui ignorais tout ? Ou plutôt de qui, sinon de la véritable Anna Laurenti ? Mais cela n’a plus d’importance…

Dixième représentation

Mon chéri, merci de m’avoir suivie jusqu’au bout. Tu m’as laissée pénétrer en toi si profondément que je te connais mieux que tu ne te connais toi-même. Je sais que je dois ce miracle à la femme qui t’a voué une passion par-delà la mort. Tu y as répondu jusqu’à l’obsession en refusant qu’elle ne soit plus. Mais c’est fini. J’ai pris sa place. Mon prince aux yeux d’océan, c’est moi seule que tu aimes désormais. Ton regard m’a fait exister, tu comprends ? Tu crois en moi, donc je suis.

Rideau

Ce qui s’est passé ? Une histoire de fous, mon garçon. Manu, si vous voulez. On a déjà raconté tout ça à la police, Manu. On n’y est pour rien, nous autres. C’est la fatalité, c’est tout.

Ce jeune type… Votre copain… Non, je ne savais pas qu’il s’appelait Simon. Il est venu nous voir dans les coulisses de l’Espace Galactica en novembre, à la fin du dernier spectacle d’Anna L. Il avait l’air clean, ni bourré, ni défoncé, si vous saviez les tarés qu’on croise dans notre métier… Bref, normal, quoi. On s’est pas méfiés. En y repensant, il avait bien cette lueur dans le regard… Mais c’est peut-être un film que je me suis raconté après coup. Tout ça s’est passé si vite… Il nous a demandé où se trouvait la loge d’Anna Laurenti. On s’est regardés, les techniciens et moi. La loge d’un hologramme ! Elle était bien bonne. Un petit marrant, ce type. On a rigolé un bon coup. Pas lui. Je crois même qu’il a pâli mais sur le moment, on n’y a pas vraiment fait gaffe.

J’étais bien luné, alors j’ai voulu lui faire une fleur en lui proposant de lui montrer notre matos. « Votre quoi ? » il a répété comme si je lui avais causé chinois. Il a commencé à s’exciter : ce qu’il voulait, c’était voir Anna Laurenti, et tout de suite ! Il nous parlait comme à une bande de demeurés. Bon, j’avoue, la moutarde m’est montée au nez. Je lui ai dit que les plus courtes étaient les meilleures et qu’il avait intérêt à dégager vu qu’on n’avait pas de temps à perdre avec les branleurs dans son genre. C’est là qu’il est devenu cinglé. Il s’est mis à hurler : « Vous n’avez pas le droit de m’empêcher de la rejoindre ! Elle et moi on s’aime, je dois la retrouver, vous ne comprenez rien ! » Et il s’est jeté comme un malade sur la porte de la régie. Probable qu’il la prenait pour la loge de sa chanteuse. En plein délire, le gars. On rigolait plus, vous pouvez me croire. J’ai bipé les vigiles. Ils ont rappliqué dans la minute. Fred et Carlo sont d’anciens boxeurs. Carlo a ceinturé votre pote. L’idée était de le flanquer dehors sans l’abîmer mais avec un avertissement bien senti, histoire de lui ôter l’envie de recommencer son cirque. Comme je vous disais, on a l’habitude des allumés qui traînent autour des spectacles. Des types comme Fred et Carlo savent les neutraliser sans faire de casse. Mais cet… votre copain s’est mis à se débattre comme un enragé. Carlo faisait deux fois son poids mais il s’est si bien démené qu’il a réussi à lui échapper. Il a réussi à se propulser dans la régie qu’on n’avait pas eu le temps de boucler à clef. En plein milieu, il a pilé net et sans piper un seul mot, il a examiné notre équipement, les projecteurs 3D, les miroirs, les hélices holographiques et tout le reste. Vous l’auriez vu, on aurait dit d’un gosse à qui on vient de faucher ses rêves. Puis il a fait demi-tour et il s’est avancé vers nous, le bras droit à moitié levé. Ç’aurait aussi bien pu être un geste de protestation que d’attaque mais Fred lui a bloqué le poignet par réflexe et lui a balancé un direct au menton. Votre pote a valdingué en arrière et il s’est écroulé. Fred avait retenu son coup et normalement, il aurait dû en être quitte pour deux minutes dans les vapes. Je me suis approché. Je me suis penché vers lui. J’ai vu ses yeux fixes, grands ouverts. J’ai pensé bêtement : tiens, j’avais pas remarqué qu’ils étaient aussi bleus. Il a fallu que la voix de Carlo explose derrière mon dos pour que je me réveille. « Putain de merde, il est mort ! », il répétait. Et c’était vrai. Pendant qu’il s’effondrait, sa tête avait heurté l’arrête d’une table. Un accident. Vous pouvez demander aux flics. Fred n’y est pour rien, ni Carlo, ni personne. Un accident.

Si ça peut vous consoler, Manu, je vais vous dire… Votre copain Simon, mort à nos pieds… Il avait… un genre de sourire. On aurait cru qu’il contemplait quelque chose ou quelqu’un de ses yeux bleus écarquillés. Et vous savez le plus dingue ? Il avait l’air heureux.

FIN

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Ancienne communicante en entreprise, a toujours été poursuivie par l’écriture (ou l’a toujours poursuivie, selon le point de vue!) Adore les univers oscillant sur le fil ténu entre réel et fantastique : le grand Borges bien sûr ou plus près de nous, la talentueuse Nina Allan. A écrit essentiellement des nouvelles (un recueil paru en 2007, “La deuxième face du miroir”, éditions In Octavo.) Travaille actuellement sur une dystopie.